Sur scène, un rideau blanc s’ouvre sur un cube. Celui-ci bouge tout seul au son d’une bande de répondeur téléphonique. Le rideau se referme un temps et s’ouvre sur « une scène de ménage ».
La parfaite ménagère
Une femme habillée en ménagère modèle nous fait face. Elle est placée derrière une table où se trouve différents ustensiles de cuisine : saladier, hachoir, gobelet, casserole, couteau, etc. Par des gestes répétitifs et assimilés depuis des générations, la ménagère nous présente ses « outils » de travail un à un sur le mode d’un répertoire magique. Ainsi, un gobelet est mit dans une casserole qui est remplit d’eau. L’eau disparaît pour réapparaître dans le gobelet. L’opération « cup/pot/water » est répétée plusieurs fois d’affilé. Le gobelet rempli d’eau est ensuite placé dans un sac en papier, puis celui-ci disparaît quand le sac est écrasé.
La ménagère passe ensuite en revue différents accessoires : batteur, fourchette, grattoir, presse à hamburger, pic à glace, presse citron, couteau, louche, etc. Elle verse ensuite du sel sur la table d’où elle produit un œuf. L’œuf disparaît dans une serviette et réapparaît. De l’eau est versée dans un entonnoir. Celui-ci est ensuite placé sur le sein de la femme et en ressort du lait. Vient ensuite l’apparition d’un soutien gorge d’une boîte. Pour finir, la ménagère craque une allumette, s’immole la main et jette ce feu dans la casserole qui disparaît instantanément dans un éclair.
Dans ce premier tableau, la prestidigitation est utilisée de façon symbolique et renvoie à une certaine naïveté de l’objet. C’est pourquoi, les techniques choisies sont volontairement basiques. Cet inventaire d’ustensiles de cuisine est à la fois drôle et tragique dans sa répétition même. La mise en scène théâtrale et kitsch accentue le côté malsain des saynètes à l’opposée des imageries de la parfaite ménagère, femme modèle et moderne des années 1960.
Check your body
Le rideau s’ouvre sur un deuxième tableau encore plus subversif. La femme nous revient habillée en robe de soirée, armée d’une paire de ciseaux. Celle-ci commence à découper sa robe, petit bout par petit bout, en fixant le public dans les yeux. Finissant en sous vêtements, elle continue à couper son soutient gorges et sa culotte pour finir nue. Elle pointe alors la paire de ciseaux sur son avant bras qui saigne et passe ensuite la lame sur son poignet ensanglanté. Une autre femme nue (Annie Dorsen), arrive sur scène pour ramasser les affaires et les accessoires.
La femme couverte de (faux) sang, place le reste de la robe sur son visage et entame une danse tribale interminable de 10 minutes sur une musique rythmée et dissonante. Plus l’exposition de ce corps nu et meurtri dure, plus le malaise et l’écoeurement nous gagne. La femme devient un objet sans identité (visage « voilé »), un morceau de chaire blanche jetée au voyeurisme du public sous la lumière crue de la scène.
D’un coup, la musique déraille et produit des sons psychédéliques stridents. Elle se transforme en rock électrique. Sur cette bande son orgasmique recréée par Christophe Demarthe, reprenant une chanson de Led Zeppelin, le corps de la femme effectue des mouvements robotiques de break dance, puis reprend ses spasmes saccadés jusqu’à s’écrouler par terre, « morte » de fatigue.
En parallèle, une performance vidéo de Carolee Schneemann est projetée sur le rideau de scène. Il s’agit de Meat Joy (1964), un rite dionysiaque et érotique faisant référence à l’excès, l’indulgence, et la célébration de la chair comme outil de travail, où poissons, poulets crus, saucisses et plastique transparent sont utilisés.
L’origine du monde
Le rideau s’ouvre sur le troisième et dernier tableau. Sur une musique d’ascenseur, le corps nu conventionnel et aseptisé d’Anne Juren, revient sous une attitude joviale et décomplexée. Elle va nous présenter un « numéro » façon « cabaret coquin ».
Elle exécute devant nous la fameuse disparition du foulard rouge, un classique de la prestidigitation, ultra débiné depuis. Ainsi, le foulard disparaît de son poing pour se retrouver successivement dans son oreille, son nez, sa bouche, ses fesses et son vagin. Cette présentation nous rappelle le numéro de cabaret Hanky Panky de l’écrivain et actrice britannique Ursula Martinez, mêlant strip-tease et prestidigitation, en détournant de façon surprenante l’utilisation du FP.
Le foulard se transforme ensuite en ruban Multicolore. Celui-ci n’en fini plus de sortir du vagin de la femme ! Une longueur impressionnante comme dans les productions de Ruban à la bouche, la subversion en plus.
