Mise en scène : Viktor Vincent et Nikola Carton. Equipe créative : Sylvain Vip et Maxime Schucht.
C’est dans le très étrange Théâtre Daunou que nous entrons pour assister à la représentation d’Emprise, la troisième création de Viktor Vincent. Ce théâtre à l’italienne à la façade très sombre et aux fauteuils de velours bleu est le lieu propice aux expériences de mentalisme qui vont se dérouler sous les yeux ébahis des spectateurs. D’emblée, une ambiance feutrée, intimiste et mystérieuse à souhait plane dans la salle, aidée par une magnifique scénographie, remarquable de sobriété, recréant l’atmosphère des cabinets de curiosité et des séances occultes menées à la fin du XIXe siècle, le tout dans une ambiance Victorienne.
Sur scène, entouré de rideaux en velours rouge et d’ampoules suspendues à lumière diffuse, figurent un grand écran de projection entouré d’un cadre doré, 3 guéridons stylés, une chaise, une cage suspendue avec à l’intérieur une main tenant un papier enroulé, un chevalet avec un grand tableau paperboad.
Au niveau sonore, une musique classique jouée au piano se diffuse dans la salle avec en fond des bruits de mécaniques d’horlogerie, comme pour signifier les rouages de l’esprit matérialisés par un dessin explicite sur l’écran.
Le même écran diffuse un message à l’attention des spectateurs qui prennent places dans la salle :
« Pensez à un dessin simple à réaliser. Visualisez clairement ce dessin dans votre esprit et ne le dites à personne. Des papiers vont vous être distribués. Dessinez votre dessin dans sa forme la plus simple et la plus reconnaissable. Faites en sorte que personne ne voit ce que vous faites. Votre dessin doit rester secret. Lorsque vous avez terminé, pliez le papier en 4. Les dessins seront collectés de manière anonyme et serviront lors du spectacle… »
Au total, une trentaine de dessins sont collectés et disposés dans un saladier transparent posé sur un des guéridons de la scène.
L’ancrage
Une fois les spectateurs installés, la cage suspendue remonte vers les cintres comme pour signifier une prédiction hors d’atteinte et l’écran diffuse un beau court-métrage qui nous plonge dans le spiritisme du milieu du XIXème siècle. Une époque bénite des médiums en tout genre qui voit s’organiser des séances spirites publiques où se mélangent croyances et superstitions, où l’esprit, le corps et la conscience ne font plus qu’un.
De cette époque, un comte énigmatique manipulait les bourgeois pour leur soutirer de l’argent. Jusqu’au jour où l’une de ses victimes se fit justice elle-même en le tuant ! Les témoignages et les documents de cette époque furent tous détruits. Ces phénomènes restent encore aujourd’hui troublants…
Fin du court-métrage et arrivé de Viktor Vincent sur scène qui prend le relai de cette introduction envoûtante. Il annonce clairement ne posséder aucuns pouvoirs surnaturels et travailler que sur la suggestion et la psychologie. Se basant sur l’histoire du comte et sur ses séances d’occultisme relatées dans un de ses ouvrages datant de 1875, Viktor va d’abord prendre connaissance de son public par l’intermédiaire du hasard, matérialisé par un nounours nommé Attila. Au bout de 3 voyages dans la salle, Attila lancé de part en part « choisira sa victime » par la loi de Murphy ou de « l’emmerdement maximum ».
Les 5 questions
Une personne est donc choisie au hasard par l’intermédiaire du nounours et doit répondre « honnêtement » à cinq questions.
– « Votre vie est régie par le hasard ou le destin ? »
– « Regardez l’écran (test de Rorschach) et dites-moi ce que cela vous évoque ? »
– « Imaginez que vous êtes dans un magasin et que vous voyez un billet de banque au pied d’une personne. Vous avertissez la personne ou vous prenez discrètement le billet ? »
Viktor Vincent écrit quelque chose sur un morceau de papier qu’il glisse dans une enveloppe.
