Les astrologues se distinguent des cartomanciennes en ce qu’ils prédisent l’avenir par la position des astres, la science des noms et des nombres. Géomancie, astrologie judiciaire, onomastique. Ils s’en distinguent surtout par leur style. Je suis allée consulter le fakir Persan, dans un immeuble sobre et sévère de la rue de Berne, cette rue qui fait penser au verbe berner. Le fakir a le sens de l’humour. II reçoit de 2 à 7. Je suis arrivée à 6 heures devant une petite porte, au fond d’un étroit boyau fraîchement peint. Une femme entre deux âges m’a ouvert : j’ai vu derrière elle un étroit boyau encore, éclairé à l’électricité, sévère et sans couleur, des portes sur lesquelles tombaient des portières rouges.
« Madame, il est trop tard. M. Persan ne prend plus personne. Il faut venir plus tôt. »
« Mais je viens de loin… »
« N’importe, c’est impossible. »
Je revins le lendemain à 4 heures : c’était encore trop tard. M. Persan ne reçoit que les personnes venues vraiment très tôt et ne donne pas de rendez-vous. Derrière moi, un vieil homme à l’aspect paysan se vit aussi exclu du temple. Je ne fus reçue qu’à ma quatrième visite. Il faut arriver à 2 heures et demie pour être reçue à 7 heures. Tout un après-midi dans un petit salon impersonnel et nu, qui donne sur une cour triste où l’on entendait jouer un petit enfant. Des dames attendaient. Rien que des petites bourgeoises. Une très jeune fille, une vieille fille distinguée, une grande provinciale molle et blonde, deux ou trois femmes encore, éteintes et grises.
Couverture de l’Almanach du Fakir Birman 1938 (Éditions SPAD).
Sur la table, une brochure du fakir, des causeries faites à la T. S. F. Phrases creuses et vagues sur la chance à la loterie, l’astrologie, la fin du monde. Une seule « révélation » : Mussolini a un astrologue attitré ; Hitler fut inséparable du devin Hanussen, qui fut assassiné. Je pense à M. Joseph Caillaux qui aimait, paraît-il, aussi consulter des sorciers, en province. Les clientes disparaissent. Il ne reste plus que la grande blonde ; elle dit :
« J’habite la province, n’est-ce pas : je profite d’un séjour à Paris. Ma sœur a consulté ; il paraît que c’est très bien. Et puis, il y a tant de choses qu’on ne comprend pas. Regardez, par exemple, l’électricité, la télévision. Il y a quelques années, on n’aurait jamais supposé, et maintenant… »
« Ça ne vous étonne pas, justement, que l’astrologie, une science si ancienne, ait fait si peu de progrès, et que les jeunes sciences aient évolué si vite ? »
La grande blonde est surprise ; la secrétaire rentre et nous jette un regard soupçonneux. Puis je suis seule. Je questionne la secrétaire. Je m’intéresse au fakir. Elle me dit qu’on vient consulter de tous les coins de France, du fond de l’Europe, des hommes d’affaires, des banquiers, des hommes politiques. Certaines personnes lui consacrent quelques heures et quelques billets de mille francs à chacun de leurs séjours à Paris. Il a retenu au bord du suicide un homme qui avait fait de mauvaises affaires. Vous voyez.
Cette incroyable pauvreté de la brochure du fakir, ces causeries par radio sur le ton de la publicité, cette noire tristesse qui suinte des murs du local de la rue de Berne, cette inconsistance des femmes qui étaient là, pendant des heures, avec leurs petits secrets et leurs grands chagrins, leur air bourgeois et leur visage mou, peut-être ne sont-elles que des apparences, peut-être vais-je réellement trouver des dons de clairvoyance, une science subtile, au moins de la psychologie. Peut-être ne regretterai-je pas les cent francs que je sens-là, en quatre, dans ma poche…
C’est mon tour. Un monsieur grand et mince me fait entrer dans son bureau. Drôle de monsieur. Drôle de bureau. Le fakir a le visage asymétrique, un collier de barbe qui n’évoque pas celui des mages de Chaldée, les oreilles décollées, un ruban à la boutonnière Saint-Esprit, ordre de la Jarretière, ou bien sont-ce simplement les couleurs favorables à la chance ? Je donne loyalement mon nom, mon âge. J’ai mis mon alliance dans ma poche, faible ruse. Le fakir fait de petits calculs sur une feuille, puis il parle en termes abstraits, obscurs et vides. C’est un langage sans substance, coupé de « Permettez-moi », de « Veuillez m’autoriser », de toute une fausse politesse, d’une élégance pour clients incultes. Pour cent francs, j’ai appris que ma couleur était le noir et ma pierre l’onyx, mon jour favorable le samedi. Mon cerveau s’est troublé : chacun des devins que j’ai vus m’a donné d’autres dates de la chance. Je suis à la tête de 365 jours de chance par an ; je n’en demandais pas tant. J’ai appris encore que je ferai bientôt connaissance, dans un « endroit où je rencontre du monde » (suis-je employée, ouvrière, prostituée, vais-je quelquefois en métro, en autobus, au cinéma, dans les magasins ?), d’un monsieur âgé (toujours lui), qui me fera une belle situation.
Je pensais que plus on monte dans la hiérarchie publicitaire des devins, moins on en a pour son argent. Les cartomanciennes de quartier sont plaisantes par les détails précis qu’elles imaginent, quelque fantaisie dans l’invention et par leur langage simple et vif. Les grands fakirs se cachent prudemment derrière un vocabulaire imprécis, des formules à multiple sens dont il ne vous reste aucun souvenir. Le fakir pose des questions, demande : « Comprenez-vous dans quel sens je dis cela ? Voyez-vous à quoi je fais allusion ? »
Je répondais oui et je voyais dans le visage impassible du fakir une lueur de gaieté.
« Encore une qui comprend, l’oracle. Elle a bien de la chance… »
Il me dit aussi qu’il fallait prendre un billet à la Loterie et que je dois gagner. J’ai demandé si je pouvais vraiment me fier à mon jour favorable il m’a dit : « Entendez-moi bien. Je n’ai pas dit que le samedi 7 vous fût favorable. J’ai dit qu’il vous appartenait, en bien ou en mal… »
En quoi un jour, qui vous appartient diffère-t-il donc d’un jour qui ne vous appartient pas ? Les fakirs ne le diront jamais. Il m’a livré encore quelques généralités. Il s’est levé pour me reconduire ; il a refusé avec noblesse mon billet de cent francs que j’ai remis, selon le rite, à la dame de l’entrée. Quelques jours après, j’ai envoyé au fakir, avec trois francs de timbre, une demande d’horoscope. J’ai reçu une formule toute faite, dans le genre de celles du professeur Hamon, plus vague encore. Elle commençait par ce mot : « Monsieur ». Hélas ! Entre toutes les secrétaires chargées de répondre dans toute la France aux milliers de personnes troublées par le destin, celle qui était chargée de me dévoiler mon avenir s’était trompée de circulaire…
– Extrait de la série Trafiquants de Mystère (5ème partie) parue dans journal L’Humanité du 9 janvier 1937.
A lire :
– Des Gris-Gris aux petites annonces.
– Géographie des voyantes.
– Filtre d’amour.
– La devineresse qui questionne.
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