Nous avons assisté à une véritable découverte et à un choc esthétique devant la première rétrospective européenne de l’artiste Olga de Amaral, figure incontournable de la scène artistique colombienne et du Fiber Art. L’exposition rassemble près de 80 œuvres créées entre les années 1960 et aujourd’hui, dont beaucoup n’ont jamais été présentées hors de Colombie. Outre les créations vibrantes à la feuille d’or qui ont fait la notoriété de l’artiste, l’exposition révèle ses toutes premières recherches et expérimentations textiles, ainsi que ses pièces monumentales. Travail d’une formidable sensibilité, sensuel, charnelle et organique, les réalisations d’Olga de Amaral sont toujours en transformation réservant des surprises optiques aux regardeurs qui sont pris dans un rapport émotionnel aux œuvres.
Née à Bogotá, en Colombie, en 1932, Olga de Amaral a étudié le textile à la Cranbrook Academy of Arts dans le Michigan. Amaral est une artiste renommée dont la technique, qui intègre la fibre, la peinture, le gesso (enduit à base de plâtre et de colle animale) et les métaux précieux, transforme la structure textile bidimensionnelle en présences sculpturales qui mélangent harmonieusement l’art, l’artisanat et le design. Dans leur engagement avec les matériaux et les processus, ses œuvres deviennent inclassables et authentiques. Amaral est une figure importante du développement de l’abstraction latino-américaine d’après-guerre. Sa création d’œuvres « hors châssis », utilisant des matériaux non traditionnels, acquiert une grande résonance historique au fil des années.

Grâce à un système complexe basé sur une technique artisanale, elle trouve des réponses à des questions intérieures. Le travail d’Amaral est profondément motivé par son exploration de la culture colombienne et des fils de sa propre identité. L’architecture, les mathématiques, le paysage et les dichotomies socioculturelles de la Colombie sont tissés ensemble avec chaque brin de fibre. Ses surfaces dorées et lumineuses incarnent les aspects cachés de son moi intérieur… L’utilisation de l’or, inspirée par les histoires entrelacées de l’art préhispanique et colonial, donne à son travail une présence à la fois sensuelle et surnaturelle. Dans son essai de prologue au livre Olga de Amaral : El Manto de la Memoria (2000), Edward-Lucie-Smith commente les qualités transcendantes de son art : « Une grande partie de la production d’Olga a été consacrée à l’or, mais il n’existe en fait aucun équivalent à ce qu’elle fait dans l’archéologie précolombienne. Néanmoins, on sent que de tels objets devraient en toute logique exister – qu’elle a comblé un manque. »

Tout au long de sa carrière, Amaral a reçu de nombreuses distinctions qui en disent long sur son importance dans les cercles académiques et artistiques. En 1965, elle a créé et dirigé le département textile de l’Universidad de los Andes (Université des Andes) à Bogotá. Elle a reçu une bourse Guggenheim en 1973 et a été nommée « Artiste visionnaire » en 2005 par le Museum of Art and Design de New York. En 2008, elle a été coprésidente honoraire au profit de la Multicultural Audience Development Initiative du Metropolitan Museum of Art de New York. En 2011, elle a été honorée lors du gala multiculturel du Metropolitan Museum of Art de New York. En 2019, elle a reçu le Lifetime Achievement Award du Women’s Caucus for Art (à New York). Des galeries et des institutions du monde entier ont exposé l’œuvre d’Amaral, dont l’intégralité est représentée dans les collections de plus de quarante musées, dont le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, le Museum of Modern Art de New York, le Metropolitan Museum of Art, l’Art Institute of Chicago, le Museum of Modern Art de Kyoto au Japon, le De Young Museum de San Francisco, le Museum Bellerive de Zurich, le Museum of Fine Arts de Houston et la Renwick Gallery de la National Gallery de Washington, D.C.
Olga de Amaral vit et travaille actuellement à Bogotá, en Colombie. Sa reconnaissance de longue date aux États-Unis s’étend désormais à l’Europe. Elle a bénéficié d’expositions personnelles à Paris (Galerie Agnès Monplaisir, 2010), Londres (Fondation Louis Blouin, 2013), Bruxelles (La Patinoire Royale – galerie Valérie Bach, 2018) et a été présentée dans d’importantes expositions collectives.
PARCOURS DE L’EXPOSITION
Tisser le paysage
Olga de Amaral introduit le crin de cheval dans ses œuvres dès la fin des années 1960. Cette fibre naturelle, épaisse et rigide, lui permet de dépasser l’échelle de ses premières œuvres et d’atteindre une forme de monumentalité. Pour Muro en rojos (Mur rouges) et Gran muro (Grand mur), des bandes rectangulaires monochromes, de différentes longueurs et épaisseurs, sont cousues une à une, et de manière irrégulière, sur un support en coton. Ces œuvres évoquent les murs de briques typiques des constructions colombiennes ou des parterres de feuilles mortes. Les compositions de Entorno quieto 2 (Environnement calme 2) et Riscos en sombra (Falaises ombragées) reposent quant à elles sur un effet de moirage : les bandes tissées sont assemblées verticalement, face contre face. Leur surface, changeante et contrastée, vibre ainsi au gré de la lumière et projette, au soleil, l’ombre de la trame tissée. Ces pièces deviennent chacune des paysages à part entière. Construites à partir de strates de textiles superposées, pareilles à des couches géologiques ou des cartographies, elles nous invitent à partager l’admiration de l’artiste pour la nature colombienne : les montagnes rocailleuses, les vallées ou les rivières, notamment celles de la région de Medellín dont sa famille est originaire.