Reprise des questions :
– « Vous arrive-t-il de jouer au loto ? »
– « Dans quelle ville voudriez-vous partir maintenant ? »
Arrive des coulisses différentes boîtes de couleur. Viktor choisit une couleur qui concerne, selon lui, le futur du spectateur sur scène. Il prend ensuite 6 images numérotées de 1 à 6 et demande au spectateur de choisir mentalement un chiffre. Il retourne alors le carton sur lequel est dessiné un objet. Les autres cartons sont retournés avec dessus des objets tous différents. A l’intérieur de la boîte se trouve le même objet que sur le carton choisi librement par le spectateur !
« J’avais fait un pari tout à l’heure en écrivant le nom d’une ville. » Viktor révèle le morceau de papier sur lequel est écrit la même ville que le spectateur à penser dans la 5ème question.
Les nombres
Viktor se propose de « réveiller » une faculté dormante d’un autre spectateur pour réaliser des miracles. Cette personne est alors mise en état d’hypnose sur le compte de 3. Le mentaliste énonce des nombres à 5 chiffres qu’il demande à la personne d’additionner très rapidement. Celle-ci imagine ensuite un écran de cinéma blanc et visualise le résultat sur cette toile. Dans le même moment Viktor écrit « par connexion mental » le nombre sur le paperboard. En additionnant les 4 nombres énoncés en amont, nous arrivons bien au même résultat. « Les nombres font résonner la chance ! »
Avant de repartir dans la salle, la spectatrice choisit librement une enveloppe scellée parmi six, qu’elle gardera sur elle jusqu’à la fin du spectacle pour une révélation finale (comme toutes les personnes suivantes qui monteront sur scène).
Viktor demande ensuite à la salle entière de se concentrer sur un nombre de 4 chiffres de manière aléatoire. Il descend alors dans la salle et confie un dictionnaire à quelqu’un. Le carnet qui a collecté 4 nombres de 4 chiffres est confié à un autre spectateur. Dictionnaire et carnet serviront pour la révélation finale.
Les dessins
Viktor prend au hasard un dessin dans le saladier transparent, dessin parmi une trentaine effectués avant le début du spectacle par le public. Il le montre en exemple avant de faire monter une personne sur scène et de deviner ce qu’elle a dessiné.
Plusieurs questions lui sont posées, tandis qu’un caméraman filme son visage en gros plan retransmis sur l’écran du fond. « Vous êtes droitier ou gaucher ? Vous habitez en maison ou en appartement ? Il y a combien de fenêtre ? Faites-vous un sport ? Avez-vous mangé avant de venir ? ».
Le spectateur ferme les yeux pour se concentrer sur son dessin et le mentaliste dessine exactement le dessin pensé.
Viktor fait monter une autre spectatrice après avoir lancé, au hasard, un frisbee (?) dans la salle. Cette personne choisit librement un papier dans le saladier. Dans une belle mise en scène qui isole les deux protagonistes, le mentaliste pose alors une série de questions à la personne comme précédemment et devine finalement le dessin tiré. La spectatrice repart avec une enveloppe qu’elle choisit en toute liberté.
« Un dessin peut nous orienter vers un profil ». Sur ses paroles, Viktor Vincent va analyser un dessin du saladier et deviner à qui il appartient dans la salle. Il fait lever 4 personnes et choisit la bonne. A la fin, un homme reste debout et le mentaliste procède à l’inverse en devinant ce qu’il a dessiné !
Séances d’occultisme
Nous arrivons enfin dans le vif du sujet avec la reconstitution d’une séance d’occultisme.
Comme pour débuter un rituel et se « purifier », le mentaliste-spirite se lave les mains dans un saladier rempli d’eau. Il choisit ensuite au hasard une personne du public pour servir de médium. Elle fera la connexion entre le monde réel et le monde de l’au-delà. Le mentaliste demande à toutes les femmes de la salle de se lever et de penser à un être cher. Attila est ensuite jeté dans le public pour choisir au hasard une femme qui notera ensuite sur un papier le nom de cette personne ainsi que sa date de naissance.
