Né dans une famille rurale très modeste en Bourgogne, Charles-Louis-Fernand Brisbarre (1881-1939) a un nom prédestiné pour jouer les Hercules dans les fêtes foraines et les cirques. Mais aux épreuves de forces, le jeune Fernand choisira les défis physiques avec un sang-froid sans égal. Il prendra le pseudonyme de Steens d’un anglicisme à la mode de l’époque et se spécialisera vite dans l’escapologie, une toute nouvelle discipline créée et popularisée par l’hongro-américain Harry Houdini. Il sera le premier à introduire l’art de l’évasion en France dès 1907.
Steens se fait alors appeler tour à tour : « The great conjurer », « L’homme qui stupéfie les foules », « Le maître du mystère », « Le maître de l’impossible », « Le roi des menottes », « Le roi de l’évasion », « L’évadé perpétuel », « L’homme qui joue avec la mort » et « L’homme qui s’amuse avec la mort ». Mais le slogan qui le caractérise le plus est « L’homme qui s’amuse avec la mort », véritable reflet d’une personnalité singulière et charismatique qui prend des risques calculés pour le plaisir de faire frissonner son auditoire.
Portrait de Steens (Coll. Hjalmar)
S’en suit une riche carrière faisant le bonheur de ses employeurs successifs à commencer par le Cirque Ancillotti-Plège dont il était le plus fidèle. Il parcourt la France entière, l’Europe et l’Amérique du Sud en revenant très régulièrement dans son village natal de Moutiers-Saint-Jean qu’il aime plus que tout et où il finit sa vie. Charles-Louis-Fernand Brisbarre était surtout un homme de cœur et de parole, toujours prêt à aider son prochain ; généreux et fidèle. Un homme cultivé qui était un grand bibliophile, s’engageant dans différentes corporations magiques auprès de ses collègues qui l’appréciaient tant.
Aujourd’hui, que reste-t-il de Steens dans les mémoires ? A vraie dire, pas grand-chose. Pratiquement oublié du monde magique mais fort heureusement pas par les habitants de son propre village. Il était urgent de le sortir des oubliettes du temps et de le révéler une nouvelle fois au monde car il fait partie des grands magiciens du début du XXe siècle et plus largement des grands hommes qui ont un sens aigu des valeurs humaines.
Genèse
Ma rencontre avec Steens fut un hasard total. En septembre 2009, je fus engagé comme magicien pour animer un anniversaire à Moutiers-Saint-Jean. Lors de cette soirée, j’ai effectué une routine de cordelette et de bague intitulée Houdini, le roi de l’évasion où je mettais en scène le célèbre escapologiste. L’hôte de la soirée, Monsieur Gérard Beurdeley me demanda alors si je connaissais un certain Steens, originaire du village, qui était considéré comme le « Houdini français » au début du XXe siècle. Quelle ne fut pas ma stupeur en découvrant cette personnalité. Je ne pensais pas déclencher cette évocation soudaine. C’était un signe pour plus tard…
Trois ans après, en 2012, je consacre un article à Steens sur le site web ArteFake en exhumant un portrait réalisé par Jean Caroly pour la revue L’Illusionniste de 1913, avec des documents et des notes de Didier Morax.
Steens accompagné de la mort. Affiche lith. Imp. Bedos. Détail (Coll. Hjalmar)
Puis vint la date cruciale du treize mai 2021 et ma rencontre avec l’une des mémoires vivantes du village de Moutiers-Saint-Jean, Monsieur Jean-Marie Pellicioli. Il a eu la très grande gentillesse de me recevoir chez lui avec ma famille pour nous raconter l’histoire passionnante de son village natal. Un attachement viscéral à ses terres, à son patrimoine exceptionnel pour la plupart disparu et éparpillé jusqu’aux Etats-Unis. Entre manuscrits, livres anciens, gravures, cartes postales et reliques de l’ancienne Abbaye, le voyage à travers le temps fut total.
Vient ensuite l’évocation de Steens, l’enfant du pays, au travers d’anecdotes que lui a raconté son père, de documents et de quelques cartes postales signées de sa main. Après la visite de sa tombe, dans un état d’abandon total, Monsieur Pellicioli me donna un trousseau de clé à cadenas et menottes ayant appartenu à Steens, une relique inespérée car il ne reste plus rien du magicien à part sa dépouille mortelle et une plaque de remerciement sur le monument aux morts du village.