La femme s’allonge ensuite sur une estrade et sort de son sexe deux piles alcalines modèle LR20 (comme pour faire fonctionner une poupée modèle géant), et une guirlande de diodes lumineuses façon D’lights. Elle effectue ensuite le tour du foulard Kellar qui lévite. Apparaît alors une image sur le foulard. On se rend compte que cette image est projetée depuis son sexe par un minuscule projecteur vidéo ! Cet « oeil féminin » diffuse la performance Meat Joy de Carolee Schneemann, sur le rideau de scène puis dans la salle. « Je suis à la fois l’artiste à l’origine de l’image, et l’image même » dira Carolee Schneemann.
La femme disparaît ensuite derrière le rideau et revient en robe de soirée, en nous lançant des cotillons comme à la fin d’un numéro magique de manipulation. La chorégraphe Annie Dorsen rejoint Anne Juren sur scène pour saluer le public.
Le dessous des cartes
Magical : sous ce titre, passe partout et ultra connoté, se cache une réinterprétation de cinq performances fondatrices réalisées dans les années 1960 et 1970 par quatre artistes devenues emblématiques : Martha Rosler, Yoko Ono, Marina Abramovic et Carolee Schneemann. Des actes féministes rattachés au mouvement artistique du Body art qui mettaient en jeu le corps féminin dans des actions kamikazes, pour mieux dénoncer les fausses évidences.
Le tableau de « la parfaite ménagère » est inspiré de la vidéo de Martha Rosler, Semiotics of the Kitchen (1975), qui passe en inventaire, les différents ustensiles d’une cuisine.
Le tableau de « check your body » est inspiré des performances de Yoko Ono, Cut piece (1965) qui abandonnait ses ciseaux au public, laissant à celui ci la responsabilité de découper ses vêtements, de la dénuder ou non. Et de Marina Abramovic, Freeing the body (1976), qui dansait jusqu’à l’épuisement.
Le tableau de « l’origine du monde » est inspiré de Carolee Schneemann, Interior Scroll (1975), où un discours extrait de son vagin est lu par la performeuse.
« J’ai envisagé le vagin de plusieurs façons : physiquement, sur le plan conceptuel, comme une forme sculpturale, un référent architectural, une source du savoir sacré, l’ecstasy, le passage de la naissance, de la transformation. Je vois le vagin comme une chambre translucide dont le serpent serait un modèle vers l’extérieur, animé par son passage du visible à l’invisible, une spirale entouré de la forme du désir et du mystère. Les attributs sexuels des deux pouvoirs féminin et masculin.» Carolee Schneemann
Le rôle de la magie
Dans Magical, la prestidigitation a un rôle prépondérant, car elle accentue le côté théâtral, kitsch et décalé de la représentation. Elle apporte un second degré spectaculaire, au sens de l’esbroufe. Elle convoque aussi et surtout l’emprise de l’homme sur la femme, car historiquement l’art de la prestidigitation est misogyne. Le magicien « killer » est le plus souvent entouré d’une ou de plusieurs assistantes (sexy ou très dévêtues) qui ont un rôle de potiche. Elles flattent l’œil et détournent l’attention du spectateur.
Dans Magical, ces conventions sont poussées jusqu’à l’extrême. Le corps féminin se donne à voir dans sa nudité crue et l’attention du spectateur est hypnotisée par cette présence subie. L’assistante devient le magicien et brouille les repères établis.
En choisissant volontairement un répertoire de tours classiques, le magicien-conseillé Steve Cuiffo et Annie Dorsen, ont pu faire travailler Anne Juren sur la présentation et la gestuelle stéréotypée d’une démonstration plutôt que d’un acte purement magique.
L’autre fonction de l’illusion est de ne pas mettre le corps en danger contrairement aux performances exécutées dans les années 60-70. Nous sommes donc bien dans un « divertissement trash ».
Un constat sans appel
La chorégraphe Annie Dorsen et la performeuse Anne Juren proposent avec Magical, une relecture décontextualisée de performances inspirées, à la base, par les mouvements féministes et gauchistes visant une portée politique. En déplaçant les enjeux sociaux à des enjeux purement spectaculaires, le duo réinterroge subtilement la place de la femme dans la société de consommation et du spectacle, en mettant en place un dispositif scénique d’une froideur conceptuelle. Après des décennies de combats féministes, que reste t-il de l’imagerie et du rôle de la femme dans la société capitaliste ?
Instrumentalisée, comme la figure potiche de l’assistante du magicien, exposée et exhibée à tous les regards, la figure féminine reste dans une position de marchandise soumise à la loi des hommes, même si celle-ci à l’illusion d’être libérée et de prendre son autonomie en main ! Un constat terrible qui est plus que jamais d’une actualité brûlante.
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