Par M. Alfred Binet (Directeur du laboratoire de psychologie à la Sorbonne)
Au lieu de détourner l’attention sur un autre point, on peut amortir son énergie et s’arranger de manière que les spectateurs ne remarquent point l’objet important d’un tour ou l’acte décisif qui permet d’exécuter le prestige.
Les moyens d’affaiblir l’attention sont si nombreux qu’on ne peut les énumérer tous. Dans certains cas, pour cacher un mouvement on le fera brusquement, par surprise, de manière que personne n’ait pu préparer son attention ; ou bien on fera le mouvement avec une telle rapidité que l’oeil n’aura pas le temps de le détailler.
Sur la rapidité des tours d’adresse, il y a quelques considérations intéressantes à présenter. Il est bien évident que certains tours exécutés avec les mains restent des énigmes pour les personnes qui ne les connaissent pas, quand ces tours sont exécutés avec une très grande rapidité. Nous avons vu à notre laboratoire M. Raynaly exécuter devant nous avec un brio incomparable le saut de coupe des deux mains. Ce tour produit une illusion si puissante qu’après l’avoir vu répéter plus de vingt fois, nous n’avions pas pu en saisir le secret. M. Raynaly tenait entre deux mains un paquet de cartes. Il nous montrait d’abord que la carte de dessus était une figure, par exemple le roi de cœur ; puis, brusquement, on percevait une petite secousse des mains, et sous nos yeux étonnés le roi de coeur se transformait, ou du moins semblait se transformer en as de pique. Nous étions là quatre personnes, gens habitués à l’observation : nous restions stupéfaits, ne comprenant absolument rien. La disparition de la cage a été exécutée également devant nous par M. Arnould ; le tour produit encore une illusion curieuse, quoique moins forte que le précédent.
On ne peut contester que la vitesse du mouvement est une des causes de son invisibilité, et la preuve, c’est que si l’artiste consent à exécuter le mouvement en plusieurs temps, on n’a aucune peine à en détailler le mécanisme. Seulement, il faut remarquer aussi que la question est assez complexe.
L’invisibilité ne tient pas seulement à la courte durée de la sensation reçue par l’oeil. Des expériences ont été faites en très grand nombre dans ces dernières années pour mesurer la durée de perception pour une lettre ou une couleur ; on a fait l’expérience en plaçant l’observateur derrière un orifice dont on règle la durée d’ouverture. Pour percevoir et reconnaître une lettre, le temps nécessaire se chiffre par quelques centièmes de seconde. Quand on assiste à un tour, la difficulté de perception est bien plus considérable que pour reconnaître une lettre ou une couleur. Il faut arriver à comprendre et à deviner le mécanisme d’un acte souvent très compliqué, comme l’est par exemple le saut de coupe des deux mains ; aussi le temps pris par cette opération, quoique beaucoup plus long que le temps nécessaire pour percevoir une couleur (il dure 45 centièmes de seconde), ne suffit-il pas au spectateur.
Il y a donc deux causes qui concourent à l’illusion : d’abord la vitesse du mouvement des mains, et ensuite le caractère compliqué et encore inexpliqué de l’opération. Dès que cette seconde cause de l’illusion est supprimée, l’illusion disparaît. Les artistes que je viens de nommer ayant eu l’obligeance de décomposer leurs mouvements, j’ai pu aussitôt après, quand ils ont répété le tour avec la vitesse accoutumée, me rendre compte du mouvement de leurs mains. Je voyais le mouvement parce que j’avais appris à le connaître, et que je savais par conséquent sur quel point exact je devais faire porter l’effort de mon attention.
C’est par des considérations du même genre que s’explique ce que j’appellerai « le système de l’écran ». Il existe un nombre indéfini de tours où, pour rendre un objet invisible, on le cache entièrement, absolument, en le plaçant derrière un autre objet qui forme écran. A première vue, il semble incroyable que les spectateurs ne se doutent pas de l’artifice. Ils ne s’en doutent pas parce qu’à chaque moment de la vie usuelle, nous avons l’habitude de perdre de vue l’objet que nous regardons, et que nous suppléons par un raisonnement rapide a ces courtes éclipses de l’objet. Si par exemple nous regardons un enfant qui joue a la balle, il arrive des moments très courts où nous cessons de voir une main de l’enfant ; nous croirions cependant ridicule d’en conclure que cet enfant est devenu brusquement manchot. Une image mentale détaillée qui reste constamment en éveil complète la sensation et empêche d’en remarquer les lacunes.
