Comment êtes-vous entré dans la magie ? A quand remonte votre premier déclic ?
Je ne peux pas situer exactement le déclic dans le temps, mais je devais avoir moins de 7 ans. Dans ma petite ville près de Saint-Étienne, j’assistais à des spectacles de magie présentés dans le cadre du patronage ou de l’école. Ce qui est amusant, c’est que c’était toujours le même magicien (ce qui prendra toute son importance plus tard). Je garde le souvenir d’un seul effet magique : le magicien prenait une feuille de journal, il découpait une multitude de petits morceaux avec ses ciseaux et lorsqu’il dépliait la feuille, il y avait écrit au revoir ou autre chose. Je rêvais de savoir-faire cela et j’ai découpé des centaines de pages, mais je n’étais capable d’obtenir qu’un banal napperon, joli peut-être, mais il n’y avait rien d’écrit.
Je sais que c’est avant 7 ans, car c’est comme cela que j’ai obtenu du père Noël ma première boite de magie le 25 décembre 1967. Je l’attendais, j’en rêvais et lorsque j’ai ouvert le paquet ce fut un intense moment de joie, mais lorsque j’ai ouvert la boite… ce fut une amère déception, car il n’y avait pas de magie au fond de celle-ci, juste quelques bouts de carton, des bidules en plastique, une baguette magique sans pouvoir et une flopée de petits accessoires dont je n’avais aucune idée de l’utilité. Par chance, il y avait aussi un petit livret rose et comme j’aimais déjà beaucoup lire, je me suis plongé dedans à cœur perdu, car c’était mon dernier espoir de trouver dans cette boîte la magie que je cherchais… Et je l’ai trouvé, dans les mots de l’auteur de ce petit fascicule.
« La photo ci dessus est une de mes préférées. Elle a été prise par surprise dans les rues de Londres par un ami Algérien avec qui j’ai travaillé pendant plusieurs années en Russie et qui vit à présent en Angleterre, un symbole pour moi qui déteste les frontières. » (Photo : Nadir Boukhibar).
C’est pour cela que je peux dire que mes premiers émois magiques furent totalement virtuels, car je rêvais les tours que je n’étais pas encore capable de faire en lisant leurs descriptions. C’est sans doute aussi pour cela que je me consacre aujourd’hui aux enfants et à leur initiation à la magie, car les émotions que j’ai ressenties à cette époque, sont profondément présentent en moi près de 45 ans plus tard.
Quand avez-vous franchi le premier pas et comment avez-vous appris ?
Ce fut un processus très long. Surtout que, sans doute échaudé par mes premières expériences avec la boîte de magie, j’ai très vite été attiré par une autre forme de spectacle, les marionnettes et le théâtre. Je ne faisais de la magie que caché dans ma chambre et je ne montrais rien à personne. En revanche, j’imposais à ma famille, mes séances de marionnettes, caché derrière une couverture tendue entre deux chaises. Mon père m’a promis de me fabriquer un castelet pendant des années… Mais il ne l’a jamais fait.
Il faut dire que mes parents ne voyaient pas d’un très bon œil, mes envies de spectacle et comme j’avais émis l’idée de devenir médecin ou juge pour enfants (merci à Gilbert Cesbron et à son livre Chiens perdus sans collier), on me poussait vers des activités sérieuses et moins artistiques ou plutôt saltimbanque.
Le premier pas, je l’ai franchi à l’occasion du congrès de Saint-Étienne en 1980, je venais juste d’avoir 20 ans et depuis quelque temps je pratiquais la magie un peu plus sérieusement. J’avais présenté de petits numéros dans les fêtes de mes écoles, mais sans vraiment vouloir aller plus loin. C’était juste pour moi un moyen de monter sur scène, car je ne vivais que pour le théâtre. J’avais présenté mon premier « spectacle » rémunéré le 1er janvier 1977 dans une maison de retraite, mais le vrai déclic fut le congrès AFAP. Je n’ai pratiquement rien mangé pendant 3 jours, économisant le moindre centime, pour pouvoir m’offrir… tout ce qui était dans mes moyens. C’est à dire pas grand-chose, car déjà tout était terriblement cher (et je m’en suis aperçu bien plus tard, totalement inutile).
« La photo ci dessus fut longtemps ma photo officielle FFAP, elle fut prise lors d’un discours improvisé pour l’Association Magie à L’Hôpital. »
(Photo : Sandra Daveau).
