Libre adaptation du Horla1, la nouvelle éponyme de Guy de Maupassant2. Un spectacle de et avec Jonas Coutancier. Mise en scène : Camille Trouvé & Brice Berthoud. Création musicale et interprétation : Solène Comsa. Régie Plateau : Philippe Desmulie. Dramaturgie : Camille Trouvé. Regard chorégraphique : Kaori Ito & Noémie Ettlin. Scénographie : Brice Berthoud et Jonas Coutancier. Construction marionnettes et prothèses corporelles : Amélie Madeline & Jonas Coutancier. Construction du décor : Magali Rousseau & Adèle Romieu. Création costumes : Séverine Thiébault. Création lumière : Louis De Pasquale. Oreille extérieure : Arnaud Coutancier. Création 2022
Jonas Coutancier nous propose une remarquable interprétation théâtrale et contemporaine du Horla, la nouvelle fantastique de Guy de Maupassant, en duo avec Solène Comsa, musicienne et compositrice et avec l’aide de la compagnie Les Anges au Plafond. Le spectacle, condensé en 1h10, met en place un étonnant dispositif scénique qui va évoluer au cours de la représentation et utilise la marionnette et l’illusion pour emmener les spectateurs dans une dimension irréelle laissant la place à l’interprétation.
Nous sommes directement plongés dans l’épilogue de l’histoire avec un terrible incendie ravageant l’habitation du personnage principal. Derrière le rideau de scène troué, nous entendons le crépitement des flammes et nous voyons des lueurs orangées se propager dans l’espace. Le rideau tombe et fait apparaître l’intérieur d’une maison (délimité d’un pourtour lumineux bleu) avec des meubles et un grand promontoire où est perchée une musicienne violoncelliste (Solène Comsa) qui va interpréter en live la musique et les bruitages de la pièce. Un compteur affiche le nombre de jours avant le drame. Jour 126, un homme debout au milieu de la pièce s’exprime dans une confusion la plus totale : « Je suis fou ! Je suis malade. Je suis resté dans ma maison hier mais qu’arrivera-t-il demain ? Je suis fou, je suis malade… »
Un tic-tac résonne et nous remontons le temps jusqu’au jour 1, quand l’homme vient s’installer dans sa nouvelle maison. Accompagné de la chanson On The Regular de Shamir, qui sort d’une enceinte Bluetooth, il met en place différents meubles, une table, un fauteuil et déballe d’un grand carton un lit pliable. Il emménage en dansant mais tout à coup la musique se coupe. L’homme sort alors de son rôle pour s’adresser à la salle en franchissant la zone délimitée de la maison en avant-scène, brisant le fameux quatrième mur. Il y a tout à coup des grésillements sonores et le cadre de l’espace intérieur se met à clignoter. Une ampoule grille dans un lustre suspendu…
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Le compteur défile, jours 6, 7, 8, 9… L’homme a un peu de fièvre et n’arrive plus à dormir. Il s’assoie alors sur son lit, dos au public et s’enlace. On voit alors une troisième puis une quatrième main apparaître et parcourant le dos et le cou de l’homme, puis tout disparaît d’un seul coup comme un mauvais rêve. L’homme ferme les rabats verticaux de son lit, comme une tente, pour dormir et on voit sa silhouette, allongée sur le dos, en ombre chinoise. C’est alors qu’une énorme main, avec deux avant-bras, surgit de son torse et touche son visage puis tente de l’étrangler. L’homme se réveille et à l’impression qu’« un danger le menace, que la mort approche. » Il sort alors de son rôle et s’adresse à sa collègue musicienne. Il se met en équilibre sur un grand carton et tombe par terre.
Jour 42, l’homme enfile un anorak, un sac à dos et une frontale pour aller prendre l’air dehors. Il sort à cour pour revenir sur l’avant-scène, derrière la limite de « la zone ». Il traverse de cour à jardin comme si un vent violent traversait la scène. On voit son vêtement s’agiter, le vent s’engouffrant dedans (un bel effet magique, visuel et artisanal dans sa conception).
Jour 56, l’homme croit être guéri mais d’un coup les meubles bougent tout seuls et une partie de la moquette se retourne pour laisser apparaitre un réseau lumineux. L’homme se met à table, se sert un verre de vin et épluche des carottes. Il entend en résonance que l’on croque plusieurs fois dans le légume (bruité par la musicienne) et devient fou avec ce bruit sorti de nulle part. Des épluchures lui sont jetées dessus et l’homme se saisi d’un couteau qu’il plante dans une carotte. Il se fait une inhalation dans un bol, en-dessous d’une serviette pour se calmer. Sa tête se découvre et on aperçoit alors un saisissant demi-visage (un masque très réaliste du comédien) avec une main qui tient son menton. Tout à coup, le visage se coupe en deux et on voit un interstice noir au milieu (un effet remarquable de scission). L’homme retourne se coucher et on voit en ombre chinoise une deuxième silhouette sortir de son corps en se pliant et en lui touchant son visage. Il saisi de la bouche de l’homme un tissu qu’il avale et lui referme les lèvres, comme pour lui voler son essence et son âme. L’homme se réveil en sursaut.