Brumas
Débutée en 2013, la série des Brumas (Brumes) compte aujourd’hui 34 pièces, dont 23 sont présentées dans cette salle. En 2018, la Fondation Cartier présentait déjà un premier ensemble de 6 de ces œuvres dans une exposition intitulée Géométries Sud, du Mexique à la Terre de Feu. Constituées de milliers de fils de coton enduits de gesso et recouverts de peinture acrylique, les Brumas apparaissent comme des représentations métaphoriques de l’eau et de l’air. Elles sont suspendues dans l’espace et tombent telle une pluie fine d’où naissent des formes géométriques colorées qui se reflètent dans les parois de verre. Avec cette série, Olga de Amaral s’éloigne des techniques de tissage classiques et réalise des œuvres dont les fils de coton sont simplement enduits et non plus entremêlés ou tissés. Créées plus de quinze ans auparavant, Bosque I y Bosque II (Forêt I et Forêt II), illustrent le procédé employé pour la réalisation des Brumas et sont une étape du passage de la planéité à la tridimensionnalité.


Les explorations artistiques
Des premières œuvres d’Olga de Amaral dans les années 1960 à ses créations les plus contemporaines, l’étage inférieur de la Fondation Cartier propose de découvrir toute la richesse des explorations de l’artiste de ces cinq dernières décennies. Le parcours d’exposition est organisé chronologiquement et pensé selon différentes thématiques : l’héritage du modernisme et du Bauhaus, l’expérimentation autour des techniques et des matières, la recherche de la lumière, le textile comme un langage et enfin, le lien avec le monde naturel et le territoire colombien. Émancipées du mur, ce sont ici les œuvres qui modèlent l’espace et le parcours de visite. Si, pendant longtemps, les textiles ont principalement été considérés comme des éléments décoratifs, Olga de Amaral et l’ensemble du mouvement du Fiber Art n’auront de cesse de permettre aux œuvres textiles d’affirmer leur autonomie : elles deviennent cimaises, colonnes, contreforts, portails ; elles tracent des lignes, définissent des espaces et font elles-mêmes l’architecture. Le motif de la spirale, que l’on retrouve dans certaines des œuvres d’Olga de Amaral comme Núcleo I (Noyau I), a inspiré l’organisation de cette première salle : un symbole de fécondité, du mouvement infini de la vie et de la création, qui nous accompagne et nous guide vers la dernière salle où les Estelas, acmé de son œuvre, invitent à la contemplation et à la méditation.
L’héritage du modernisme
En 1954, Olga de Amaral quitte la Colombie pour étudier à l’Académie des arts de Cranbrook aux États-Unis. Influencé par l’école allemande du Bauhaus, l’enseignement dispensé repose sur l’abolition de la séparation traditionnelle entre artiste et artisan. Olga de Amaral y découvre le design textile et le tissage, elle développe un intérêt profond pour la couleur et mène des expérimentations radicales avec la matière, la composition et la géométrie. Elle réalise ainsi des structures de tissage complexes, comme avec les Entrelazados (Entrelacés), constituées de bandes tissées de couleur et d’épaisseur variables qui s’entrecroisent, tout en introduisant de nouvelles matières dans ses compositions, comme avec Elementos rojo en fuego (Éléments rouges en feu), une œuvre pour laquelle elle emploie un mélange de laine et de crin de cheval.


Tisser, nouer, tresser, expérimenter
Dans les années 1970, Olga de Amaral joue avec de nouvelles matières et techniques afin de dépasser la planéité habituelle du textile : les fils de lin, de laine, de crin de cheval ou même de plastique (Luz blanca) sont tissés, tressés, parfois enroulés ou noués. L’œuvre Encalado en laca azul (Blanchiment à la chaux et laque bleue) est ainsi composée de bandes rectangulaires violettes et orange qui sont ensuite cousues une à une, de manière irrégulière et dense, sur un support en coton tissé. La pointe de ces bandes est peinte d’un turquoise vif rappelant les motifs de l’art plumaire précolombien. Les Lienzos ceremoniales (Vêtements cérémoniels) sont quant à eux réalisés à partir de fils tressés, adossés à une construction textile en deux dimensions. La couleur ou la feuille d’or dessinent une ligne nette dans l’espace de l’œuvre, rappelant la géométrie de certains ponchos inca précolombiens auxquels elles font référence.



