Voici un curieux petit livre de quatre-vingt seize pages1, adapté à une marionnette, qui traite de la figure du ventriloque au cinéma. L’auteur Erik Bullot livre une réflexion métaphorique et sociologique sur ces duos de foire qui apparaissent paradoxalement en plein cinéma muet, mais aussi à « l’effet-ventriloquie » où la voix est dissociée, dédoublée dans un médium où sons et images ne coïncident pas forcément et font l’objet d’un montage. L’essai s’ouvre sur une définition de la ventriloquie et d’un petit historique. L’auteur rapproche le ventriloque du magicien dans la dextérité et la coordination de ses mouvements. La ventriloquie possède une dimension « sacrée » liée aux prêtres et aux prophètes de la Grèce antique. La Pythie en est un exemple frappant, elle qui s’exprime comme le porte-parole du Dieu Apollon, dans un état de transe ou d’extase, à travers ses oracles. La ventriloquie a longtemps relevé de la nécromancie, de la magie, de la divination, de la sorcellerie et de l’exorcisme rattaché à des forces occultes.
Beaucoup de ventriloques sont connus pour leurs talents de bruiteurs et d’imitateurs, capables de mimer divers personnages en recourant au transformisme. Alexandre Vattemare (1796-1864) conversait avec des figures absentes et des revenants, imitait le sciage du bois ou l’allumage du feu. Son spectacle de 1823 comprenait trente-six personnages, tous interprétés par lui-même, nécessitant soixante-neuf changements de costume. Le polyphoniste William Edward Love (1806-1867) pratiquait les imitations sonores sur scène de 1830 à 1850, changeant de costume et d’apparence. Le comédien, illusionniste, imitateur et ventriloque Leopoldo Fregoli (1867-1936) effectuait entre soixante et quatre-vingt transformations en une seule soirée, accompagné d’une importante équipe d’assistants invisibles. Avec son Fregoligraph, il dédoublait ses personnages de l’écran à la scène et doublait par sa voix certains personnages sur l’écran.
L’élément surnaturel n’a pas disparu de la forme « moderne » de la figure du ventriloque avec sa marionnette sur ses genoux. L’anglais Fred Russell (1862-1957) et sa poupée Coster Joe, douée d’une véritable personnalité, a posé les bases de la ventriloquie moderne en instaurant un véritable dialogue entre les deux entités, rompant alors avec la tradition polyphonique et fragmentaire du ventriloque. Le trouble entre le réel et l’illusion est la base continue de l’art du ventriloque qui parle à sa marionnette tout en se parlant à lui-même.
Face à cette performance, les spectateurs oublient rapidement qu’il s’agit d’une illusion pour se laisser porter par le jeu qui provoque un trouble diffus entre le rire et l’angoisse. Le montreur distrait notre attention, crée une tension entre l’œil et l’oreille, qui escamote la source. Mais la poupée reste paradoxalement vivante et étrange, à l’image des mannequins de cire ou des automates qui réactivent en nous d’anciennes croyances. Il y a ainsi une ambivalence entre l’enfantin et l’inquiétant.
La figure du ventriloque au cinéma
Erik Bullot décrypte les enjeux dramatiques du ventriloque et de sa marionnette à travers une judicieuse sélection de films qui renvoie souvent à des troubles profonds et tragiques comme la schizophrénie, la possession ou le transfert de personnalité ; dans des récits dramatiques, fantastiques et horrifiques.
En 1925, le génial Tod Browning met en scène son acteur fétiche Lon Chaney dans le rôle du Professeur Echo, ventriloque criminel, avec The Unholy Three. Il est accompagné d’un athlète nommé Hercule et d’un nain Tweedledee. Echo se fait passer pour une vieille dame qui tient un magasin d’oiseaux. Profitant de la virtuosité d’Echo à imiter la parole des perruches et autres perroquets, le trio profite de la livraison des volatiles pour accomplir des vols chez les clients. En parallèle du dédoublement des personnages (le nain jouant le rôle d’un bébé), le film convoque d’autres motifs de la ventriloquie comme la porte, le coffre ou les jeux d’échelles. Dans la scène finale du tribunal, le ventriloque Echo est accompagné de sa marionnette Hector et les rôles sont curieusement inversés ; Echo use de son don pour parler à la place d’Hector.
Dans Gabbo le ventriloque (James Cruz, 1929) Erich von Stroheim joue de la dissociation du sujet dans le premier film parlant où il apparaît. Sa marionnette Otto a une jovialité suave, tandis que Gabbo a un rôle irascible. Quand il essuie un revers amoureux, Gabbo traîne Otto par la tête à l’envers, expression de son narcissisme mis à mal. Le film est aussi « coupé en deux » entre drame et comédie musicale.
Dans You Can’t Cheat An Honest Man de George Marshall (1939), le ventriloque de scène Edgar Bergen et sa célèbre marionnette Charlie McCarthy jouent deux personnages distincts. Charlie semble doué d’autonomie et devient le messager amoureux de son maître (le support d’une voix intérieure).