Jour 68, c’est le 14 juillet la fête nationale. L’homme j’imagine des présences surnaturelles. Il se noie dans l’alcool en dansant sur de la musique au volume de plus en plus fort jusqu’à tomber par terre en cassant sa bouteille. C’est alors que six mannequins habillés de K-way tombent des cintres. Ce sont des doubles de lui-même et il se bat avec eux comme pour attraper le pompon dans une fête foraine. Ces silhouettes inquiétantes sautillent et finissent par disparaître dans les cintres. L’homme a des spasmes et se roule au sol ; Il sort alors une nouvelle fois de son rôle et explique au public que la bouteille brisée est du faux verre, puis raconte une aventure qui lui est arrivée en Normandie quand il a failli tomber d’une balustrade, de la sensation qu’il a ressenti dans son ventre. Il retourne dans l’espace de sa maison qui s’éclaire et dont le sol se retourne à nouveau, laissant apparaître un réseau de lignes lumineuses.
La violoncelliste parle de croyances et de légendes surnaturelles, de fées et de Dieux. Pour elle « les religions sont des inventions stupides. » L’homme apparaît transformé avec quatre mains disproportionnées (des excroissances en latex, dont deux à ses pieds). Il porte également un masque représentant son visage sur la tête, de sorte que sa silhouette ressemble à une créature monstrueuse et difforme se déplaçant comme un animal, une représentation du Horla. Il inspecte la maison, monte sur les meubles, sort de la zone et disparaît en fond de scène.
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Les jours passent, jours 80, 81, 82, 83, 84… Toujours rien, les phénomènes semblent avoir disparu, puis le 2 août les meubles bougent à nouveau tout seuls. L’homme déclare : « Je vais me faire docile, il est le plus fort. Mais je pourrai bientôt le tenir sous mes mains, le mordre, le déchirer… » L’homme enfile un masque qui se décompose lentement en un réseau sanguin de lumières bleues. Il se bat ensuite dans un combat imaginaire avec un bâton (dont les coups sont bruités par la musicienne). L’homme tourne alors sur lui-même à 360° comme une hélice et dit : « Quelqu’un veut être moi et j’obéis, je ne suis plus rien. Je désir sortir mais je ne peux pas. Je ne peux pas fuir, je reste. »
Jour 101, « j’ai pu m’échapper deux heures, mais une voix ma dit de rester chez moi. » L’homme essaie de sortir du cadre mais un bruit de cout jus retentit et les portes du théâtre restent fermées. Hagard, l’homme monte alors dans les gradins de la salle vers les spectateurs, se met en équilibre précaire sur une rambarde (comme la balustrade évoquée plutôt) et crie : « Malheur à l’homme, le Horla va faire de nous sa chose, sa nourriture ! ». Il revient ensuite sur le plateau et range tous les meubles : « On est condamné au réel, laissez-moi sortir ! » Le sol se replie encore un peu, ne laissant qu’un infime espace, et une petite maquette d’une maison descend des cintres, puis l’homme y met le feu. Sur une musique électronique progressive et assourdissante, les flammes se propagent à l’intérieur de cette petite habitation et offre une terrifiante image. De la fumée se diffuse lentement sur la scène et l’homme revient totalement défiguré par une multitude de fils lumineux, tout un réseau fluorescent parcourt son corps comme celui du plateau et rappel le film futuriste Tron. Il se couche alors par terre et se confond avec le sol, se fondant littéralement avec le décor ! D’un coup, tout le réseau lumineux s’éteint comme un cœur qui vient de s’arrêter, ne reste plus que la petite maison qui brûle et les cendre dans une effroyable et poétique mise en abyme.
Notes :
1 « On dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages mystérieux. » Cette phrase, couchée par le narrateur dans son journal, pose admirablement l’atmosphère du Horla, le plus original et le plus effrayant des contes fantastiques de Maupassant. Pour l’écrire, il s’est documenté auprès du docteur Charcot, célèbre spécialiste des névroses et des hystéries. Mais surtout, il s’est probablement inspiré des troubles nerveux qui commençaient alors à le détruire et qui allaient bientôt l’emporter. Paru le 17 mai 1887 avec d’autres contes, Le Horla possède à cet égard une terrible dimension autobiographique. Sans doute est-ce la raison pour laquelle cette histoire, qui évoque la possession progressive de son unique personnage par une puissance invisible, est racontée sans aucun des prestiges habituels de la fiction, mais avec une sécheresse presque clinique. D’ailleurs Maupassant laisse de bout en bout planer le doute : illustre-t-elle l’avènement d’une espèce supérieure, vouée à se substituer à la nôtre, ou est-elle le fruit d’une hallucination pathologique ? Il est clair en tout cas que Le Horla rompt radicalement avec les traditions romantique et symboliste, et ressortit à ce que l’on pourrait appeler un « fantastique objectif », voire « naturaliste ». Au passage, l’auteur règle significativement ses comptes avec les croyances religieuses, qui « sont bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures ». Quoi qu’il en soit, ce conte laisse le lecteur la gorge sèche en exprimant « cette poignante sensation de la peur inexplicable qui passe, comme un souffle inconnu venu d’un autre monde », ainsi que Maupassant lui-même le disait à propos des contes de Tourgueniev. Dans Le Horla, Maupassant écrit que les principes « ne peuvent être que niais, stériles et faux, par cela même qu’ils sont des principes, c’est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où l’on n’est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion » ?
