Fregoli en chiffres
A Paris, en 1900, Fregoli triomphe pendant 10 mois. Seul sur scène, il interprète près de 100 personnages différents. Il possède 800 costumes et 1200 perruques, il dispose d’une équipe de 23 personnes, des électriciens aux habilleurs. En voyage, son matériel remplit 370 caisses rangées dans 4 wagons qui pèsent 30 tonnes. Pour se transformer, chaque soir, il parcourt 24 kilomètres entre la rampe et les coulisses. Comme il travaille environ 300 jours par an, il fait chaque année à pied un trajet de 7200 kilomètres, soit, en 15 ans 108 000 kilomètres, ou trois fois le tour du monde. Il gagne 75 000 francs par mois quand un ministre de l’époque n’en gagne que 60 000 en un an. Lorsqu’un incendie détruit son matériel, il reconstitue celui-ci en 6 jours : pour cela il embauche 500 personnes, et 25 coiffeurs lui confectionnent chacun 2 perruques.
Fregoli en dates
– 1867 : Leopoldo Fregoli naît à Rome, près de la fontaine de Trévi, dans un palais où son père fait office de majordome.
– 1870 : Madame Fregoli meurt et laisse ses deux fils, Leopoldo et Alfred, à la garde de leur père, un brave homme qui se désespère. Notre futur transformiste est un cancre et un sale gosse.
– 1880 : Fregoli, à treize ans, organise des soirées récréatives dans des collèges catholiques.
– 1883 : Son père l’embauche dans le restaurant qu’il vient d’acquérir. Fregoli est un médiocre serveur. Il devient ensuite un horloger distrait et un employé des chemins de fer qui rêve de théâtre. Parallèlement, il s’introduit dans diverses troupes de théâtre d’amateurs.
– 1887 : Service militaire. Fregoli est envoyé en Ethiopie avec le corps expéditionnaire italien. Il en profite pour monter des spectacles. Un jour, comme ses camarades ont été envoyés au front, il va jouer tout seul plusieurs rôles : avec Le Caméléon, il trouve sa voie.
– 1890-1895 : De retour en Italie, c’est la galère des tournées minables.
– 1896 : Tournée en Espagne, à Buenos-Aires, à Cuba et à New York : les premiers triomphes.
– 1897 : Même succès à Lisbonne et à Londres. A Lyon, il se lie d’amitié avec les frères Lumière qui lui offrent un appareil de projection.
– 1898 : Nouvelle tournée triomphale en Russie, en Allemagne et en Autriche.
– 1900 : Premier spectacle à Paris, la capitale internationale du théâtre.
Il fera trois cents représentations, ce qui est un record absolu. Les tournées s’enchaînent dans le monde entier.
– 1918 : Il abandonne une première fois la scène et se retire à Viareggio.
– 1924 : Il repart jouer en Amérique latine et c’est au Brésil qu’il donnera sa soirée d’adieu.
– 1936 : Fregoli meurt à soixante-neuf ans, sans presque s’en apercevoir.
Fregoli, le cinéaste
Fregoli, illusionniste et cinéaste est l’auteur de 27 films.
Si le nom de Méliès est attaché au cinéma, celui de Fregoli à l’illusion ; pourtant en Italie c’est le fregoligraphe qui a fait connaître le 7ème art.
En 1897 Fregoli rencontre les frères Lumière à Lyon et s’initie à la technique qu’ils sont en train de mettre au point. Ainsi naissent les premiers courts métrages : Au restaurant, Un tour de Fregoli ,Fregoli dans les coulisses. Fregoli et Madame au restaurant, Plaisanteries au mari, Petites scènes dans un salon, Maître de musique, Fregoli lit son journal… Méliès et Fregoli ont aussi travaillé ensemble sur un film intitulé : Transformations éclair.
« Pour mon second film « Fregoli illusionniste », j’employai dix pellicules de dix-huit mètres chacune, réduites par la suite, grâce à de judicieuses coupures, à environ soixante mètres. On y voyait mes apparitions, mes disparitions, et d’extraordinaires escamotages. C’étaient les premiers artifices du cinéma qui se multiplièrent par la suite à l’infini. Bref, je fabriquai toute une collection de pellicules qui terminaient brillamment chaque représentation ; l’écran avait été construit pour moi et encadré d’ampoules électriques de toutes nuances. Je nommai cet ensemble le « fregoligraphe », et ne songeai jamais à le faire breveter. » Fregoli.