Moutiers-Saint-Jean – La grande rue (carte postale 1900)
Carte Postale – Rue St Paul – Maison des Royet louée à Steens – Première porte à gauche et Monument aux morts – Moutiers- Saint–Jean (Coll. D. Rebourg)
Avant ma visite, Monsieur Pellicioli ne pensait pas que Steens puisse être aussi important et qu’il puisse faire l’objet d’études historiques. Je lui dis alors au revoir en lui promettant que quelque chose sera fait pour honorer la mémoire de ce grand homme de spectacle. Etant moi-même bourguignon, originaire de Dijon, et connaissant bien la région de l’Auxois pour rendre régulièrement visite à ma grand-mère de Montbard, cela me tenais à cœur de faire quelque chose pour ce lointain compatriote. Mais je ne pensais pas que les choses allaient se mettre en branle instantanément.
Hjalmar
Tout s’enchaîne alors très vite. Le dix-sept mai, j’envoie une proposition de collaboration à Hjalmar qui me répond immédiatement en me téléphonant.
Hjalmar est magicien professionnel depuis 1973. C’est un créateur d’illusions, un historien expert de la magie et de l’histoire de l’art, un collectionneur infatigable et un passionné de la table de jeu et des tricheries. Il possède une bibliothèque exceptionnelle, contenant tous les livres les plus rares depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours. Il est l’un des plus grands collectionneurs d’objets, d’affiches, de documents et de livres de magie au monde et sa maison, dans le Beaujolais Vert, est un véritable musée. En plus de tout cela c’est un gastronome et cuisinier hors pair qui aime les plaisirs simples de la vie. Détestant le mensonge dans les relations humaines, c’est un homme entier qui met la loyauté au-dessus de toutes les valeurs et sa confiance se mérite.
J’ai rencontré Hjalmar en décembre 1999 lors de son intervention à l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon qui organisait le colloque : Magie naturelle. Hommage à Robert-Houdin. Il y donnait une communication sur l’Evolution de la littérature magique française du XVIe au XIXe siècle. Depuis vingt-deux ans, à part quelques contacts au téléphone, je n’avais jamais eu l’opportunité de travailler avec lui et ce fut alors une évidence sur ce sujet en commun qui nous a réuni.
La chasse aux trésors
Dans ce projet, Hjalmar se révéla être l’homme de la situation, l’homme providentiel qui connaît presque tout de Steens, ayant étudié son parcours artistique depuis ses jeunes années. Après une longue conversation, nous tombons d’accord sur un projet de réhabilitation. Il se propose d’écrire un livre1 sur lui en reprenant ses notes laissées endormies depuis plus de cinquante ans. J’ai compris instantanément que le projet lui tenait aussi particulièrement à cœur car Steens est le premier magicien qu’il a étudié. Pour bien comprendre l’histoire de la famille Brisbarre, Hjalmar a commencé par réaliser un extraordinaire travail de recherche généalogique remontant jusqu’en 1757 !
Steens – Le supplice aquatique chinois. (Coll. Dominique Rebourg)
De mon côté, mon rôle a été de faire le lien entre la commune de Moutiers-St-Jean et le projet de livre en demandant des informations diverses à la mairie (actes de naissances, de décès, de mariages…). Je me suis également chargé de recueillir de nombreux témoignages d’habitants concernant Steens. Récits, histoires et autres « légendes » orales qui auront de l’importance dans la rédaction finale de l’ouvrage en comblant certaines interrogations…
Je demande, en parallèle, à Monsieur Pellicioli et Madame Silvestre d’écrire un texte d’introduction du village pour l’ouvrage ; une manière d’inscrire définitivement dans le projet la commune de Moutiers qui a été d’un soutien et d’une écoute permanente via Madame Silvestre, mon interlocutrice à la mairie.
La sphère infernale. Détail. Affiche lith. Jombart, Lille-Asnières (Coll. Christian Fechner)
Après trois mois de travail et d’échanges journaliers, le texte est entièrement terminé en août. Le résultat est d’un parfait didactisme. La carrière de Steens est décortiquée chronologiquement à travers ses nombreux passages dans les cirques, salles de spectacle et music-halls. Hjalmar a mis de nouveau à contribution son épouse Gerda pour éplucher la revue L’Illusionniste, Le Prestidigitateur et le Journal de la Prestidigitation et ainsi reconstituer le parcours de Steens. Une nouvelle forme de partenariat depuis qu’ils se sont retirés de la scène.
