Par M. Alfred Binet (Directeur du laboratoire de psychologie à la Sorbonne)
Les analyses précédentes nous ont démontré combien il est difficile, même pour un observateur intelligent et attentif, de voir tout ce qui se passe devant lui. Pour tout voir, il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, parce que notre oeil n’est point comparable à la plaque photographique qui fixe sans discernement tous les détails de la réalité. La perception mentale des objets est soumise à un certain nombre d’influences qui font que quelques objets sont perçus correctement, que d’autres ne sont pas perçus, et d’autres enfin, qui n’existent pas, sont imaginés avec tant de force qu’on croit les percevoir.
Pour compléter notre étude, nous avons pensé qu’il serait intéressant d’avoir recours à la photographie, qui aujourd’hui est devenue le complément naturel, presque indispensable des observations visuelles. Grâce au concours de M Georges Dameny, l’habile collaborateur de M. le professeur Marey, nous n’avons pas été réduits à nous contenter de quelques instantanés isolés. M. Demeny a bien voulu photographier plusieurs tours de prestidigitation au moyen de l’appareil chronophotographique nouveau. Cet appareil, dont une description récente a été faite par l’académie des sciences, permet de prendre en une seconde jusqu’à 30 épreuves instantanées d’un même mouvement ; chacune de ces épreuves est séparée des autres par des intervalles égaux. La série d’expériences donne à la fois la forme du phénomène et sa durée. On sait que la chronophotographie a déjà reçu de nombreuses applications dans le domaine des sciences physiques et naturelles. C’est grâce à la photographie qu’on a décomposé certains mouvements complexes qui, par suite de leur rapidité, échappent à l’analyse de l’oeil. Nous citerons en particulier le vol des oiseaux, les différentes allures du cheval, le pas, la course de l’homme et, d’une manière générale, tous les exercices physiques auxquels un homme peut se livrer.
Deux artistes, MM. Arnould et Raynaly, ont consenti à exécuter devant l’objectif leurs meilleurs tours de carte et de muscade ; nous avons fait photographier en série le saut de coupe d’une main et des deux mains, le filage, le rayonnement, la carte à l’oeil, le tour de la cage éclipsée, l’escamotage d’une muscade et d’un oeuf, etc. Chacun de ces tours, qui dure une seconde, souvent moins, a été détaillé par une douzaine d’épreuves: l’escamotage d’un oeuf, dont la durée exacte a été d’une seconde et demie, peut être étudié dans une série de quinze photographies, dont chacune est si complète et si précise qu’il semble que l’artiste a posé pour l’exécuter.
Quand on examine cette petite collection photographique, on est frappé de ne pas y retrouver les illusions si puissantes qui naissent du tour exécuté devant les yeux ; en regardant par exemple les nombreuses images qui indiquent la position des mains dans un saut de coupe, on saisit le mécanisme de cette opération compliquée, mais on ne comprend pas comment cette opération a pu produire une illusion quelconque. Cette série photographique a même révélé à M. Raynaly, qui avait exécuté le tour, un détail dont il ne se doutait pas. Pendant le saut de coupe, qu’il exécute en quinze centièmes de seconde environ, une de ses mains se porte au devant des cartes et forme écran ; le tout est si rapide que le spectateur ne s’en aperçoit pas ; il est plus curieux que l’artiste lui-même ne s’en soit pas aperçu.
La photographie de l’escamotage d’un oeuf donne aussi des résultats fort curieux. On peut suivre attentivement les attitudes successives des mains faisant le simulacre de passer l’oeuf de la main droite dans la main gauche, et on n’a, à aucun moment, l’impression que le passage a effectivement lieu. On est même surpris de s’apercevoir que le mouvement simulé ne ressemble que de loin au mouvement réel. Dans aucune des images les mains n’ont la position réelle qu’elles devraient avoir pour saisir un objet; le tour est exécuté si vivement qu’une imitation grossière suffit pour donner l’illusion.
Si l’épreuve photographique détruit si complètement l’illusion, c’est parce qu’elle supprime tous les facteurs de l’erreur que nous avons énumérés : la vitesse du tour, le boniment de l’artiste, les manoeuvres qui ont produit un déplacement ou une diminution de l’attention, etc. Grâce à la photographie, nous pouvons faire le départ entre ces deux éléments de toute perception que l’on confond si souvent l’un avec l’autre : la sensation brute et l’interprétation de l’esprit.