Par M. Alfred Binet (Directeur du laboratoire de psychologie à la Sorbonne)
On rencontre dans les tours de prestidigitation un second genre d’illusions, auxquelles on peut donner le nom d’illusions négatives pour les opposer aux précédentes. Ce sont les expériences d’hypnotisme qui nous ont fait connaître les premiers et les meilleurs exemples de ces illusions singulières, qui consistent à ne pas voir, ne pas entendre, ne pas sentir, et qui abolissent la perception soit d’une classe d’objets, soit d’un objet particulier.
Supposons un objet bien réel, matériel, palpable, placé devant le sujet hypnotisé ; c’est par exemple une des personnes qui assistent à l’expérience. On commande au sujet de ne pas voir cet assistant ; et cela suffit pour que ce dernier disparaisse, devienne en quelque sorte invisible. Ce second genre d’illusion est plus subtil, plus difficile à comprendre que le premier ; les auteurs n’en ont pas encore donné, il faut bien l’avouer, une explication absolument satisfaisante. On ne sait pas ce qui se passe dans l’esprit du sujet hypnotisé auquel on commande de ne pas voir une personne ; on a quelque peine à comprendre le procédé par lequel cet hypnotisé, tout en restant sincère avec lui-même, sans feindre ni jouer la comédie, peut arriver à ne pas voir une personne qu’il a devant lui, et dont il connaît parfaitement bien la présence.
Les illusions négatives sont fréquentes dans les séances de prestidigitation ; nous allons rechercher par quels moyens on peut empêcher une personne saine d’esprit, et en possession d’elle-même, d’apercevoir certains objets placés devant ses yeux. Ces objets qu’il faut soustraire à l’attention de tous varient suivant les circonstances ; dans certains tours c’est un coin de table de l’escamoteur ; dans d’autres tours, c’est un gobelet, un paquet de cartes ; le plus souvent, ce sont les mains même du prestidigitateur que le public ne doit pas regarder avec trop d’attention. On comprend qu’il n’est pas toujours facile de se soustraire à la surveillance des assistants ; le public vient au spectacle pour voir, et tous les yeux sont fixés, dès que le rideau se lève, sur l’artiste en scène. L’artiste est éclairé eu dessous par une rampe, et sur la table d’escamotage tombe la lumière crue du gaz et de l’électricité ; le théâtre entier est brillant de lumière et presque sans ombres. Comment empêcher les spectateurs de porter leur attention sur le point particulier où va se produire le prestige ?
Pour y arriver, les prestidigitateurs ont tiré parti d’une loi psychologique que sans doute ils ne connaissent pas et n’ont jamais entendu formuler en termes explicites. Toute la prestidigitation, nous l’avons dit, repose sur la psychologie. Nous venons de montrer comment la loi de l’association des idées explique les illusions positives. Ce qu’on peut désigner sous le nom d’illusions négatives s’explique par cette autre lui qui peut se formuler ainsi : nous avons une tendance à ne percevoir que les objets extérieurs qui éveillent notre attention. Toute perception est un choix un triage ; des sensations innombrables font vibrer sans relâche nos organes des sens.
Nous négligeons la plupart parce qu’elles n’offrent aucun intérêt ; notre attention se fixe seulement sur quelques-unes, les sensations significatives ; celles-là seules franchissent le seuil de la conscience claire, deviennent l’objet de nos raisonnements, nous suggèrent des souvenirs et jouent un rôle dans notre vie intérieure. Bien que chacun de nous ait une orientation particulière de son attention, que celui-ci regarde davantage les formes, ce ; autre les couleurs, et ainsi de suite, il y a certaine règle de perception qui sont générales, on peut désigner tels objets qui certainement attirent tous les regards, certains autres qui ne sont perçus que du coin de l’oeil, négligés et vite oubliés.
La prestidigitation connaît cette uniformité de réactions devant les mêmes spectacles ; elle la connaît et en profite ; quand il y a un intérêt majeur à ce que certaine particularité d’un tour ne soit point remarquée, même en pleine lumière, on s’arrange pour déplacer les regards au moment décisif vers un autre points ou bien on
donne à la manoeuvre qu’il faut cacher une apparence de simplicité, un caractère d’insignifiance, qui produisent un relâchement de l’attention. Déplacer l’attention et l’amortir, tels sont les deux moyens principaux par lesquels on réussit a rendre invisible un spectacle visible pour tous les yeux.
Le déplacement de l’attention sera facile à comprendre au moyen de quelques exemples :
Quand tous les yeux des spectateurs sont fixés sur l’artiste, celui-ci peut déplacer tous les regards vers un point, en regardant lui même ce point sans affectation ; s’il se tourne vers la droite, tous les spectateurs regarderont docilement dans ce sens ; il est bien entendu qu’il ne doit pas exécuter ce mouvement avec trop de vivacité ; le mieux est de prendre un temps et de se tourner avec lenteur et naturel. C’est l’A, B, C du métier. Si l’on veut faire un tour avec la main droite, on se tourne vers la gauche ; pour dissimuler un mouvement de la main gauche, on se tourne vers la droite, et la mimique de la physionomie, ainsi que toute l’attitude du corps, indiquent au spectateur la direction dans laquelle il doit porter son attention.