Après avoir allumé une bougie et placé un bout de cheveux de la spectatrice dans un verre, il brûle le papier avant de « tester la sensibilité » de la personne sur scène.
« A trois vous fermerez les yeux mais vous resterez consciente de ce qui se passera autour de vous. »
Une cagoule noire est placée sur sa tête.
Dans une magnifique mise en scène qui projette les deux ombres du mentaliste et de la spectatrice sur l’écran du fond, Viktor réalise une remarquable démonstration de Psy Touch. Il demande à la spectatrice s’il l’a touché ? Alors qu’il est à 3 mètres d’elle, la spectatrice répond par l’affirmative à deux reprises. « Sentez-vous une pression sur votre bras ? » En accompagnant le geste à distance, le bras se lève (accentué par l’intensité lumineuse de l’éclairage scénique qui décuple l’effet).
La main en bois
Une main en bois va servir d’intermédiaire pour créer une force invisible en connexion avec la spectatrice. Viktor applique sur la main en bois une épingle à tricoter et demande à la spectatrice si elle ressent une douleur sur sa main. Elle répond par l’affirmative.
La planche OUIJA
Une planche Ouija, utilisée par les spirits est présentée sur scène. Cette planche en bois est constituée des 26 lettres de l’alphabet, de dix chiffres et d’un « oui » et « non ». Viktor confie à la spectatrice une clochette spirite qui tinte à une certaine fréquence (une fois pour oui, deux fois pour non).
Le mentaliste demande au médium de se concentrer sur une personne chère. Il passe ensuite une craie vers les lettres de la planche, qui s’arrête à chaque tintement de la clochette. Il écrit alors une succession de lettres dans le désordre qui, une fois rétablie constitue un prénom ; le prénom pensé par la spectatrice.
La spectatrice repart avec une enveloppe qu’elle choisit en toute liberté (comme les personnes précédentes).
Le globe de mariés
Choix de deux spectateurs après avoir lancé, au hasard, un frisbee (Attila a définitivement disparut) dans la salle. Ils serviront de médiums pour la prochaine expérience qui voit arriver sur scène « un globe de mariés » du XIXème siècle trouvé dans une brocante. A l’intérieur de celui-ci se trouve un coffret qui renferme une prédiction que l’on découvrira à la fin.
Pour la petite histoire, les premiers globes sont apparus à Paris sous le second empire. La coutume voulait que la jeune épouse conserve sa couronne de mariée sous une cloche de verre posée sur un socle de bois. Le globe était offert, le plus souvent, par les parrains ou les marraines ou les grands-parents des fiancés. Les diverses garnitures ornant le globe étaient choisies par les futurs époux. Chaque ornementation avait une signification et une symbolique. Au fil des années, les gens rajoutaient des objets dans le globe. Certain globe était personnalisé suivant les événements : guerre de 1870, 1914 et 1940. Cet art populaire eut un grand succès, témoignant d’une esthétique baroque à la limite du kitsch, associant des objets hétéroclites dans l’esprit d’une nature morte.
Deux ardoises sont confiées aux spectateurs. Ceux-ci doivent imaginer dans leur esprit une planche Ouija et visualiser les lettres de l’alphabet. Au son de la clochette, ils devront écrire sur l’ardoise la première lettre qui leur vient à l’esprit. Le globe est ensuite soulevé et un spectateur se saisit du coffret qu’il ouvre pour révéler un papier parchemin enfermé dans un petit cylindre en argent : une inscription en calligraphie des deux initiales des futurs époux. Les deux lettres inscrites librement correspondent à la prédiction qui se trouve dans le coffret !
Les deux spectateurs repartent avec une enveloppe qu’ils choisissent librement (comme les personnes précédentes).
Les livres
Nous arrivons au grand final du spectacle. Viktor Vincent nous parle de force de persuasion, de suggestion, d’influence, de manipulation et de prévisibilité avant de choisir au hasard « l’ambassadeur » du public pour la dernière expérience en forme de book-test.