Sont également évoquées ses grandes illusions et leurs caractères d’originalité contrairement à ce que l’on peut penser vis à vis de son modèle Harry Houdini et de son concurrent Linardini. Hjalmar règlera au passage quelques comptes et révèlera quelques fausses vérités entre la France et les Etats-Unis.
Steens – La crémation. Détail. Affiche lith. Jombart, Lille-Asnières (Coll. Christian Fechner)
Mais le travail scrupuleux de Hjalmar ne s’arrête pas là. L’auteur, ayant la volonté de s’adresser aussi bien aux initiés qu’aux profanes, a le souci de tout expliquer par des notes de bas de page. Un formidable travail de rédaction est alors réalisé, ce qui permet au lecteur de comprendre immédiatement de quoi il est question. Chaque cirque, chaque music-hall, souvent méconnu, est décortiqué avec une fiche historique précise et datée. Le livre « se dédouble » et devient alors une histoire parallèle des grandes institutions du spectacle du XXe siècle. Les différentes personnalités et les termes techniques évoqués sont expliqués. Ce n’est pas pour rien que l’on surnomme Hjalmar « le roi des notes » à ne pas confondre avec « le roi des (me)not(t)es ». Il s’est ici surpassé dans l’exercice qui s’apparente à de la haute voltige. Ce travail de moine donne une épaisseur inattendue à ce petit ouvrage de 120 pages.
Steens – Le supplice aquatique chinois. Détail. Affiche lith. Jombart, Lille-Asnières (Coll. Christian Fechner)
Vient ensuite l’étape de la mise en page et du choix iconographique. Outre les documents des collections de Hjalmar, de Georges Proust et de Christian Fechner, nous avons eu l’autorisation de reproduire des documents inédits appartenant aux archives de la famille Royet (via Monsieur François Peyre), à Madame Dominique Rebourg et au Musée McCord de Montréal. Hjalmar prendra un malin plaisir à réaliser, non sans mal, la maquette de son livre avec une patience bien à lui, avide d’apprendre et de maîtriser le peu de choses qu’il ne sait déjà.
La sortie de l’ouvrage, le 20 septembre 2021, marque le début d’actions engagées et de projets avec la mairie de Moutiers-Saint-Jean pour organiser des événements autour de l’enfant du pays « ressuscité » : baptisation de la salle des fêtes renommée « Fernand Steens », exposition virtuelle et présentation-dédicace du livre (le 27 novembre 2021), réfection de la tombe de Steens, plaque commémorative, exposition, spectacle, conférence (printemps 2022), etc. Nous verrons bien ce que le temps nous réserve et concrétise…
Une aventure collective
Nous avons été surpris par l’enthousiasme général que ce projet de livre et de réhabilitation a suscité auprès des habitants de Moutiers-Saint-Jean et nous tenons à les remercier chaleureusement pour leurs témoignages, leurs documents et leurs soutiens.
Enfin, MERCI à Hjalmar pour la confiance et l’amitié qu’il m’a accordé dans ce projet un peu fou qui ne se serait jamais réalisé sans lui, sans sa détermination, ses connaissances, son expertise, son perfectionnisme et sa générosité. Une collaboration sereine et constructive s’est instaurée à chaque étape de la conception du livre avec une écoute et un respect mutuel pour les compétences de chacun. Qu’il en soit à jamais remercié à la mémoire des hommes d’exception.
Note :
1 Cet ouvrage intitulé : STEENS L’homme qui s’amuse avec la mort de Hjalmar, aura été entrepris « par hasard » pour les cent-quarante ans de la naissance de Fernand Brisbarre au mois de mai 2021. Pour se procurer le livre suivez ce lien ou contacter directement l’auteur à l’adresse mail ci-contre : hjalmar@hjalmar.fr
– Cet article a été publié (dans une forme plus courte) pour la première fois dans la Revue de la Prestidigitation n°646 (novembre-décembre 2021).
Documents : Collection Hjalmar, Christian Fechner et Dominique Rebourg.