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2 Guy de Maupassant naît à Fécamp le 5 août 1850. Son père est un hobereau à la particule controversée qui se séparera de sa femme, autoritaire et snob, en 1862, après de violentes et fréquentes disputes dont l’enfant est souvent le témoin. Dès l’âge de sept ans, comme sa mère, il souffre de névralgies, ou feint d’en avoir quand il estime l’enseignement, notamment religieux, trop pesant. Du petit séminaire, d’où il est expulsé, il passe au lycée de Rouen. Précoce et de belle prestance, il s’intéresse autant à la littérature qu’aux femmes.
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Il a commencé des études de droit à Paris quand éclate la guerre franco-prussienne de 1870. Il est muté dans les services d’Intendance à Rouen. Antimilitariste et anticlérical, il porte déjà un regard désabusé sur le monde. Démobilisé, il trouve un emploi au ministère de la Marine, sans enthousiasme car la bureaucratie l’ennuie. Il publie dans des journaux ses premières nouvelles, écrit une farce érotique, retrouve Gustave Flaubert, un ami de son oncle, se lie avec Émile Zola, Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet, Ivan Tourgueniev… Ses fins de semaine, il les passe en bord de Seine, ou à Étretat. Il canote, montre ses muscles, séduit les bourgeoises… En 1877, il s’intègre à ce qui deviendra le Groupe de Médan, chez Zola, et quitte l’Administration, pour se consacrer entièrement à l’écriture, avec le soutien de Flaubert, son « cher maître », qui meurt en 1880, mais après avoir su, pendant dix ans, le conseiller dans sa démarche littéraire, et lui avoir fait partager son exigence dans le style, son goût pour l’exactitude dans la description, pour la véracité du détail vécu : La Maison Tellier (1881), Mademoiselle Fifi (1882), Une vie, Les Contes de la bécasse (1883)…
Sa notoriété est rapide. D’emblée, il est considéré comme un maître du conte et de la nouvelle. Riche de ses droits d’auteur, il voyage en Corse, en Algérie, passe ses hivers à Nice, auprès de sa mère… C’est un auteur à succès qui préfère la Normandie de son enfance à Paris. Les journaux s’arrachent ses chroniques. Tous les jours, de 7 heures à midi, il rédige six pages, qu’il réunit en recueil une fois par an ; en même temps, il publie des romans : Bel-Ami (1885), Mont-Oriol (1887), Pierre et Jean (1888), Fort comme la mort (1889)… L’écriture, même si elle fait sa fortune, lui pèse.
Aussi, à partir de 1885, entame-t-il, pour se distraire, une période mondaine. Il porte beau, moustache arrogante, allure fière, a du goût pour les « belles comtesses », qu’il s’amuse à séduire. Mais il souffre de troubles nerveux, passant de l’excitation à la prostration, prenant de l’éther pour chasser un mal obsédant. Son œil droit se paralyse. Lorsqu’il est las des frivolités parisiennes, il part en Méditerranée sur son yacht, le Bel-Ami. Il vit dans l’angoisse de devenir fou, comme son oncle, et comme son père, se sait le cerveau attaqué par une névropathie héréditaire et une syphilis nerveuse. Il a vu son frère sombrer dans la folie, et mourir à l’asile après avoir tenté d’étrangler sa femme. Atteint lui aussi du délire de la persécution, il souffre d’hallucinations, et ses crises de cécité le désespèrent. Ses démêlés avec son entourage se multiplient. Pour fuir le mal, il voyage. Le 1er janvier 1892, il tente de se suicider à Cannes. Ramené ligoté à Paris, il est, le 6 janvier, interné dans la clinique du docteur Blanche ; il s’y éteint le 6 juillet 1893. À quarante-trois ans. Les funérailles ont lieu au cimetière Montparnasse, en présence d’Émile Zola, qui prononce son éloge funèbre.
« Naturaliste », « impressionniste » ? Maupassant, qui détestait les étiquettes et les écoles et prétendait, cyniquement, n’écrire que pour de l’argent, a pourtant une place à part dans la littérature française. Personne n’a su parvenir à cette perfection dans la description du tragique de la vie quotidienne. Il a eu « pour aïeux », selon Émile Zola, « Rabelais, Montaigne, Molière, La Fontaine, les forts et les clairs, ceux qui sont la lumière et la raison de notre littérature ». Son influence a été encore beaucoup plus grande à l’étranger qu’en France.
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