Ce fut la révélation, en 3 jours j’ai compris, ce que je n’avais pas pu appréhender pendant 15 ans. 6 mois plus tard, je possédais un numéro de colombe et de manipulation et j’intégrais l’amicale des magiciens de la Loire, en présentant un examen surréaliste, qui me valut d’être admis immédiatement en qualité de magicien, sans passer par l’étape « aspirant » qui était de mise à cette époque. J’ai raconté déjà dans la revue de la FFAP cette anecdote, mais en gros, j’ai réalisé plus qu’un miracle en réussissant à prédire deux fois de suite, une carte librement pensée sans jamais touché au jeu de cartes posé sur la table et d’où seules les cartes choisies avaient disparues pour réapparaître dans une de mes poches et en version géante sous l’un ou l’autre côté du dos de mon tapis. Ce tour est techniquement irréalisable et je ne l’ai jamais plus réussi depuis, car en toute logique c’est impossible. Mais à cet instant j’étais tellement certain de ma réussite que celle-ci fut totale. Je venais de devenir Magicien !
Quelles sont les personnes ou les opportunités qui vous ont aidé. A l’inverse, un évènement vous a-t-il freiné ?
Je vais commencer par ce qui m’a freiné tout d’abord. Ce fut incontestablement ma famille à mes débuts, car ma nouvelle activité ne leur semblait pas porteuse d’avenir et ce fut mon grand-père maternel qui a débloqué les choses en disant à mon père, « qu’est-ce que vous préférez, qu’il fasse de la magie, ou que par désœuvrement il se drogue ou fasse des conneries ? ». J’ai ainsi obtenu un peu plus de latitude, mais une autre anecdote vous fera comprendre l’état d’esprit de mes parents.
Vous vous souvenez qu’au début de cet entretien, je vous ai parlé d’un magicien que je voyais dans les fêtes de patronage. Ce Monsieur s’appelait Lucien Chevalier et bien que je ne l’ai jamais su avant ce fameux jour de septembre 1977… il était mon cousin germain. Mes parents me l’avaient caché, car ils avaient peur qu’il ait une mauvaise influence sur moi et je ne l’ai jamais vu chez moi, malgré la proximité de nos liens familiaux.
« Avec Bobby : Mon numéro de ventriloquie » (Photo : Damien Letorey).
Ce jour de septembre, je suis entré avec mon père dans un bar de ma ville, au comptoir, un homme visiblement éméché se glissait une cuillère à café dans le nez pour le plus grand plaisir des personnes autour de lui, qui lui remplissait son verre. Il enchaina ainsi quelques tours et soudain vit mon père à l’autre bout du bar : « Tu es de sortie ? C’est ton fils ? Tu pourrais me le présenter ? », je sentis la gêne de mon père, mais il finit par me présenter : « Lucien Chevalier, c’est ton cousin… ». La boucle était bouclée, un Maître était entré dans ma vie. Il n’y resta pas longtemps malheureusement, car ce fantastique magicien, qui avait été un grand professionnel avant la Deuxième Guerre mondiale (il fut artiste de croisière, à une époque où les voyages transatlantiques étaient le comble du luxe), avait décidé à la libération de prendre un « vrai » métier pour contribuer à la reconstruction du pays. Ses talents et son habilité firent de lui très vite un concepteur de moules très recherchés, très compliqués et très bien payé, pour l’industrie métallurgique ; alors qu’il continuait à faire des spectacles pour les écoles et les associations du département en refusant systématiquement de se faire payer. A l’époque, il était de coutume de l’inviter à boire un coup pour le remercier. C’est ainsi que ronger par un cancer et par l’alcool, il me quitta trop vite, après m’avoir toutefois transmis ce que j’ai mis plus de 30 ans à comprendre et que je continue aujourd’hui à assimiler. Et cela je tiens à le dire, car pour moi c’est très important, sans jamais m’expliquer la technique d’un tour, il me montrait et je devais comprendre comment il avait bien pu faire et lorsque j’avais trouvé la méthode, il ne me disait jamais si c’était la même que la sienne ou pas, il se contentait de me signaler telle ou telle imperfection dans ce que je lui montrais. C’est ainsi que j’ai appris la magie de Peter Din et pas celle de Lucien Chevalier. Qui aujourd’hui peut dire qu’il a la chance d’apprendre sans faire le singe savant et de se contenter de reproduire.