Le professeur Verdone, grand spécialiste italien du cirque et du music-hall, raconte :
« Le 25 juin 1964 je me trouvais à Moscou pour le Congrès de la Fédération internationale des archives du film. Il y avait au programme un « Hommage à Lumière » et toutes les cinémathèques du monde firent parvenir de précieux documents « fin de siècle ». La cinémathèque de Rome, en particulier, avait exhumé les vingt-sept petits films de Fregoli, réalisés par lui après sa fameuse rencontre avec les frères Lumière à Lyon. La projection eut lieu lors de la soirée inaugurale du Congrès et le public moscovite, dans sa salle de la Maison des Cinéastes soviétiques, assista, émerveillé, aux exhibitions d’un petit Romain prodigieusement doué et véritable précurseur des surprises et des trucs de Méliès. Il changeait continuellement de personnalité et de costumes, et lorsqu’il dévora, l’une après l’autre, les « poires cuites », chacun évoqua la fameuse séquence de Charlie Chaplin, « les petits pains » dans « Une vie de chien ». C’était admirable : Fregoli, qui était venu à Moscou pour deux saisons d’hiver et d’été en 1898, ressuscitait vraiment ce soir-là sous les yeux du public, avec son humour, avec ses vertigineuses transformations à vue … Oui, pendant cette exceptionnelle soirée rétrospective, Fregoli s’imposa comme la première star de l’époque Lumière, de 1893 au début du XXème siècle puisque Footit et Chocolat n’avaient fait qu’une seule apparition sur l’écran et que Polidor, Cretinetti, Robinet, Max Linder et le grand Charlie Chaplin lui-même n’étaient arrivés au cinéma que beaucoup plus tard après lui. »
Le Paris de Fregoli
En 1900, à Paris, on se promène en fiacres jaunes ou en omnibus à chevaux. Il y a des broussailles sur les quais de la Seine et des fermes sur la colline de Chaillot. Les plus hautes maisons ne dépassent jamais six étages. Casque d’Or et sa bande de marlous règnent sur les faubourgs. L’Assemblée vote la journée de travail de dix heures. En même temps on se veut moderne.
La première ligne de métro vient d’ouvrir entre Vincennes et Neuilly, deux villages aux portes de la capitale. C’est le temps magique de l’Exposition Universelle et la France découvre enfin le monde, au pied de la récente Tour Eiffel repeinte pour l’occasion couleur bronze. Il y a des souks sur le Champ de Mars et des cases polynésiennes au bord des quais. On amène l’eau de Trouville pour remplir les aquariums du Trocadéro. On s’inquiète en sourdine de la puissance de l’Allemagne et de celle du Japon, et on néglige les deuxièmes Jeux Olympiques.
Les théâtres sont pleins et le cinéma n’est encore qu’une curiosité de music-hall, une attraction que Fregoli sera l’un des premiers à développer comme Méliès. Sarah Bernhardt triomphe dans l’Aiglon de Rostand, tout le monde lit le Quo Vadis de Sienkiewicz. On applaudit aussi le Poil de Carotte de Jules Renard. Lucien Guitry est une star. Les grandes cocottes emplumées, Liane de Pougy ou Caroline Otero, font la mode et provoquent la ruine de nombreux banquiers. Courteline, Tristan Bernard et Alphonse Allais donnent le ton.
Fregoli, l’idole de Paris
Les frères Isola, directeurs de l’Olympia, quand ils allèrent à Londres pour l’engager, racontent qu’ils occupaient un appartement auprès du sien au Victoria, lorsqu’ils entrèrent en contact avec lui. Ils ne tardèrent pas à se lier si amicalement qu’ils ne se quittèrent plus.
« Nous le suivions de restaurant en boîte de nuit. Ce diable d’homme, tout en nerfs, ne dormait pour ainsi dire pas. A quatre ou cinq heures du matin, quand il consentait enfin à se rendre à notre hôtel, nous l’entendions chanter, danser, attraper tour à tour ses instruments, travailler, répéter. (…) Nous l’avons eu pendant sept mois consécutifs comme pensionnaire. Pendant sept mois il a fait courir le Tout-Paris, et le Tout-Paris après ses spectacles, courait encore derrière lui de boîte en boîte. (…) »
Il y eut, à l’Olympia, 300 représentations dont vingt représentations d’adieux délirantes, et cette première série se termina le 7 octobre 1900. Ce n’était pas seulement le « bon public populaire » qui se ruait aux spectacles de Fregoli, mais encore les élégantes, les dandys et le Tout-Paris se pressaient pour le voir interpréter parmi la foule de ses personnages : le présentateur, l’amant, le domestique, le candidat électoral, une espagnole dame de charité, un peintre impressionniste, une cantatrice de l’opéra italien, l’huissier, la danseuse excentrique américaine, le jeune noceur, le curé, la gommeuse, le ventriloque, etc.
