« II y a le magicien qui est revenu… Il va nous chercher des trésors. » déclare la directrice de l’école en entrant dans la salle à manger de la pension où je suis descendu hier en fin après-midi alors que le matin c’était la distribution des prix ce dont l’école pavoisée et l’endimanchement de nombre des personnes que l’on croisait étaient l’attestation discrète. Pour trois jours je suis venu à Terre-de-Haut, une de ces îles proches de la Guadeloupe chrétiennement baptisées « les Saintes » et que peuplent des gens que d’aucuns regardent comme de souche en grande partie bretonne et qui, dans ces parages, étonnent presque tous par leur teint remarquablement clair. Non saintoise mais guadeloupéenne la dame qui vient annoncer la bonne nouvelle et qui, la veille ou l’avant-veille, avait déjà parlé d’un sourcier (ce même magicien peut-être) est une grosse femme bronzée aux seins trop lourds et à la taille trop épaisse mais au visage assez beau un peu oriental et encadré de deux larges anneaux d’or qui pendent à ses oreilles. Elle est accompagnée de sa marraine – vieille femme de couleur passablement flétrie mais souriante et distinguée – et une toute jeune fille noire à l’air de gentille petite cruche, vêtue comme les deux autres d’une jolie robe légère appropriée au climat.
Quant au magicien dont l’opulente Guadeloupéenne à signalé arrivée comme celle d’une notabilité, il se manifestera juste au moment du dîner : métropolitain de quelque quarante-cinq ou cinquante ans grisonnant, portant beau et qui pérore sur deux îles que j’ai parcourues il y a peu au nord de la Guadeloupe, Saint-Barthélémy (qu’il dit très semblable aux Saintes à juste titre s’il n’omettait de relever que l’île du nord peuplée de Normands restés presque sans mélange emporte de beaucoup sur celle du sud tout aussi compliquée et pittoresque de structure mais aux paysages moins amples et qui ne donne pas la même impression d’être dans de bizarres lointains) Saint-Martin (île mi-hollandaise mi-française où comme notre commensal le fait observer après bien d’autres, les services publics sont tellement mieux organisés du côté hollandais que du côté français). Au cours de la conversation j’apprendrai que ce phénix de table d’hôte, ce magicien dont l’aimable directrice qui est là depuis quatre ans et s’apprête à partir « en changement d’air » semblait saluer le retour comme un événement saisonnier n’est autre qu’un illusionniste en tournée. Plus tard je le saurai natif de Bourgogne, origine que son accent aurait pu suffire à me faire reconnaître.
Ces détails que ma mémoire ne parviendrait pas à me fournir je les trouve dans le carnet VII du journal de route que j’ai tenu pendant tout ce voyage (une mission dont l’Unesco m’avait chargé en 1952 pour enquêter sur l’état des relations entre les différentes catégories raciales en lesquelles se répartit la population des Antilles françaises). Non seulement mes notes, la plupart rédigées le soir et bouclant ma journée en la récapitulant, rapportent les entretiens que pour les besoins de cette enquête j’ai eus avec des gens de toutes couleurs et de conditions très diverses mais toutes mes allées et venues fussent-elles de plaisance pure.
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Un paragraphe du carnet où mon tour aux Saintes est relaté (fragment d’un aide-mémoire où des choses enregistrées sur le vif ou peu en faut sont fixées comme dans un herbier et auquel je puis aujourd’hui me reporter mais sans que mes notes cursives prennent vie à relecture et sortant de leur froideur documentaire aident autant que je le voudrais dans mes efforts pour positivement me remémorer) montre le magicien ramenant un lézard de facilement deux pieds de long qu’il à blessé à mort d’un coup de petit pistolet du calibre 6 mm puis résume l’entretien que j’eus avec ce Tartarin et un jeune blanc guadeloupéen probablement peu fortuné qui travaillait à Basse-Terre. Comme l’avait dit la directrice de l’école, le magicien – excité peut-être par les récits relatifs à la flibuste et au passé mouvementé des Antilles – s’adonne à la chasse aux trésors et il emploie à cet effet, nous confie-t-il, un appareil américain qui détecte les métaux mais sans donner aucune indication quantitative et peut fort bien vous amener à exhumer, en fait de trésor, un boulon ou une vieille boîte à sardines. A propos de son métier – sur quoi je l’interroge curieux de savoir ce qu’un professionnel peut en dire – l’illusionniste affirme que c’est essentiellement une affaire de « psychologie » et il cite ensuite des sommités qui selon lui ont fait partie de la société des prestidigitateurs : le président Edouard Herriot le professeur Locart de Lyon ainsi qu’un évêque qui, missionnaire, a utilisé ses talents pour se faire bien voir des populations du Gabon mais a dû, à ce sujet, fournir des explications au Saint-Siège.
Le lendemain 14 juillet. […]
C’est en fin de journée – à six heures selon ces notes maintenant si peu parlantes qu’elles me semblent presque recenser des choses qu’un autre aurait vécues ou recueillies – que doit avoir lieu au cinéma-dancing la séance de l’illusionniste Freddy Reys à laquelle je lui ai dit que je ne manquerais pas d’assister. A déjeuner, il a fait encore une fois étalage de sa connaissance des Antilles, m’assurant (il le sait d’expérience), que les Martiniquaises sont plus têtues que les Guadeloupéennes. Comme je le fais habituellement pour les propos qui me sont tenus en dehors même de toute interview, j’enregistrerai celui-ci non en tant qu’information à laquelle je devrais ajouter foi, mais en tant qu’opinion parmi d’autres susceptibles de m’éclairer sur des états d’esprit, à quelque catégorie de couleur de standing économique ou d’origine qu’appartiennent ceux ou celles qui en témoignent.