Dans quelles conditions travaillez-vous ?
Je crois que je mène la vie de tous les artistes de ma génération. Je suis devenu intermittent du spectacle et je me suis longtemps partagé entre les galas (à l’époque il y en avait encore beaucoup et très bien rémunéré) et les croisières ou j’ai travaillé pendant 20 ans. Aujourd’hui et depuis déjà quelques années, je suis résident dans un théâtre parisien ou je présente mon spectacle jeune public et je présente mes autres spectacles lors des quelques galas et événementiels que nous laisse un marché totalement délité et paupérisé par le « low cost ». Je me refuse à travailler en dessous d’un certain tarif, ce qui rend l’obtention de contrats beaucoup plus compliqués aujourd’hui, mais je n’ai pas à me plaindre et je vie comme un artiste, pas comme une femme de ménage ou un plombier polonais, ce qui est malheureusement le lot de beaucoup de magiciens aujourd’hui, même s’ils n’en sont pas vraiment conscients.
Photo extraite du spectacle Le Magicien Voyageur. (Photo Mikelkl).
Quelles sont les prestations de magiciens ou d’artistes qui vous ont marquées ?
C’est étrange, mais je n’ai pas le souvenir précis des noms, mais plus des émotions. Mes parents n’ont eu la télévision que très tard et je me souviens d’avoir vu des magiciens qui me faisaient rêver en manipulant les cartes ou en faisant apparaître des colombes, mais les noms ne sont pas restés dans ma mémoire, bien que je n’ai eu de cesse que d’arriver à faire comme eux.
Mes vrais modèles artistiques, ne sont pas des magiciens, mais des comédiens : Philippe Noiret, Michel Bouquet, Jean Gabin et au théâtre Louis Jouvet et Gérard Philipe.
« La photo ci dessus avec ma fille Nolwenn, elle se destine à devenir éducatrice de jeunes enfants et nous partageons nos expériences et nos découvertes sur la pédagogie et la psychologie des enfants. » (Photo : Nadir Boulhibar).
Aujourd’hui encore, je n’ai pas de préférence, j’aime tout ce qui est vraiment artistique. Du théâtre classique au bon théâtre contemporain, de la comédie musicale au spectacle de rue. Je regrette parfois de voir plus de magie dans les spectacles « généralistes » que dans les shows de magie. Il me semble que le magicien a perdu peu à peu, sa capacité à transmettre l’émotion magique, il présente un casse-tête et passe au suivant, c’est triste. Heureusement, il reste des OVNI géniaux, Xavier Mortimer, Yann Frisch, Gaëtan Bloom et quelques autres et je pleure toujours la disparition de Jacques Delord et Ali Bongo.
Quels sont les styles de magie qui vous attirent ?
Je le dis un peu dans la question précédente. J’aime la magie qui véhicule une émotion, quelle que soit l’émotion. Je déteste que l’on me fasse un tour !
Un jour un jeune magicien est venu me proposer de me faire un tour, il a sorti son jeu de cartes et je lui ai dit « il faut que je prenne une carte ? Oui. Je dois la regarder ? Oui. On va la remettre dans le jeu ? Oui. Tu vas mélanger ? Oui. Et tu vas la retrouver ? Oui. Alors cela n’a aucun intérêt ! » Et je suis parti.
Peter Din dans son spectacle Le Magicien Voyageur (photo : Damien Letorey).
Je prie encore ce jeune magicien de m’excuser de cette attitude un peu cavalière, mais pour moi retrouver une carte dans un jeu, c’est le B.A. BA du magicien, c’est la moindre des choses. J’aurais eu la même réaction, s’il m’avait dit je vais faire un tour, je vais faire apparaître un éléphant. Car, il n’y a rien d’exceptionnel, puisqu’il est magicien ! Cela ne va pas déclencher chez moi une émotion, puisqu’il fait ce qu’il est censé faire. En revanche si le magicien ne retrouve pas la carte, si quelque chose se passe, on entre dans une dramaturgie, cela va me fasciner, me captiver.
Je conclurais en disant, si vous voulez me faire rêver, de me faite pas de tours, faites-moi de la magie !
Quelles sont vos influences artistiques ?
Incontestablement Jacques Delord, c’est pour moi le plus mal connus des génies de la magie. Car ce n’est pas ce qu’il faisait qui a nourri l’art que je pratique aujourd’hui, mais ce qu’il en disait.