La spectatrice désignée va choisir « le mot de la fin » en choisissant une pile de livres parmi cinq, un livre de cette pile parmi dix, une page de ce livre au stop, et enfin un mot de cette page (entouré par une bague et montré en gros plan grâce à la retransmission vidéo).
Le mentaliste, à la manière de Robert-Houdin, rappelle les différentes étapes du processus, où la personne a fait un choix des plus libre en acquiescent à chaque fois.
Viktor Vincent annonce qu’il a choisi ce mot « à la place » de la spectatrice. Il a fait en sorte de la forcer dans son choix. « Chaque soir, je mets les gens sous mon emprise en manipulant leur libre-arbitre ».
« Vous avez besoin d’une preuve ? La voici ! » Sur ses paroles, la cage du début descend sur scène. Le papier est déroulé et révèle progressivement une prédiction qui correspond aux choix de la spectatrice en révélant le titre du livre choisi, la page et le mot.
Les 5 personnes qui ont participé sur scène et pris une enveloppe reviennent sur scène dans leur ordre d’apparition. Viktor annonce que dans l’une de ces enveloppes se trouve un billet de 100 euros. Chacun ouvre son enveloppe et ne trouve qu’un papier avec une lettre marquée dessus. Le billet est dans l’enveloppe que tient le mentaliste. Le numéro de série du billet correspond à l’ordre des spectateurs sur scène (numéro de leur enveloppe). Les lettres écrites sur les papiers forment un message personnalisé pour chacun en recomposant un mot de 6 lettres.
Le spectateur du début, à qui Viktor avait confié le carnet, donne le résultat des 4 nombres librement choisis par les spectateurs. Ce nombre correspond précisément, chiffres par chiffres, aux choix de la spectatrice concernant la procédure de la dernière expérience (Pile, livre, page, mot).
Cerise sur le gâteau, ce nombre nous conduit également à un endroit bien précis dans le dictionnaire -confié au début du spectacle à un spectateur. Spectateur qui ouvre celui-ci à la page …, colonne …, …ème définition qui correspond au mot reconstitué par les spectateurs sur scène.
Conclusion
Pour avoir vu les précédents spectacles de Viktor Vincent, Emprise ne s’affranchit pas assez de Synapses qui lui emprunte un prologue, un ancrage et un épilogue similaires, jusqu’à la présence du nounours Attila ; qui aurait pu être remplacé par un « objet » moins naïf et plus dans l’esprit « Spirit ». L’influence et l’univers du mentaliste britannique Derren Brown sont aussi palpables, bien que subtilement réemployés.
Nous regrettons également que la structure du spectacle soit coupée en deux, et que la première partie ne soit pas bien intégrée au postulat de départ, à savoir la restitution d’expériences médiumniques. Il faut attendre l’expérience d’occultisme avec la cérémonie du papier brûlé pour renouer avec l’introduction et toucher les inexplicables et troublantes séances du XIXème siècle.
Emprise s’avère tout de même un fascinant et subtil jeu masochiste qui torture l’esprit tout entier ; fait rare pour un spectacle de mentalisme constitué exclusivement d’une succession de « démonstrations » et d’expériences qui ont pour but d’impressionner et de mystifier les spectateurs, mais aussi les magiciens. L’accumulation et la surenchère de « tours » sont tellement maîtrisées et misent en abymes qu’elles suscitent la perdition de l’entendement dans un crescendo final étourdissant de rebondissements. Viktor Vincent construit sa représentation sur des textes très écrits, un boniment parfait et une gestion des spectateurs hors pair. Il est véritablement un maître praticien du mentalisme théâtral de niveau mondial.
A Lire :
– l’interview de Viktor Vincent.
– Le spectacle « D’un esprit à l’autre ? ».
– Le spectacle Synapses.
Crédits photos – Documents – Copyrights : Viktor Vincent et S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.