Je parlais dernièrement de psychologie et présageais qu’il y aurait peut être une intéressante étude à faire sur celle du spectateur. La question est plutôt complexe, ce qui d’ailleurs, n’enlève rien à son charme. Encore que l’expression « psychologie » puisse paraître quelque peu emphatique pour servir de terme à la simple analyse des différentes manières de voir, dont la contingence est évidemment fournie aux spectateurs, par les diversités de goût, de caractère, de sensation, de tempérament, d’intelligence ou d’esprit, et, quelquefois aussi, il faut bien le dire, par l’absence de ces deux dernières facultés. Car, si pénible qu’il soit de faire cette constatation, que je n’ai pas le mérite de faire le premier, on trouve des imbéciles partout, même parmi les spectateurs. Je suis heureux, par contre, de constater qu’on en trouve beaucoup moins chez les opérateurs. Un ironique dirait que c’est probablement parce qu’ils sont moins nombreux. J’incline plutôt à croire que c’est parcequ’ il
n’y en a pas, ou du moins fort peu. Et encore je fais cette restriction parce que je dois faire partie de cette regrettable petite quantité, puisqu’un de nos éminents collègues a eu la bonté de me faire savoir récemment qu’il me tenait pour plus âne que lui. Je lui sais gré de cet aveu qui, en me concédant une supériorité, il est vrai peu enviable, démontre clairement qu’il se reconnaît lui-même comme quelque peu entaché d’allégorisme. Je lui laisse la responsabilité de cette déclaration spontanée, contre laquelle je n’ose me permettre la plus timide protestation.
Ne nous attardons pas à ces amusantes frivolités et ne cherchons pas davantage à établir quel est, dans l’un ou l’autre camp, la proportion des mentalités indigentes. Ne nous enfonçons pas davantage dans le maquis d’une statistique aussi spéciale, qui pourrait bien être tout aussi erronée que beaucoup d’autres. Pour en revenir à nos spectateurs, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, on peut employer l’antique citation : «Tolcapilatot sensus», c’est à dire autant de têtes, autant de manières de voir et de juger les choses. Traduction facile et ne résultant pas d’études que j’ai la honte de n’avoir pas faites. Ce qui semblerait même, hélas, justifier l’épithète d’âne dont m’a si littéralement gratifié mon honorable parrain. Je ne cherche donc pas à poser un lapin à personne, et, malgré mes longues oreilles, j’ai cru remarquer, en effet, que si les spectateurs ne sont pas toujours très catégoriques, ils peuvent cependant se subdiviser en plusieurs catégories.
Nous avons ainsi le spectateur bon enfant, le bienveillant, l’indifférent, le méfiant, le facétieux, l’hostile, le sceptique, le connaisseur, le raisonneur, le gaffeur, le poseur, le blagueur et même le raseur. On doit supposer que parmi ces différents types, le meilleur, au point de vue étroitement professionnel, est le spectateur bon enfant, dont le bienveillant, l’indulgent ou l’indifférent peuvent être considérés comme les corollaires. C’est celui-là qui assiste à une séance de magie sans autre but que de jouir placidement des surprises qui lui sont réservées par l’opérateur. Ce spécimen ne cherche pas à déjouer vos manœuvres. Il prendra complaisamment la carte que vous lui forcerez, il ne verra pas, et ne songera même pas à voir le fil qui tout à l’heure lui montrera sa carte s’élevant « d’elle-même » hors du verre qui contient le jeu. Il accepte bénévolement les feintes du geste et les subtilités de la parole. Il verra sortir d’un chapeau quantité d’objets hétéroclites, sans que le désir de savoir comment ils y sont entrés, trouble un seul instant sa tranquille digestion. La recherche des causes ne le préoccupe pas, il se contente de la constatation du fait, sans que ses aspirations aillent au-delà d’une prosaïque satisfaction de la vue et d’un passif contentement de l’esprit. Est-ce à dire que ce spectateur-là soit le meilleur ? Au point de vue artistique, je ne le crois pas, en raison du peu de satisfaction que peut éprouver un bon artiste à opérer devant un si banal assistant.