« Cette photo, ci dessus, illustre le mieux ce qu’est la magie pour moi : être capable de voir l’invisible et de le faire voir au spectateur. » (Photo Mikelkl).
J’ai une autre influence, mais elle n’est pas magique. C’est quelques phrases écrites en forme de poème par Janusz KORCZAK (1878-1942) dans son livre Quand je reviendrai petit, cet homme qui a choisi de mourir dans une chambre à gaz avec les enfants dont il avait la charge me bouleverse et justifie à elles seules, le travail de recherche que je mène depuis plusieurs années maintenant, dans le domaine du spectacle et de l’initiation de la magie pour les enfants.
– Vous dites : c’est fatigant de fréquenter les enfants.
– Vous avez raison.
– Vous ajoutez : parce qu’il faut se mettre à leur niveau
– Se baisser, s’incliner, se courber, se faire petit.
– Là vous avez tort
– Ce n’est pas cela qui fatigue le plus.
– C’est plutôt le fait d’être obligé de s’élever
– Jusqu’à la hauteur de leurs sentiments.
– De s’étirer, de s’allonger, de se hisser
– Sur la pointe des pieds.
– Pour ne pas les blesser.
Quel conseil et quel chemin conseiller à un magicien débutant ?
Je ne suis pas certain que l’on soit un jour vraiment pertinent pour donner un conseil, mais je crois aussi que la transmission est importante. La magie ne s’enseigne pas dans les DVD ou sur YouTube, elle se transmet de bouche de magicien à oreille de débutant. Il ne devrait jamais y avoir d’enjeu financier dans l’idéal, simplement le bonheur de transmettre, par imprégnation ce qui a fait la joie de votre vie.
La danse des magiciens dans Le Magicien Voyageur (Photo : Damien Letorey).
J’ai écrit en 1989 un opéra pour enfant qui s’appelait Maxime, le rêve Magicien, ce spectacle fut joué par des comédiens enfants et adultes dans des conditions professionnelles et une phrase chantée par Phill le professeur de magie au petit garçon, illustre, je pense, le conseil que j’aimerais donner :
« Prends donc le temps d’apprendre et de savoir comprendre… Tu es encore à l’âge ou l’on tourne les pages. »
Aujourd’hui le temps s’est resserré, on devient magicien (ou plutôt on le croit) en quelques semaines. Mais on passe immanquablement à côté de la magie.
Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?
Je crois que mes propos précédents éclairent mon état d’esprit.
Je crains que parfois la magie ne me rende triste. Comme dans la merveilleuse histoire de Peter Pan, j’entends le dernier souffle des fées, chaque fois qu’un enfant déclare qu’il ne croit plus en elles. Il en est de même pour la magie, chaque fois qu’un magicien fait un tour au lieu de faire de la magie, je vois un pan de mes rêves qui s’effondre. Mais il me reste fort heureusement de très belles choses à voir avec de grands magiciens et de grands artistes, je regrette simplement qu’ils ne fassent pas toujours école, au profit de la facilité et de la banalité.
Ci dessus, photo de répétition du spectacle La maison magique (Photo : Alambic Comédie).
Quelle est l´importance de la culture dans l´approche de la magie ?
Essentielle ! Un artiste doit être un homme cultivé, instruit, curieux de tout, attentif à tout. Il doit être capable de s’exprimer sur tout, car c’est dans la diversité de sa culture générale qu’il puisera l’inspiration et construira les fondations des histoires qu’il créera.
Vos hobbies en dehors de la magie ?
La lecture, la recherche dans plein de domaines, je déteste ne pas savoir… Alors j’apprends en permanence. J’aime être émerveillé, alors je vais voir des spectacles (rarement de la magie, sauf dans le cadre de mes activités professionnelles ou associatives, je suis vice-président de la FISM, cela m’impose quelques obligations, agréables la plupart du temps, mais parfois un peu fatigantes, quand il faut subir de la mauvaise magie, ou des artistes qui n’ont pas encore compris leur art).
J’aime aussi la philosophie et l’économie cela me permet de me situer au sein de l’humanité et d’y trouver mon équilibre.
– Interview réalisée en septembre 2013.
A visiter :
– Le site de Peter Din.
Crédits photos : Nadir Boukhibar, Damien Letorey, Sandra Daveau, Mikelkl, Alambic Comédie. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.