Extrait de la revue L’Illusionniste, N° 2 et 34 de février 1902 et d’octobre 1904.
Une chose qui prouve bien, une fois de plus, que nul n’est prophète en son pays, c’est que, pour peu que vous fréquentiez les cirques et music-halls, vous y verrez des artistes de tous pays, mais des nationaux jamais, ou du moins bien rarement, surtout en ce qui concerne notre spécialité. Rechercher et expliquer les causes de cet ostracisme nous conduirait peut-être trop loin. Laissons donc tranquillement dans l’ombre ce cas spécial, dont il est peut-être préférable de ne pas trop creuser la fâcheuse et amère psychologie.
Donc, nous avons eu ces temps derniers et de provenance étrangère, naturellement, un, deux et même plusieurs « Rois des Dollars » (« king of coins »). C’est le titre consacré et inévitablement pris par chacun des performers qui, d’après sa propre assertion et de complicité avec l’affiche, est toujours le seul inventeur et innovateur de son genre, et aussi, le seul Roi de son numéro. Ils sont comme cela une importante quantité de « seul inventeur » et de « seul Roi ». De sorte que cette chronologie déjà suffisamment spéciale, est aussi fort embrouillée et qui devient très embarrassant de savoir quand et par qui commence cette fantastique dynastie qui, du reste, ne paraît près de s’éteindre, puisque l’obtention du titre dépend tout simplement de la volonté de l’impétrant qui se le décerne avec un généreux empressement et une amusante facilité. Il faut reconnaître, au moins en ce qui nous concerne que nous sommes moins prétentieux, ou plus naïfs, le simple titre de « professeur », paraissant suffisant, dans la majorité des cas, à nos modestes aspirations. Tout cela est, du reste, sans grande importance.
Prenons, si vous voulez, M. Nelson Downs, le premier (dit-il) et seul authentique « Roi des dollars », bien qu’un nommé Welche Miller, ou Meyer, je ne sais plus au juste, mais qui s’intitulait aussi « Roi des dollars » ait paru au moins six mois avant lui sur la scène du Casino. Ce dernier est en tous cas le premier qui se soit produit à Paris. Continuons à n’attacher aucune importance à ce détail et ne voyons que l’exercice auquel se livraient ces différentes majestés, sans la numération desquelles je ne vois, après tout, aucun inconvénient à ce que M. Nelson Downs porte le numéro un. Il aurait, paraît-il, droit à ce numérotage, ainsi qu’il appert d’un livre qu’il a publié sur la matière et dont nous parlerons en temps opportun. Cela en vaut la peine.
Donc, ces messieurs, pardon, ces Rois ne font qu’un seul tour, qui comporte évidemment des variantes, mais qui repose tout entier sur un procédé unique, nouveau, original et hardi qu’ils intitulent : « The back and front hand palm », c’est-à-dire quelque chose comme empalmage dedans et derrière la main ; ce qui permet de montrer alternativement les deux côtés de la main, laquelle paraît ainsi ne vraiment rien contenir. Disons de suite que nous trouvons ce procédé très remarquable et permettant de produire quantité d’effets nouveaux et très curieux. Disons aussi, et c’est encore une louange, qu’il est d’une très réelle difficulté d’exécution. Il paraît cependant accessible à un assez grand nombre d’opérateurs si l’on en juge par la quantité de « Rois des dollars » exerçant un peu partout Quant à ceux qui ne peuvent « y arriver », ils se contentent de présenter « la chasse aux pièces » selon l’antique formule, en ne montrant, et pour cause, que le dos de la main.
Dès la première apparition de ce numéro à Paris, on a d’abord cherché le « truc ». On en a d’abord essayé plusieurs. Il a été créé d’ingénieux appareils permettant de simuler le « back and front ». Ces appareils se vendent couramment et rendent de sérieux services à quantité d’amateurs et de professionnels qui, pressés de jouir des effets produits par le procédé, n’ont pas encore eu le temps de se l’assimiler d’une façon complète. En réalité il n’y a pas de « truc » mais un tour de main très spécial, qui ne s’acquiert pas du premier coup, ainsi que j’ai pu personnellement m’en convaincre. Ce n’est, du reste, pas un secret et M. Nelson Downs l’explique tout au long dans son livre, avec photographies à l’appui.
Tout prestidigitateur digne de ce nom, doit savoir faire cela, mettons avec plus ou moins de virtuosité mais en tous cas d’une façon suffisante pour être à même de s’en servir incidemment. Quant à en faire, comme les créateurs, un numéro spécial, c’est un conseil que je ne prendrai pas sur moi de donner, et cela pour plusieurs raisons qui constituent précisément les ombres portées par ce brillant tableau du nouveau procédé et cela en ce qui concerne également les cartes, sur lesquelles j’aurai aussi beaucoup a dire.
Nous avons dit combien nous trouvions intéressant le nouveau procédé d’escamotage de pièces de monnaies importé par les artistes anglais et américains et intitulé par eux « The back and front hand palm. » Nous donnions cependant a entendre, que si brillant que soit le tableau, il s’y projetait quelques ombres qui, sans porter une sérieuse atteinte à sa valeur particulière, qui est réelle, nous paraissaient néanmoins de nature à être signalées. D’abord il faut noter que ces messieurs se servent exclusivement de pièces d’un demi dollar, ce qui facilite extraordinairement l’exécution de certaines passes, ainsi que j’ai été à même de le constater au cours d’une agréable entrevue avec un artiste dernièrement de passage à Paris.