Parmi les personnalités présentes dans la salle de l’élégant music-hall du boulevard des Capucines, on remarquait : Le général prince Bonaparte, Mounet-Sully, M. et Mme Edmond Rostand, M. et Mme Georges Courteline, Antoine, Mme Céline Chaumont, les frères Isola, M. Amable, Mme Louise Balthy, etc. Jamais artiste n’avait provoqué dans tous les milieux parisiens un pareil enthousiasme, mais jamais non plus on n’avait vu un autre Fregoli.
Lors d’une autre première, c’était Victorien Sardou, Lucien Guitry, Georges Feydeau, Maurice Hennequin, Jean Richepin, Sarah Bernhardt, la Belle Otero, la Loïe Fuller (qu’il imitait dans la danse serpentine), Liane de Pougy, Jules Claretie, qui se trouvaient parmi ses admirateurs les plus enthousiastes.
L’idole internationale
Il est reçu au Vatican par le pape, le roi Don Carlos et la reine du Portugal, l’empereur d’Ethiopie, Alphonse XIII et tous les grands d’Espagne vont le voir. A Rio de Janeiro, durant sa danse imitée de la Loie Fuller, le tramway s’arrête – par ordonnance communale – afin que son ingénieur puisse capter le courant électrique de la ligne !
FREGOLI (1900-1904), extrait des archives Adrian
Fregoli, qui fit fureur pendant plus de huit mois, l’année de l’Exposition Universelle de 1900, et fut plus fêté, à lui seul, que toutes les curiosités et les richesses entassées au Champ-de-Mars, est revenu avec un programme inouï de diversité, de fantaisie et de trouvailles pittoresques inédites. C’est un Fregoli nouveau qui s’affirme dans des créations nouvelles, qui a trouvé moyen de se surpasser lui-même, chose aussi incompréhensible, aussi invraisemblable que l’est son talent magique.
Qu’était-il devenu depuis cette mémorable année de 1900, où il conquit notre capitale ? Il avait beaucoup voyagé : Bordeaux, Vienne, Budapest furent les étapes de son chemin de gloire. De retour à Vienne, il y tomba malade, le bruit de sa mort courut. Bruit mensonger, heureusement. En réalité, le merveilleux artiste, sur l’ordre de son médecin, se reposait dans sa propriété d’Asti. Le travail inimaginable qu’exige son art l’avait tellement surmené ! Mais il abrégea, dans son impatience, cette cure d’oisiveté.
Il pria son ami dévoué, M. Paradossi, de traiter avec les directeurs, en vue d’une tournée nouvelle. C’est ainsi qu’on l’a revu à Turin, à Gênes, dans toutes les villes de l’Espagne, dans l’Amérique centrale et dans celle du Sud. Il est revenu en Italie : Florence, Rome, Bologne, Gênes, Milan, Païenne, Venise, etc., l’ont successivement acclamé. Le voici enfin à Paris, où il s’arrêtera. Son baptême de grand artiste, c’était à Paris de le lui donner. Les frères Isola, les très intelligents directeurs de l’Olympia, s’empressèrent, moyennant d’énormes sacrifices pécuniaires, d’attirer cette étoile dans leur firmament.
Son programme comporte trois numéros, trois merveilles, dont il est le créateur en même temps que l’interprète, car la fécondité paradoxale de son imagination égale celle de son génie plastique. Fregoli a fait plusieurs fois le tour de l’aristocratie, de la finance, du talent. L’art consacra la renommée de Fregoli. Parmi les attractions que le grand, l’incomparable Paris donna au monde entier, qu’il convia à célébrer la naissance du nouveau siècle, Leopoldo Fregoli compta parmi les plus irrésistibles. Le jeune et vaillant artiste romain est une figure sympathique au plus haut degré, un talent merveilleux qui a donné à l’art de la transformation un développement extraordinaire. C’est un véritable génie, car c’est du génie de rendre la vérité par les moyens les plus simples, et il n’y a personne qui ait, comme Fregoli, le don de reproduire, rien que par le jeu de sa physionomie, toutes les expressions de la joie, de la douleur, de la surprise, de l’effroi, du plaisir, de l’ennui. Il faut bien, n’est-ce pas, qu’il montre aussi comment l’on s’ennuie, à ce monde à qui il fait, pendant deux heures, oublier complètement l’ennui ! Fregoli avait douze ans quand il joua pour la première fois la comédie. Ce fut, sur un théâtre, qu’il avait construit lui-même, dans une des chambres de l’appartement de son père. Il avait pour spectateurs tous les locataires de la maison. Ils étaient sept, comme les sages de la Grèce. Ils lui firent un succès triomphal.
