CITOYENS ! venez voir un homme merveilleux,
Criait un baladin dans la place publique ;
Perin, Val, Pinetti , n’escamotent pas mieux,
C’est un sorcier, un homme unique
En vain vous ouvrirez et la bouche et les yeux,
Vous n’y comprendrez rien ; son pouvoir est magique
Il connaît les secrets des filles, des maris ;
Il sait lire un journal à travers la muraille,
Il change un œuf en chat, et le chat en souris,
Prenez donc vos billets, le voilà qui travaille l
Entrez : vous serez tous surpris.
Le Vice alors faisait sa ronde,
Bien déguisé, pour mieux charmer son monde
II voit l’escamoteur : eh ! vous n’y pensez pas,
Dit-il aux curieux. Il faut être imbécile
Pour perdre ici son argent et ses pas
Bien plus que lui je suis habile,
Bien mieux que lui je sais escamoter.
Qui, vous ? — Oui, moi. Parbleu, je vous défie…
Eh ! bien, voyons qui saura l’emporter.
Commencez, dit le Vice, et croyez, je vous prie,
Que nul n’a le pouvoir de me déconcerter.
Le jongleur, sans répondre à la fanfaronnade,
Fait de son doigt sortir une muscade,
Puis deux, puis trois, puis vingt. un quarteron complet
Il les reprend, les disperse, les mange,
Les passe sous un gobelet ;
Levez, dit-il… C’est une orange.
Des cartes, quand il veut, il change la valeur,
Il devine à l’instant celle qu’on a pensée.
Vous avez une dame et vous un roi de cœur ?
Dans mes mains l’une et l’autre est passée,
Et vous avez deux cartes sans couleur.
Il demande une montre. — Elle est fort à la mode,
Mais sujette à se déranger.
Oh ! ce n’est rien, dit-il, je suis bon horloger,
A ces mots il la brise et puis la raccommode.
En feriez-vous autant ; orgueilleux étranger ?
A votre tour ; je vous cède la place.
Le Vice rit, s’avance, et montrant une glace :
Regardez-vous, dit-il aux spectateurs.
Chacun se mire et croit voir son visage
S’orner et s’embellir des plus vives couleurs.
Un vieillard décrépit se croit dans son jeune Age
Et fait pour obtenir les plus rares faveurs.
Un enfant s’imagine être robuste et sage
Et porte à vingt beautés ses précoces ardeurs
Bon, dit le Vice, autres merveilles :
Voyez, amis, voilà trente bouteilles
Du meilleur vin : il est aux amateurs.
On s’approche : d’un souffle elles sont emportées,
Et deux lames ensanglantées
S’offrent aux regards des buveurs.
Chacun, en les voyant, veut fuir en diligence
Mais pour les rassurer, le Vice plus humain,
Du moins en apparence,
Leur donne un tronc de bienfaisance.
Un Marguiller leur dit, d’un air bénin,
Mettez-le sous ma surveillance ;
Des indigens, je connais la souffrance,
Je la soulagerai : on le croit, et soudain
On voit fumer un splendide festin ;
Le tronc a disparu, mais non pas l’indigence
Le Vice apercevant un nouveau Fournisseur
Lui présente une bourse. Ami, je vous l’accorde,
C’est le prix d’un cœur pur et rempli de candeur,
L’autre veut la saisir : que prend-il ? une corde.
Un Juge intègre et plein d’honneur.
Allait à l’échafaud condamner un coupable ;
Le Vice au Magistrat offre d’un air affable,
Un porte-feuille… ô fortune ! ô revers !
Le Juge à peine et le voit et le touche,
Qu’un cadenas se place sur sa bouche,
Et que du scélérat on voit tomber les fers.
Ce n’est pas tout: le portrait d’une belle
fixe les yeux d’un jeune libertin :
C’est ma Zoé, dit-il ; ma maîtresse. c’est elle.
Quelle fraîcheur, quel regard enfantin !
Ah ! si j’osais. bannissez les scrupules,
Emportez ce tableau, dit le Vice malin ;
Pour l’accepter l’étourdi tend la main,
Et ne reçoit qu’un paquet de pilules.
Ainsi par le talent du merveilleux Jongleur,
Tout change et prend une forme nouvelle ;
Il vide en un clin-d’œil la poche d’un joueur,
Et d’un vieux juif il remplit l’escarcelle ;
Dans la main du voleur le cuivre devient or.
Au jeune homme prodigue il enlève un trésor.
Pour le livrer à la beauté vénale.
Enfin l’ambitieux qui, dans sa main fatale,
Voit briller du pouvoir le signe séducteur
Court au-devant de la couronne,
Croit la saisir, et le Vice lui donne
La hache d’un licteur.
Mais à ce trait l’Escamoteur
Pâlit épouvanté d’une telle puissance :
Je suis vaincu, dit-il; j’en conviens, ma science
A la vôtre jamais ne doit se comparer ;
Le prestige innocent, que j’ai su préparer,
Ne dure qu’un instant, en un seul lieu s’opère,
Le votre est de tout âge, il existe en tous lieux,
En même temps, aux deux bouts de la terre,
Il séduit la raison, il éblouit les yeux.
J’ai peu de spectateurs, chez vous la foule abonde.
Je trompe quelques sots, vous trompez tout le monde.
CADET GASSICOURT.
Source : Veillées des muses ou Recueil périodique des ouvrages en vers et en prose lus dans les séances du lycée des étrangers… / publié par les citoyens Arnaud [Arnault], Laya, Legouvé et Vigée… -[s.n.?] (Paris, 1799). Crédits photos – Documents – Copyrights : Didier Morax. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.