Or, il ne me paraît pas permis, à nous autres Français, de nous servir, en France, d’autres pièces que celles de cinq francs, dont le module, paraît-il, ne convient pas aux artistes anglais et américains, alors que, chose curieuse et qu’il faut bien reconnaître, il n’en est pas de même pour les cartes, les leurs étant plus grandes que les nôtres, sans que cela paraisse être un obstacle pour eux. Il est vrai qu’ils emploient une certaine carte américaine dont la souplesse très grande facilite beaucoup l’opération. Mais en matière de pièces, il paraîtrait mesquin, chez nous, d’employer des pièces de deux francs et tout admirateur que je suis du talent de M. Nelson Downs, je paierai volontiers ma place, pour lui voir faire, avec des pièces de cinq francs, certaines passes dont il donne la description dans son livre, avec photographies à l’appui.
A propos de ce livre, j’y relève que M. Nelson Downs serait le créateur de l’expérience, bien connue, de la chasse aux pièces. Il a, dit-il, créé cette expérience, il y a seize ans. A moins que je ne m’abuse étrangement, ce tour est peut-être centenaire. En tous cas, nous l’avons tous plus ou moins fait sous les titres de : « La Pluie d’or, la Chasse à la Fortune, le Banquier mystérieux, etc., etc., j’en passe et des meilleurs. M. Nelson Downs intitule cela : « The miser’s Dream ». c’est-à-dire: « Le Rêve de l’Avare », titre qui, lui-même, n’est pas nouveau et qui figurait il y a plus de trente ans sur les affiches de Linski.
« le Rêve de l’Avare », une chasse aux pièces mainte fois copiée (Mike Caveney’s Egyptian Hall museum).
Que M. N. Downs ait apporté à cette expérience d’agréables et habiles variantes, qu’il ait inventé un procédé nouveau applicable à ce tour, cela paraît incontestable, mais il n’est pas probable qu’il ait jamais inventé. « le Rêve de l’Avare » qui se faisait bien avant même qu’il fût au monde. Maintenant, et a mon avis du moins, si brillant qu’en soit l’exécution, le procédé manquerait un peu de mystériosité, si je puis employer cette expression. La trop fréquente répétition du « back and front » finit par déceler le modus operandi.
On peut admirer, on doit même admirer cette acrobatie manuelle, mais après quelques passes, trop successives, il ne reste guère de doute sur le va et vient de la pièce. Le prestige, en ce sens, est légèrement atteint. C’est pourquoi je crois bon de n’employer le procédé qu’incidemment, sans en faire le motif principal. Dans ces conditions, on tire un excellent parti pour la chasse aux pièces. C’est une source d’effets nouveaux et je ne saurais trop en conseiller l’usage, mais l’usage discret. C’est, à mon sens, le meilleur moyen de conserver au procédé toute sa valeur, et quelqu’en soit le véritable inventeur, il convient de le féliciter.
« L’échelle à pièces » de Downs.
En ce qui concerne les cartes, ce même procédé est appliqué avec succès. Il me reste peu de place pour en parler. Mon goût personnel me porterait plutôt a préférer ce travail des cartes, que je trouve plus agréable à l’oeil que celui des pièces. L’américain Thurston, vu aux Folies-Marigny, m’a paru excellent dans les diverses manipulations de son numéro. Mais j’ai moins aimé cette carte qui sort du jeu et s’élève seule (?) dans l’espace, où elle se maintient. J’ai regretté qu’un artiste d’une telle habileté manuelle employât de semblables ficelles.
En résumé, j’engage vivement de nouveau messieurs les amateurs et professeurs à s’assimiler le procédé, soit avec les cartes, soit avec les pièces, c’est un exercice excellent qui doit désormais faire partie des études classiques du véritable artiste ; c’est, je crois, le meilleur éloge qu’on en puisse faire. Et maintenant, prestidigitateurs, à vos pièces ! Et ne perdez pas la carte… de vue.
E. Raynaly
Nelson Downs aux Folies Bergère (1904)
Nelson Downs, de retour à Paris donne toujours son magnifique numéro de pièces dans lequel il est absolument inimitable. Il commence par sortir trois ballons gonflés du chapeau qu’on lui prête. C’est en ce moment le tour à la mode. Il exécute la série de tours de pièces de monnaie telle qu’elle est expliquée dans la brochure de Caroly, « Etude sur les nouveaux escamotages de pièces » en y ajoutant l’apparition de trois pièces au bout d’une tige de cuivre grosse comme un crayon et longue de soixante centimètres. Les pièces sont détachées, une après l’autre, de cette baguette qui est un très joli truc. Ensuite dix pièces sont déposées dans un verre, lequel est placé en haut d’un plan incliné semé de clous, en bas de ce plan se trouve un verre vide. Le gobelet supérieur étant couvert d’un mouchoir les pièces s’en échappent et viennent en zigzaguant parmi les clous, tomber une à une dans un verre inférieur.
La séance continue par des doubles empalmages de cartes, très bien faits, et se termine par la disparition d’une dame dans un appareil qui est, paraît-il, de l’invention de M. Nelson Downs et qui est une combinaison de l’ancienne table à soufflet avec le tour de la grande cage disparaissant sur la table. Ce dernier truc qui à nos yeux est loin de valoir les prodiges d’adresse accomplis par Nelson Downs, est cependant ce qui, de tout son programme, plaît davantage au public. Ce qui prouve une fois encore, qu’il y a plus de spectateurs que de connaisseurs.
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