A celui-là je préfère beaucoup le connaisseur, l’observateur et même le raisonneur lorsque toutefois, ses facultés d’examen et d’observation s’exercent avec une discrétion de bon goût. Celui-ci s’amuse certainement plus que l’autre. Si pour lui, le plaisir est plus intense, il l’est certainement aussi pour un opérateur expert qui trouvera toujours plus intéressant d’opérer devant des lynx que devant des taupes.
A côté de celui qui ne voit rien et après celui qui voit juste, il y a celui qui voit trop et dont la vue perçante distingue même des choses qui n’existent pas. Lui faites-vous disparaître une carte, il affirmera qu’elle est passée dans votre manche et à toute occasion sa perspicacité se manifestera avec la même inconscience. Celui-là est le proche parent de celui qui, au lieu de voir dans le prestidigitateur un artiste qui vient le récréer à l’aide de son habileté et de ses discours, ne veut y voir qu’un individu qui cherche à lui en imposer et ne tente rien moins que de jeter une sorte de défi à son intelligence en voulant lui faire prendre quelque obscure vessie pour une lumineuse lanterne. Celui-là ne veut pas qu’on « l’attrape », aussi ne manquera-t-il pas à l’occasion de créer quelque embarras.
Il y a le spectateur qui ne connaît rien et celui qui connaît tout. En réalité, ils n’en savent généralement pas plus l’un que l’autre. Celui qui sait vraiment est l’exception. Alors ce n’est plus le spectateur proprement dit ; c’est l’amateur. Il sait, parce que contrairement aux autres, il pratique et exerce quelquefois.
Parmi les types « rasoirs », il y a celui qui, se trouvant un jour à Lyon, Bordeaux ou ailleurs, vous raconte qu’il a vu un prestidigitateur « vraiment fort », malheureusement il ne se rappelle jamais son nom. Il vous fait un récit généralement absurde de quelque tour extraordinaire et, a ainsi l’air d’insinuer que vous n’êtes pas de cette force-là. Ça c’est bien psychologique et résulte de cette propension qu’on a toujours de donner à entendre qu’on a été témoin de quelque chose de particulièrement étrange. Le mieux est de ne pas le contrarier pour éviter le récit d’une seconde histoire prestigieuse et probablement aussi plus rasante que la précédente.
Le plus mauvais et le plus désagréable spectateur est, je ne dirais pas l’enfant, mais se trouve le plus souvent parmi les enfants. Cet âge est sans pitié, a dit La Fontaine. Il en est qui se chargent de légitimer cette citation. Gare à vous si vous ne prenez pas de sérieuses précautions pour dissimuler vos passes, vos prises et vos charges. Si vous lui donnez un objet à examiner, il ne vous le rendra qu’après un examen aussi long que minutieux. Si vous escamotez sous ses yeux un objet quelconque, il ne manquera pas de crier bien haut : « Vous l’avez dans l’autre main. » Si vous ne pouvez pas lui prouver le contraire, affirmez-lui qu’il a raison et félicitez-le de sa perspicacité.» en ajoutant, toutefois, que vous l’avez fait exprès pour vous assurer de sa clairvoyance et que, puisque vous avez le plaisir d’opérer devant un amateur si distingué, vous seriez très heureux d’avoir en lui un intelligent collaborateur dans le tour qui va suivre. Alors en conservant la courtoisie et le bon ton dont vous ne devez jamais vous départir, vous trouverez bien le moyen de faire rire un peu à ses dépens. Je suppose que pour cela vous avez plus d’un tour dans votre sac. Il n’y a rien de tel pour refroidir le zèle intempestif du petit manifestant.
En résumé, la meilleure philosophie qui se dégage de cet exposé, si incomplet qu’il soit, est qu’il faut accepter les spectateurs tels qu’ils sont, pour cette excellente raison, qui me dispense de beaucoup d’autres, c’est qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Quelles que soient leurs qualités et quels que soient leurs défauts, il y a même un sérieux avantage à les engager à être aussi spectateurs que possible, attendu que leur utilité s’impose, tandis que leur abstention ou leur disparition complète, causerait, au point de vue des représentations, une perturbation dont l’importance ne peut échapper, et au sujet de laquelle il me paraît aussi inutile que douloureusement pénible d’insister.
E. RAYNALY.
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