L’artifice de la prestidigitation consisté à ménager des lacunes analogues. Le prestidigitateur s’entoure de certaines conditions matérielles qui cachent de temps en temps, pendant une durée très courte, ses mains ou l’objet qu’il tient, sans qu’on s’aperçoive de l’interruption qui se produit dans le cours de la perception et c’est pendant ces interruptions que l’acte décisif est exécuté.
Supposons, par exemple, que le prestidigitateur ait besoin dans un de ses tours de substituer une carte à une autre ; c’est ce qu’on appelle « filer la carte ». Pour dissimuler l’opération, voici comment il procède : il ne la place pas derrière une table, mais devant, entre la table et les spectateurs, ce qui lui fournit l’occasion toute naturelle de se tourner à demi quand il posera la carte sur la table. Pendant ce demi tour, sa main est invisible et il fait le filage.
Il y a beaucoup de mouvements secrets qui se font au moment où le prestidigitateur, après être descendu dans la salle, remonte en scène par le praticable. Pendant qu’il tourne le dos au public, il opère en toute sécurité des substitutions avec les objets qu’on vient de lui confier. Souvent aussi on ménage un moment dans une expérience où l’on a besoin d’aller chercher au fond du théâtre un objet important, et pendant qu’on va le prendre, on fait des substitutions ; quelquefois même, pour avoir plus de temps, on feint de chercher un objet qui ne tombe pas à l’instant sous les yeux. Il y a un tour où c’est pendant cette recherche simulée qu’on enveloppe une montre dans du papier et qu’on introduit le paquet dans une boîte à double fond. Mieux encore : on peut opérer une substitution en confiant l’objet à une aide, puis on le lui redemande ; c’est par exemple un oiseau vivant avec lequel on a terminé un tour, on le remet au « servant » en lui disant de le replacer dans la cage ; puis, se ravisant, on dit à l’aide : « Non, rendez-moi l’oiseau. Je veux m’en servir pour un nouveau tour. » L’aide, qui a eu un moment le dos tourné, et que d’ailleurs personne n’a songé à surveiller, a fait l’échange. On lui a donné un oiseau vivant, il donne à la place un oiseau mort ou tout autre objet, et tout à l’heure les spectateur seront bien étonnés de s’apercevoir de la substitution, d’autant plus qu’ils s’imaginent ne pas avoir quitté l’oiseau des yeux.
Autre exemple de substitution, qui est tout à fait analogue au précédent : On a emprunté un objet, on l’a enveloppé sous les yeux du spectateur, et on veut le remplacer par un objet semblable, mais truqué, qu’on a placé secrètement au fond d’un chapeau. Le prestidigitateur dit simplement : « Je place l’objet dans ce chapeau… ou plutôt je le confierai à cette personne. » En disant les premiers mots, il introduit rapidement dans le chapeau le petit objet et en prend un autre. Il tait l’acte négligemment, en évitant de jeter les yeux dans l’intérieur du chapeau, de sorte que, comme il se ravise aussitôt, les spectateurs s’imaginent qu’il n’a fut aucune action secrète.
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La dissimulation des objets se fait aussi très fréquemment, en les passant d’une main dans l’autre. Veut-on introduire une boîte, un pantin, un objet quelconque dans un mouchoir de la main gauche, on tient l’objet de la main droite, puis, d’un air naturel, on passe le mouchoir dans la main droite, où on le réunit à l’objet ; ce geste est si insignifiant qu’il ne peut éveiller aucun soupçon ; et, d’autre part, il est impossible au spectateur de voir ce tour puisque la main droite reste constamment fermée.
Ce sont des services de ce genre que rend la baguette magique ; cette baguette, qu’on tient à la main, donne à cette main un prétexte pour rester à demi fermée, et permet par conséquent de dissimuler plusieurs objets dans la paume de la main. En outre, le prestidigitateur ne garde pas constamment sa baguette dans la main; s’il doit se servir des deux mains pour soulever un objet, ou le présenter au public, il dépose sa baguette sur la table ; un moment après, il la reprend, pour frapper un coup et donner le signal du prestige. Ces mouvements paraissent avoir si peu de signification que non seulement on les néglige, mais encore on ne les voit pas. Et cependant, ils ont une importance décisive; en déposant la baguette sur la table, le prestidigitateur se débarrasse de l’objet gênant qu’il tenait dans sa main ; en reprenant la baguette, il s’empare d’un autre objet. Le public n’a rien vu et ne se doute de rien.