Le fait seul de parler produit un déplacement particulier de l’attention. M. Max Dessoir en a fait la remarque. Quand l’artiste prend un paquet de cartes sans rien dire, on regarde ses mains ; dès qu’il parle, les regards se portent sur la figure et quittent ses mains, qui peuvent en profiter pour exécuter des actes que personne ne surveillera. Le déplacement des yeux et de l’attention est encore plus certain quand on imagine de faire une action quelconque, qui par elle même intéresse le public. Dans chaque tour important, on règle d’avance quelque mouvement de ce genre ; on dépose avec une certaine affectation un objet sur un coin de table, en annonçant que cet objet va servir à l’exécution du tour ; c’est par exemple un chapeau que l’on va faire traverser, dit-on, par une poignée de pièces de monnaie ; irrésistiblement tous les yeux se fixent sur le chapeau et ne voient pas la main, qui pendant ce temps se saisit d’un objet caché derrière la table, dans la gibecière ; ou bien, on annonce qu’on va faire apparaître un objet sur un meuble que l’on frappe de la baguette magique, et on tient un discours analogue à celui-ci, que Robert-Houdin débitait : « Vous connaissez le pouvoir de la baguette magique ; il suffît d’en frapper un petit coup quelque part pour qu’aussitôt un objet apparaisse ; tenez, par exemple, essayons de lui faire produire, non pas ici (on frappe avec la baguette sur le guéridon) mais bien là (on frappe sur sa main) une boule de cristal : la voici. »
Le coup de baguette que l’on frappe sur le guéridon a pour but de faire porter les yeux du public à cet endroit ; pendant ce temps, on ne regarde pas la main de l’artiste. Cette main va chercher la boule dans la pochette du pantalon ; elle tient la boule cachée, et ne la montre qu’au moment voulu. Plus simplement, sans frapper avec
la baguette, par une simple remarque, on peut dévier un moment les regards.
Un prestidigitateur m’écrit : « Dans un boniment que je débite sérieusement, je m’écrie en désignant un endroit éloigné de ma table : Des pièces authentiques, qui ne sont pas ici, démontrent avec évidence… » A ces mots « qui ne sont pas ici », les yeux des spectateurs se détournent de moi pour regarder un endroit où je leur dis qu’il n’y a rien. » La déviation des yeux est encore plus certaine, elle est même nécessaire et fatale quand on a la précaution de faire un petit acte intéressant.
J’emprunte ce nouvel exemple à Robert-Houdin : On dit qu’on va diviser une boule de cristal en deux parties. « Cette boule, affirme-t-on en la montrant, est en cristal de roche, elle est lourde et très dure ; mais si dure qu’elle soit, j’espère bien pouvoir la diviser en deux parties. » Pendant ce temps, on la fait sauter plusieurs fois en l’air et on la rattrape pour attirer l’attention de ce côte. « II est impossible, dit Robert-Houdin, que les yeux ne suivent pas la boule dans son ascension. »
Dans le même ordre d’idées, nous citerons des expériences qui se font à la suite les unes des autres, sans discontinuité, afin de permettre à l’artiste de préparer à l’expérience suivante au moment même où les spectateurs ne songent qu’à regarder le résultat de l’expérience qui vient de se terminer. Dans un tour amusant, que l’on appelle la naissance des fleurs, le prestidigitateur fait apparaître les fleurs dans des objets variés, à sa boutonnière, puis dans une boîte, puis dans un verre de cristal, puis dans un chapeau ; c’est au moment même où le bouquet vient d’apparaître dans un de ces objets, et excite l’admiration, que le prestidigitateur, profitant bien vite de ce mouvement de surprise, introduit des fleurs dans un nouveau récipient.
Enfin, dans beaucoup de tours de cartes, où l’on fait choisir une carte à un spectateur, on a l’habitude de lui adresser la parole et de lui demander un renseignement quelconque pour que les regards se portent un moment sur lui et rendent à l’artiste la liberté de ses mouvements. M. Arnould nous en donne un curieux exemple : « Dans un petit tour de cartes que je vous ai présenté, nous écrit-il, j’ai besoin de connaître la quatrième carte du jeu ; tout le monde regarde mes mains, je suis assis, il n’y a pas moyen de tourner le corps et de masquer le mouvement de la carte à l’oeil (c’est une opération qui consiste à soulever légèrement le dos d’une carte pour la voir) ; pas de prétexte surtout pour toucher aux cartes. Je me tiens prêt et, à brûle-pourpoint, je dis au spectateur assis en face de moi : Savez-vous compter jusqu’à soixante ? Le spectateur me regarde, interdit, ne sachant trop comment prendre la question : les autres le regardent en souriant; le tour ne dure qu’une seconde qui me suffit amplement pour regarder la carte. »
On peut faire sur ce thème un si grand nombre de variations faciles que nous laissons aux esprits ingénieux le soin d’en trouver de nouvelles. Le prestidigitateur n’a pas, le plus souvent, à faire oeuvre d’invention , les tours qu’il exécute sont, comme les pièces classiques du Théâtre-Français, accompagnés d’une tradition qui indique de la manière la plus minutieuse tout ce qu’il faut faire, à un moment donné, pour déplacer les regards, et les moyens imaginés sont si puissants que presque personne ne peut s’y soustraire.