La recherche de la lumière
Tandis que les courants artistiques des années 1970 et 1980 laissent peu de place au spirituel, l’œuvre d’Olga de Amaral en est, au contraire, totalement empreinte. L’emploi de l’or est l’une des révolutions majeures de son langage artistique : qu’il réfracte ou absorbe la lumière, il lui permet d’instaurer un dialogue entre différentes croyances. Car si le doré rappelle les autels des églises catholiques baroques de Bogotá, c’est aussi l’orfèvrerie précolombienne et sa connotation sacrée qui est évoquée dans les textiles d’Olga de Amaral. Ses œuvres sont ainsi pensées comme des paysages mystiques, telles Agujero negro (Trou noir) pareille au phénomène d’astrophysique éponyme ou à une éclipse solaire, et Cesta lunar (Panier lunaire), dont la surface dorée réfléchit les rayons lumineux. La feuille d’or devient dès le milieu des années 1980 l’un de ses matériaux de prédilection, qu’elle l’applique sur les fils de coton ou directement à la surface d’œuvres rendues rigides par le gesso. L’imprévisibilité du résultat, que l’on devine être une volonté de l’artiste, renforce le caractère mystique de ses pièces.
Le textile comme langage
Les mots « texte » et « textile » partagent la même racine étymologique : le latin texere, qui signifie à la fois tisser et raconter. Cette hybridité se trouvait déjà dans les quipus, un système complexe de conservation des informations utilisé par les Incas : des cordelettes nouées et colorées qui servaient de livres de comptes, de textes de loi ou de récits historiques. Les Nudos (Nœuds) d’Olga de Amaral sont un hommage direct à cet usage sémantique des fibres. De la même façon, les œuvres Escrito (Écrit) et Tablas (Planches) convoquent l’idée de la transcription dans le textile de la mémoire d’une personne, d’une époque ou d’un empire. Mais si, comme l’affirme Olga de Amaral, chaque fil est un mot, ce langage n’en reste pas moins indéchiffrable à qui n’en connaîtrait pas le code, comme dans l’œuvre Memorias (Mémoires) qui se regarde et se lit dans les deux sens, tel un fragile et mystérieux souvenir.


Un regard sur le territoire colombien
Olga de Amaral place sa fascination et sa curiosité pour la nature colombienne au cœur de ses réflexions artistiques. On entre ainsi dans ses œuvres comme dans un paysage. Tandis que Strata XV (Strate XV) semble figurer le sommet d’une montagne, peut-être l’iconique Sierra Nevada de Santa Marta, dans Cenit 2 (Zénith 2), c’est la cohabitation entre le monde naturel et les cultures industrielles qui est suggérée. C’est aussi parfois la métaphore des éléments et leur puissance qui intéressent l’artiste : l’eau, avec les œuvres Strata aqua I (Strate d’eau I) et Umbra verde (Ombre verte) qui rappellent les chutes d’eau du Salto del Tequendama, ou la terre, avec la série Tierra y fibra (Terre et fibre) dont les lignes dessinées par l’effet moiré évoquent les différentes strates géologiques et culturelles qui composent les montagnes andines.

Estrelas
Débutée en 1996, la série des Estelas (sillage) compte aujourd’hui près de 70 pièces. Les stèles dorées sont composées d’une structure tissée en coton très rigide et recouvertes d’une épaisse couche de gesso, puis de peinture acrylique et de feuilles d’or qui font presque oublier le textile. À la fois mégalithes, totems, menhirs ou pierres stellaires, les Estelas rappellent les sculptures funéraires et votives monumentales des grands sites archéologiques précolombiens. Chacune des œuvres, par sa forme et ses motifs géométriques en bas-relief, semble nous raconter une histoire, une légende mythique et atemporelle témoignant ainsi de la fascination d’Olga de Amaral pour le mystérieux langage des pierres : « Une pierre recèle le secret de l’univers. Ensemble ou séparément, les pierres apportent une réponse. Avec leur taille imposante et leur dignité, elles sont les maillons reliant la terre au ciel, la chair à l’esprit. Captive dans le silence de la pierre, il y a une réponse. »
L’exposition Olga de Amaral s’est déroulée du 12 octobre 2024 au 16 mars 2025 à la Fondation Cartier. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : © S. Bazou / Fondation Cartier. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.