Le dédoublement d’une voix entre un corps et un pantin est une matière de prédilection pour l’épouvante et prend place dans des films de genre à sketches comme dans Dead of Night (1945). The Ventriloquist’s Dummy, la partie réalisée par Alberto Cavalcanti, met en scène Maxwell Frere, un ventriloque dont la marionnette tend à s’autonomiser un peu trop et accuse un autre ventriloque d’encourager cette révolte. Prolifération des miroirs, utilisation de la voix à distance (qui trompe l’auditeur sur la provenance de la source sonore), la mise en scène intègre tous les procédés de ventriloquie dans une allégorie du refoulé sexuel et homosexuel de l’acteur et du cinéaste. La dimension surnaturelle et psychotique du film en fait un modèle du genre. La figure du ventriloque psychotique sera reprise dans le film de Richard Attenborough, Magic (1978).
Dans Hitler, un film d’Allemagne (1977), film d’une durée de 7h30, le réalisateur Hans-Jürgen Syberberg propose d’exorciser l’histoire et la mythologie de l’hitlérisme sous forme d’une grande proto-installation tournée en studio avec l’emploi de projections frontales, de transparences, de maquettes et de marionnettes. Le film est à mi-chemin entre le cirque, le music-hall, l’opéra et l’univers de Méliès. Hitler interprété par différents comédiens emprunte tous les masques : cinéaste, clown, peintre en bâtiment, Dictateur de Chaplin… Les autres personnages sont interprétés par des marionnettes devenues des doubles et des alter egos, manipulés par des montreurs qui énoncent leurs prophéties.
« L’effet-ventriloquie »
La ventriloquie s’inscrit dans l’histoire des médias sonores qui ont séparé le corps et la voix : le phonographe, le téléphone et le cinématographe. Ce dernier a rencontré très tôt la ventriloquie, en parallèle aux figures du bonimenteur et de comédiens qui accompagnaient ou « doublaient » la projection de film jusqu’en 1915.
Le fait de pouvoir substituer une voix à une autre est un procédé illusoire, contemporain de l’hystérie et de la psychose. Nombres de récits littéraires évoquent la ventriloquie sous le motif de la personnalité scindée, du sosie ou de l’écoute des voix. On pense notamment à L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert-Louis Stevenson (1886) ou au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (1890). Les séances de spiritisme manifestent également les effets de la voix dissociée en faisant parler les êtres défunts à travers le médium. Nombre de cinéastes utilisent « l’effet-ventriloquie » à des fins dramatiques, comiques ou auto référencées.
Dans Singin’ in the rain (1952), le chef-d’œuvre de Stanley Donen, le film dans le film tourné aux débuts du parlant est projeté désynchronisé et fait parler le personnage de Marquise avec une voix de basse. A la fin le rideau révèle, derrière l’actrice à voix de fausset, une débutante qui chante en playback à sa place.
Dans The Nutty Professor (Jerry Lewis, 1963) on retrouve une ventriloquie dérivée par le mimétisme avec la marionnette. Lewis, sous les traits de Buddy Love (Hyde), entretient une certaine ressemblance avec la marionnette-type des ventriloques : grands yeux, grande bouche, pommettes hautes et coiffure d’enfant modèle. Dans cette adaptation du roman de Stevenson, il ne s’agit plus seulement de passer d’un corps à un autre, de changer de personnalité, mais d’inventer un modèle de « sensorialité excentrique » rappelant la nature partagée de la ventriloquie, visuelle et sonore.
Dans F for Fake (1973), Orson Welles livre une sublime méditation sur son art où le cinéaste parle à travers d’autres voix et d’autres images (tournées par François Reichenbach). Tel un ventriloque, Welles se cache en coulisse sous différents masques et disparaît dans une mise en abyme scénaristique. L’histoire du faussaire excentrique Elmyr de Hory se double du plagiat volontaire réservé aux images par le réalisateur – prestidigitateur.
Note :
1 Cet ouvrage de 17 x 12 cm fait partie d’une série très originale « Côté cinéma / Motifs » dirigée par le théoricien Dominique Païni. La collection propose d’explorer tous les motifs récurrents du cinéma, un inventaire des éléments matériels qui, alors même qu’ils semblent n’être que banal contexte, environnement ordinaire, voire contraintes météorologiques inévitables, font pourtant sens au cinéma. Chaque volume s’appuie sur un motif particulier pour mettre des films en relation et faire apparaître des coïncidences entre des cinéastes. Parmi cette collection : L’attrait de l’illusion, L’attrait des fantômes, L’attrait des miroirs, L’attrait de l’ombre…
A lire :
– L’attrait des ventriloques d’Erik Bullot (Editions Yellow Now, 2022).
Cet article a été publié pour la première fois dans le MAGICUS magazine n°234 (mars-avril 2022). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Erik Bullot, Coll. S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.