Du cloître, aux dortoirs, du chauffoir, au réfectoire, la vieille abbaye bruit de toute part et ses pierres résonnent avec les musiques et paroles d’aujourd’hui, fruits de rencontres d’artistes avec ces lieux millénaires. Le Lac noir, qui donne son nom à cet ancien couvent cistercien, n’est plus qu’une légende. Reste l’édifice du XIIe siècle, l’un des ensembles monastiques les mieux conservés, au bord du Cher, dans le bocage berrichon vallonné, cher à George Sand, une voisine. Devenu Centre Culturel de Rencontre neuf siècle après sa fondation, au terme d’une histoire riche et souvent tourmentée.
Noirlac a choisi de se développer autour du « fait sonore ». Pour Elisabeth Sanson qui a pris la direction de l’établissement en 2022, ce lieu dépouillé sans être austère est propice à l’écoute : « Bernard de Clairvaux, fondateur de l’ordre cistercien prônait un rigoureux ascétisme et aucune représentation visuelle. Pour lui, l’ouïe est supérieure à la vue pour l’écoute de la parole sacrée. » Les moines étaient voués au silence : seuls leurs chants et leurs prières faisaient vibrer les murs de la clôture. Un parcours sonore, orchestré par Luc Martinez, nous invite à les écouter, chargés du passé et pleins d’une énergie artistique contemporaine. La visite nous ouvre les oreilles aux bruissements feutrés des frocs et du chuchotis des prières, dans le jardin du cloître, planté de buissons et de fleurs bleues en forme de nuages : Miroir du ciel, œuvre du paysagiste Gilles Clément. C’est la seule vue que les moines avaient de l’extérieur. Au seuil du réfectoire un glouglou rappelle la présence d’une fontaine disparue : le lavabo, dédié aux ablutions.
Recto tono, composé par Bernard Fort et Pierre-Marie Chemla (chant et basson) emplit la vaste salle à manger d’un chant monocorde auquel se mêlent les stridulations de la locustelle, des sermons en latin, Le Cantique des Cantiques en hébreux… Les parois réverbèrent ces lectures psalmodiées qui accompagnaient les repas des moines. On s’y croirait. Sous les hautes arcades de l’abbatiale, à la lumière filtrée par les vitraux opalescents cernés de noir de Jean-Pierre Raynaud (1975), s’insinuent de brefs solos de chanteurs et instrumentistes de haute volée, invités à jouer avec l’acoustique conçue pour la prière et les chants grégoriens. On entend ainsi diffusées les voix ou musiques d’artistes familier de ces lieux : Samuel Cattiau (haute-contre), Isabelle Courroy (flûte Kaval), Anna-Maria Hefele (chant diphonique) Michel Godard (serpent), Akihito Obama (shakuhachi), Thomas Savy (clarinette basse) Sonia Wieder-Atherton (violoncelle) et Luc Martinez (chœur virtuel).
La Nature s’invite au fil des saisons au dortoir des frères convers, sous l’impressionnante charpente en berceau plein cintre, seul endroit où le son reste « droit ». La sonothèque réalisée par l’audio-naturaliste Fernand Deroussen, grand arpenteur du bocage de Noirlac en toutes saisons, est recomposée avec un certain humour par Thierry Besche : coucous, pics, merles, corbeaux, grenouilles, vaches, insectes, bruissement de feuilles dans le vent… Les frères convers connaissaient bien ces sons de la nature : ils faisaient tous les travaux des champs, au bénéfice des moines qui, eux, restaient cloîtrés dans la prière et les écritures.
On en apprendra plus sur la vie de ces reclus en s’arrêtant, dans le chauffoir et scriptorum, sur les bancs qui diffusent en quadriphonie leurs paroles intérieures. Dans cette pièce, la seule avec cheminée, on pouvait se réchauffer et s’adonner à des travaux d’écriture. Quelquefois se parler mais la réverbération est telle sous ces basses voûtes qu’on ne peut le faire, qu’en chuchotant. L’autrice Lola Molina a composé Poème dramatique pour quatre voix masculines après une longue immersion à Noirlac. Elle a appris, du jardinier, les noms des arbres, des fleurs et des oiseaux, a compulsé les règlements du couvent et les préceptes de Bernard de Clairvaux pour l’édification de l’abbaye… Puis elle a confié la mise en espace sonore de son texte à Lélio Plotton, appartenant comme elle à la compagnie Lela
Les voix contrastées d’Adama Diop, Jean-Quentin Chatelain, Philippe Girard et Laurent Sauvage nous font revivre les impressions de ces hommes de prière, leur goût pour les encres colorées, les règles strictes régissant leur existence et leurs échappées belles en contemplant les oiseaux…. « Il convient que tu chantes d’une voix virile. N’imite pas les chants lascifs des histrions par des sons aigus à la façon des femmes. (…) / Psalmodie, chante. Garde un ton modéré / Chante avec gravité, crainte et tremblement. / Considère que tu es sous les regards. (…) / Laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies. Sept fois le jour, adresser une prière. »
Ils guettent aussi l’arrivée du printemps dans leur vie monotone : « Oui. Un nid est là, proche du tronc et je ne l’avais pas vu jusqu’à maintenant. / Je ne pouvais pas le voir avec toutes ces fleurs et ces feuilles qui le cachaient et l’abritaient. Et maintenant, c’est ce nid qui semble tenir chaud à l’arbre. Et je peux le regarder chaque jour de l’hiver. Le printemps va venir. Bientôt. Bientôt. »
D’autres surprises nous attendent, à condition de rester tout ouïe. RésoNance ouvre une parenthèse dans notre vie quotidienne bruyante : les sons font naître images mentales et sensations. On en sort l’oreille aiguisée à écouter le silence, à lire les messages les plus infimes portés par les ondes… Cette installation sonore, appelée à rester quelque temps, donne un avant-goût des projets à venir. À Noirlac, dans cette acoustique si particulière, de nombreuses résidences d’artistes, donnent naissance à des créations musicales in situ et des éditions sonores, grâce à de remarquables studios d’enregistrement. Mais Elisabeth Sanson qui a dirigé à Bordeaux, Chahut, un festival des arts de la parole, veut aussi faire entendre l’histoire de ces lieux voués à l’écoute, à travers des contes, poésies, récits…
L’abbaye a accueilli des réfugiés pendant la guerre civile en Espagne et a aussi été témoin des terribles affrontements entre les Résistants et la Milice à l’été 1944, à Saint-Amand-Montrond, un paisible bourg, au centre géographique de la France… Un épisode peu connu, relaté par Tzvetan Todorov dans Une Tragédie française (éditions du Seuil, 1994). Le collecteur et « raconteur d’histoires » Fred Billy nous rafraîchira la mémoire sur ces événements : après une enquête auprès des habitants du bocage, il restituera leurs paroles avec Seconde Guerre mondiale en plein cœur de France, présenté au festival Les Nouvelles Traversées du 20 juin au 7 juillet 2024. À suivre.
Article de Mireille Davidovici. Source : Théâtre du Blog. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Creative Commons. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.