Son père, seul, ne pouvait se résoudre à le prendre au sérieux, et, un matin qu’il avait fait l’école buissonnière, l’auteur de ses jours lui déclara que s’il ne voulait pas apprendre un métier manuel, il le ferait enfermer dans une maison de correction. C’est là une menace que le cher et digne homme n’eût jamais mise à exécution. Elle l’émut, néanmoins, et quelques jours plus tard, il entrait chez un horloger ami pour y étudier l’art de fabriquer les montres et les pendules. On pense bien qu’une vocation aussi prononcée devait résister à tout, même aux exigences d’un père, quelque respecté qu’il fût.
Aussi, tout en brisant de nombreux ressorts de montres et de non moins nombreuses aiguilles de pendules ; c’est toujours en détériorant les objets qu’on lui confie qu’un apprenti fait ses premières armes. Il cherchait le moyen d’échapper à l’atelier et de paraître devant le public, un public qui fut nombreux et plus payant que celui qui avait présidé à ses débuts.
« Depuis la mort de ta pauvre mère (Leopoldo avait alors cinq ans) tu n’as jamais été qu’un petit drôle… on ne voulait pas de toi à l’école. On ne voulait pas de toi comme enfant de choeur. J’ai réussi à te placer chez l’horloger : tu détraques toutes ses montres pour vérifier ce qu’il y a dedans ! J’ai parlé de toi aux Chemins de fer pour qu’on t’engage comme mécanicien, et voilà maintenant que tu veux devenir comédien… Comédien ! Pourquoi pas comique ? (…) »
A ce moment, il fut pris d’un goût très vif pour la prestidigitation. Bientôt, il crut exceller dans cet art et, sur les conseils de ses camarades, il donnait une représentation publique et payante. Jamais artiste ne fut sifflé autant qu’il le fut ce soir-là. Et le public lui eût certainement fût un mauvais parti s’il n’avait échappé à sa colère par une fuite précipitée.
Décidément, il ne devait pas s’illustrer dans l’art cher à son compatriote Cagliostro, et il tourna de nouveau les yeux vers le théâtre, où il se sentait dans son élément. Il organisa une nouvelle représentation au petit théâtre de l’appartement paternel, et y donna une farce : La Sonnette de Donizetti, où il fut vivement applaudi, même par son père. C’est dans cette farce qu’il fit sa première transformation, en jouant, tour à tour, des rôles d’homme et de femme.
Est-ce que Leopoldo est là ? Non, répondit son père surpris, mais que voulez-vous ? Ce que je veux ? Je veux que le parjure reconnaisse mes droits et prenne soin de son enfant. Le lâche, le monstre ! Et, en prononçant ces mots, il tomba dans les bras de son père en simulant un évanouissement.
Il s’aperçut aussi, à ce moment, qu’il pouvait à son gré, changer le timbre de sa voix et déformer, pour ainsi dire, son visage. Il voulut expérimenter cette faculté, et à quelque temps de là, il apparut un soir, costumé en femme, à la porte de sa maison, où son père guettait chaque soir l’instant de sa rentrée nocturne. Il s’approcha de lui avec une voix de femme éplorée. Le brave homme, troublé, ouvrit sa porte et le traîna, inanimé, dans une pièce du rez-de-chaussée ou, après l’avoir étendu sur un divan, il se mit à la recherche d’un ingrédient quelconque qui pût ranimer ses sens. Quand, au bout d’une seconde, il revint avec un flacon de vinaigre, il l’aperçut, tenant à la main la toilette de femme dont il s’était revêtu. Eh bien papa ! Lui dit-il en riant, croyez-vous que je ferais un mauvais comédien ?
Les années s’écoulèrent, banales, jusqu’au moment où l’heure vint, pour Fregoli, de payer sa dette à la patrie. Il fut envoyé, comme soldat, à la 3ème compagnie d’ouvriers artilleurs à Bologne, où il eut l’occasion d’organiser des représentations théâtrales, aussi nombreuses que gratuites.
