Partant d’un travail expérimental de programmation informatique et numérique en 3D, Anne-Sarah Le Meur crée des « images/animations » de synthèses planes qui sont en constante transformation. Constituées de pixels, de trames filaires, de textures, d’aplats de matières ou de couleurs, les formes produites flottent comme des draperies baroques qui attrapent la lumière et l’obscurité, respirent comme des entités fantomatiques. Elles ont une autonomie propre et produisent une infinité de modulations fascinantes. De multiples paramètres, combinés dans le programme, font varier les couleurs, les formes et le rythme de l’animation, selon des règles particulières, elles-mêmes variables au cours du temps.
E3_3_Nacre_210. Tirage sur papier argentique contrecollé sur aluminium, 40 x 45 cm (2018).
Il y a dans le travail de l’artiste un beau paradoxe et une volonté de confronter le rationnel et l’irrationnel, le beau et le laid, le matériel et l’immatériel, le spectaculaire et le poétique. Le langage informatique, objectif, rationnel, codé, virtuel et scientifique produit contre toute attente une poétique concrète et symbolique de la forme et des couleurs. Aux limites données par l’image de synthèse s’ouvre une sorte d’espace infini et abstrait qui renvoie à la pensée magique et cosmique du monde avec toutes ses nuances et sa complexité. Un art de la transformation qui captive le regard et qui produit un jeu optique et cérébral chez le spectateur.
Rosebing_07. Tirage sur papier argentique contrecollé sur aluminium, 76 x 88 cm (2018).
Mais là où Anne-Sarah Le Meur réussit un véritable tour de force, comparable à un tour de magie, c’est avec ses tirages issus de ses programmations qui figent le temps et l’espace pour en produire un instantané. Face à ces images entre la photographie et la peinture, le regardeur est saisi par une illusion de profondeur, de volume, de perspective et de mouvement comme devant une œuvre cinétique ou d’Op art, à la différence qu’ici nul procédé optique spécifique est utilisé ! Le miracle opère et l’image se met à vibrer, onduler pour révéler un espace caché par la surface, une profondeur sensible et envoûtante.
Rose Apothéose
Pour sa quatrième exposition à la Galerie Charlot, elle qui nous avait habitués à ses fonds noirs intenses, Anne-Sarah Le Meur vire de bord : place au rose ! Rose chewing-gum ou fuchsia, vieux rose, parme peut-être ?, rose abricot-pâle-peau, rose frais, rose laiteux… Les compositions des surfaces s’organisent alors autour de couleurs veloutées et chaudes, parfois contrastées et ponctuées d’opposées : jaune vif, vert franc. Parfois un rose ne révèle qu’au deuxième temps du regard qu’il est juxtaposé à une teinte similaire, légèrement différente, indécelable rapidement, mais qui crisse ensuite doucement sous l’œil. Rose acidulé ? Entremêlement de minimalisme et de rutilance. Ailleurs, le fond prend la forme d’une substance envahissante, faisant disparaître en partie la surface « par en dessous ». Des plissés tremblent, des lisses se posent. La perception se complexifie grâce à des impressions contraires : substance ou surface ? Surface ou espace ?
Rose Apothéose. Oeuvre générative, programme spécifique, écran ou projecteur. Durée : infinie (2018).
L’espace 3D d’Anne-Sarah Le Meur présente la particularité d’être « diminué », réduit paradoxalement à une surface en mouvement, donc en léger volume, dans un entre-deux de presqu’épaisseur. Alors que notre société encourage constamment au plus vite, au plus grand, au plus visible…, l’ambition de cette artiste vise un « moins », pour un « mieux » : son laps de volume amène d’infimes mais subtils effets plastiques liés à la perspective.
Rosespose_075. Tirage sur papier argentique contrecollé sur aluminium, 76 x 88 cm (2018).
L’exposition Rose Apothéose réunit tirages, œuvres vidéos et œuvres génératives. Dans la continuité des grands peintres obsédés par les sensations colorées, tel Claude Monet, Anne-Sarah Le Meur explore inlassablement les rapports de tons, coupants ou estompés, les textures, fibreuses ou soyeuses, les rythmes d’ondes… Par des boucles, combinatoires et constantes variations sur les nombres, les métamorphoses lentes deviennent caresses ou brusqueries joyeuses pour le regard. Érotique, cette abstraction ?
Anne-Sarah Le Meur
Depuis bientôt trente ans, Anne-Sarah Le Meur utilise l’ordinateur et le langage informatique pour créer ses images. Les nombres, itérations et boucles, qu’elle explore et mélange, modulent les formes, les couleurs, les rythmes comme elle ne pourrait sans doute pas le faire sans eux. Tout en revendiquant un héritage pictural (Turrell, Rothko, Monet, Guston), Anne-Sarah Le Meur cherche les limites de l’image de synthèse : Quelle serait la 3D la plus élémentaire possible techniquement ? L’image 3D peut-elle être plane plutôt qu’ostensiblement tridimensionnelle ? Les phénomènes lumineux de l’espace virtuel peuvent-ils différer de ceux de notre espace concret ? Comment nuancer les tons dans des flous très précisément contrôlés… Le corps de l’artiste influence-t-il encore la création lorsque celle-ci s’enracine dans l’informatique ? Emerge ainsi un monde onirique, abstrait certes, mais vivant, grouillant, étrangement organique, quasi-sensuel.
Temporose_205. Tirage sur papier argentique contrecollé sur aluminium, 40 x 45 cm (2018).
Roserte_2_04. Tirage sur papier argentique contrecollé sur aluminium, 76 x 88 (2018).
Ses images adoptent diverses formes, fixes ou animées, enregistrées ou génératives, projetées en performance (sonore ou silencieuse), ou encore exposées en tirages photographiques. Elle a également réalisé une pièce interactive pour écran cylindrique, basée sur la vision périphérique, où la lenteur du regard active l’image (ZKM, 2011). Vermille, œuvre fleuve écrite sur plusieurs années, diffusée en écran unique ou en polyptyque, joue sur les séries de variations colorées.
Après avoir étudié l’image 3D artistique à l’Université Paris 8, Anne-Sarah Le Meur enseigne les pratiques numériques à l’Université Bauhaus-Weimar puis à l’Université Paris 1, Ecole des Arts de la Sorbonne. Son activité de chercheuse se partage entre l’enseignement, la création et l’écriture d’articles, la participation à des colloques et à des festivals.
A voir :
– Exposition Rose Apothéose du 16 novembre 2018 au 2 février 2019 à la Galerie Charlot, 47 Rue Charlot 75003 Paris (du mardi au samedi, 14h-19h). Nocturne de rentrée le jeudi 10 janvier de 19h à 21h. Fermeture pour les fêtes du 23 décembre au 7 janvier et pour la Fashion week du 17 au 22 janvier inclus.
A visiter :
– Le site de l’artiste.
Crédits photos – Documents – Copyrights avec l’aimable autorisation de l’artiste : Galerie Charlot / Anne-Sarah Le Meur. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayant droits, et dans ce cas seraient retirés.