De la séance qui (proverbiale inexactitude antillaise, bien que le promoteur en fût un métropolitain) commença avec une heure de retard, je n’ai rien consigné qui me permette, à quelque vingt-cinq ans de distance, d’avoir l’idée de ce qu’en fut techniquement le contenu. En vérité je ne pense pas que le programme ait comporté des merveilles à laisser pantois et que les tours de sa vedette unique aient été plus que d’adroites et astucieuses manipulations. Sans doute aurait-il fallu à mon commensal de ces quelques jours des moyens financiers supérieurs à ceux dont apparemment il disposait pour présenter des tours à grand effet demandant une certaine mise en scène.
A défaut d’en imposer par des capacités confondantes comme on était en droit de l’escompter, Freddy Reys fit preuve d’un indéniable abattage. Vrai « Maître Jacques » de son one man’s show, il avait d’abord tout fait : perçu les entrées, casé son public qui tint à peine dans la petite salle miteuse, établi le silence, comme si, avant d’occuper à lui seul la scène il avait été à la fois tenancier de la caisse, ouvreuse et gardien de l’ordre. A un certain moment de son numéro qui se déroulait devant un parterre décidément remuant, ce fin psychologue jugea bon pour obtenir le calme d’engueuler carrément les gens n’hésitant pas à les traiter de sauvages et à leur déclarer, point culminant de sa courte diatribe, qu’il s’était cru en Guadeloupe, en France et non dans un pays sauvage. Sur-le-champ les gens ne parurent pas broncher mais après la séance, alors que l’assistance était en train de se disperser, j’entendis plusieurs personnes protester, chose bien naturelle, contre les paroles qu’un malappris leur avait adressées.
Une pluie diluvienne, qui pendant le spectacle avait commencé de tomber, persista lors de la sortie et nous fûmes quelques-uns à nous réfugier dans un minuscule hangar où se trouvaient deux chèvres qui bêlaient à qui mieux mieux effrayées par l’orage. C’est alors que me vint aux oreilles (ceci est resté vivant autant que l’incident trivial qui devait une fois pour toutes faire perdre la face à mon compagnon de rencontre) la véhémente discussion de deux ou trois hommes de couleur que d’après leur allure fruste et leur vêture j’estimai être des pêcheurs. Discussion qui n’en était pas une car contrairement à ce que la virulence du ton pouvait faire croire, ils s’accordaient pour regarder le magicien comme quelqu’un qui s’était moqué du monde et dont les tours étaient que des duperies.
« Tout ça c’est des trucs », disait si ma mémoire est fidèle, un des participants de cet apparent « babillage » (en langue du cru, grande dispute avec force discours et gesticulations) ignorant tout de l’art de l’illusionnisme – créer des illusions dont le spectateur se plaît à être consciemment la dupe – ces philistins venus pour voir un magicien s’indignaient de n’avoir vu qu’un mauvais plaisant dont tout le travail reposait sur de subtiles manoeuvres propres à berner les gens plus coriaces que les Gabonais, soi-disant amadoués par une prestidigitation prise pour de la magie, ils regimbaient, eux esprits forts, contre une magie présumée qui s’avérait prestidigitation et n’était donc qu’imposture.
Moi-même qui revis le lendemain seulement le bateleur incompris, car il ne vint pas dîner à la pension où son couvert, comme lors du déjeuner, avait été mis à ma table, je constate que ma façon de penser n’était pas très éloignée de celle des deux ou trois contestataires que le protagoniste de la séance avait déçus – et sans doute n’étaient-ils pas les seuls – parce qu’ils avaient attendu de lui beaucoup plus que ce qu’on peut logiquement attendre d’un membre de sa corporation. Rentrant à Basse-Terre comme j’en étais venu à bord de La Belle Saintoise, modeste voilier à moteur qui les mardis et vendredis desservait Terre-de-Haut et sa jumelle Terre-de-Bas en transportant passagers courrier et cargaisons variées, je vis – au beau milieu du canal des Saintes bras de mer où tangage et roulis étaient la norme – le pauvre Freddy Reys sur ce même rafiot, bourré notamment de caisses de bouteilles vides de bière ou de limonade dont la pâle Berthe avait apporté une part lors de l’embarquement, s’accroupir soudain et vomir à pleine bouche, avec assez de correction (je lui rends cette justice) pour n’asperger aucun de ses voisins. Pas très loin deux hommes de couleur considéraient la scène en se tordant de rire. Quant à moi, cet incident me surprit plus que de raison : je n’exigeais certes pas d’un illusionniste qu’il fût un magicien mais j’avais le sentiment profond que son déconcertant savoir-faire situait suffisamment hors du commun l’homme qui l’avait acquis pour que – tel héros oint du sang du dragon et devenu invulnérable – il fût immunisé contre le mal de mer. Tandis que dans le présent cas l’intéressé n’en avait même pas escamoté, grâce à quelque tour de passe-passe, les résultats humiliants.
Texte extrait des Cahiers d’études africaines. Vol. 19 N°73-76 (1979). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.