Après son service militaire accompli, il revint à Rome et pensa alors à se mettre sérieusement au travail. Il loua deux costumes et une perruque, et le tout enveloppé dans un journal, il se présenta au directeur d’un café concert de dernier ordre. Inconnu, il fut mal accueilli. La troupe est au complet, lui dit le directeur, et je ne puis vous offrir aucun emploi rétribué. Qu’à cela ne tienne, répondit-il. Je vais, si vous le voulez, donner sur votre scène une audition publique, et nous parlerons argent, si le public me trouve à son goût. Comme le directeur ne courait aucun risque, il consentit à le laisser monter sur ses planches et le soir même, Fregoli remportait un succès qui touchait de bien près au triomphe. Le directeur, enthousiasmé, l’engagea à raison de dix francs par jour.
Chaque jour, la réputation de Fregoli grandissait, si bien qu’il signa un engagement pour l’Amérique du Sud, à des appointements qui atteignaient prés de 4000 francs par jour. Buenos Aires, Montevideo, Rio de Janeiro et San Paulo, pour ne citer que ces importantes citées, retentissent toujours du bruit de ses succès.
En rentrant en Europe, il débarqua à Lisbonne, où l’attendait le théâtre Dona-Amalia. Ici se place un incident intéressant. Le soir de ses débuts, pour des raisons politiques, le peuple criait, dans les rues de Lisbonne : « A bas les Italiens ! » Devant cette hostilité publique, il proposa à son directeur de ne pas paraître sur la scène. Refus du directeur ; le public attend ; la salle est comble, il faut absolument jouer. « Bien, dit Fregoli, je jouerai ». Il ajustait sa perruque, quand il vit entrer, dans sa loge, le chef de la police qui venait l’avertir que le Roi et la Reine allaient assister à sa première représentation, et que, vu le tumulte de la rue, il serait peut-être prudent de supprimer de ses transformations la figure du roi Humbert. Il répondit sèchement au chef de la police que son programme était affiché, qu’il l’exécuterait au grand complet. Il entra en scène et, au moment voulu, annonça, sans forfanterie, mais d’une voix assurée : « Sa Majesté Humbert, roi d’Italie. » Alors, on vit le roi Don Carlos se lever et saluer plusieurs fois, tandis que les applaudissements éclataient au parterre et trouvaient un écho enthousiaste jusqu’au cintre : le petit comédien avait gagné une bataille diplomatique, et passa, ce soir-là, une minute exquise. Tous ceux qui aiment leur pays le comprendront.
Plus tard, il traversa l’Espagne, l’Allemagne, puis les États-Unis et la Havane. Partout le succès bruyant l’attendait avec son cortège de pièces d’or.
En 1897, il fut adopté par le public de Londres. En 1900, il triompha à Paris pendant toute la durée de l’Exposition. Aujourd’hui, le voilà de nouveau à l’Olympia, en face de cet admirable public parisien qui lui faisait peur avant qu’il l’adore, maintenant, de toute la force de sa reconnaissance attendrie.
Deux heures et demie à déployer toutes les ressources de son art d’enchantement. Il s’est surpassé, effaçant, par des prodiges inédits, sa propre légende. Trois numéros, dont l’effet va toujours croissant, composent son incomparable programme. C’est d’abord le bal masqué, où Fregoli trouve le moyen de représenter successivement : Elle et Lui et de faire valser Lui avec Elle, sans sortir de la scène ; puis, c’est la nuit d’amour, désopilante fantaisie, où l’inimitable artiste incarne successivement : une bonne, une dame aimable, un général, un concierge, un agent, et finit par s’imiter lui-même. Après, vinrent des pérégrinations de débutant à travers la plupart des villes de l’Italie.
On sort du spectacle comme sous l’impression d’un rêve. Cette sensation vous suit dans la rue, longtemps après que la représentation est finie. Ce spectacle de féerie, qui dure de neuf heures et demie à minuit, et dans lequel un homme, un seul, le même, occupe la scène, la remplit de fantômes joyeux, gracieux ou cocasses, qui sont lui, lui toujours, rien que lui. Tout Paris assiège les bureaux de l’Olympia. Il est heureux que la place de l’Opéra soit enfin désencombrée des palissades qui l’obstruaient, sans cela l’affluence des amateurs qui se pressent sur le boulevard, pour entrer au théâtre, aurait créé une fâcheuse obstruction. On ne parle plus que de Fregoli, des pièces de Fregoli, mime, danseur, acrobate et magicien.
A lire :
– Frégoli, sa vie et ses secrets de Jean Nohain et F. Caradec (Editions la jeune Parque, 1968).
– Les mirobolantes aventures de Fregoli de Patrick Rambaud (Editions François Bourin, 1991).
– L’interview de Fregoli.
– Fregoli par Savary.
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