Par M. Alfred Binet (Directeur du laboratoire de psychologie à la Sorbonne)
Toute l’opération consiste à retenir l’objet dans une main en faisant semblant de le mettre dans l’autre ; la main qui retient l’objet le cache dans la paume.
Les prestidigitateurs s’exercent longuement à retenir de cette manière de petits objets d’abord, comme des bouchons, des muscades des pièces de monnaie, puis des objets plus volumineux, comme des boules de billard et des oeufs. Il y a différents procédés pour retenir l’objet captif dans la paume de la main ouverte ; et les gens du métier distinguent plusieurs espèces « d’empalmages » qui se font soit simplement avec la paume de la main, soit avec le concours de la première phalange des doigts; on peut retenir la muscade par exemple entre la racine du médius et celle de l’annulaire, et de différentes autres façons ; chacun a ses préférences. Le difficile paraît être surtout de faire glisser l’objet destiné à disparaître jusqu’à l’endroit où il doit être retenu. On le montre d’abord en le tenant avec deux doigts, puis ces deux doigts doivent se fléchir doucement de manière à pousser l’objet dans sa cachette.
Le nombre d’objets qu’on peut tenir à l’empalmage dépend de beaucoup de circonstances. Il varie suivant que les pièces sont vraies ou fausses, qu’elles sont rattachées ensemble avec un fil, qu’elles ont été escamotées ou non, qu’on peut tenir dans la main une baguette ou un foulard, que la main doit rester ouverte ou peut être à demi fermée ; dans le tour qu’on appelle la chasse aux pièces, on garde jusqu’à 12 pièces à la fois, mais la main est presque fermée. Un bon prestidigitateur, bien exercé, peut tenir 5 pièces de 5 francs avec la main pendante et assez libre de mouvements pour remuer le bras, gesticuler, couper le jeu, etc.
Ceci posé, voici la description d’un acte d’escamotage, pris parmi plusieurs variétés. J’emprunte cette description à Ponsin, qui est véritablement l’auteur classique de cet art : « Prenez la muscade avec le pouce et l’index de la main droite. Pliez l’index, ce qui le fait reculer en faisant rouler un peu la muscade, qui doit alors poser sur la première phalange du médius. Ramenez l’annulaire en dedans de la main pour donner plus d’écartement entre lui et le médius. Roulez avec le pouce la muscade dans cet écartement, relevez l’annulaire, et cette muscade doit se trouver placée juste entre les premières phalanges du médius et de l’annulaire, et contre les racines de ces deux doigts. »
Ce mouvement d’escamotage, s’il se présentait isolément, passerait complètement inaperçu, parce qu’il s’accomplit en dehors de la vue du public, vers lequel on tourne le dos de la main ; et quoique celle-ci retienne un objet à l’empalmage, elle conserve une attitude de demi relâchement qui exprime le repos et l’inactivité. Mais ce qui augmente considérablement l’illusion, et lui donne même un effet irrésistible, c’est que, tout en escamotant la muscade avec la main droite, on fait le geste de la mettre dans la main gauche ; on rapproche les deux mains, en décrivait si c’est nécessaire un demi-cercle pour augmenter le trajet et donner plus de temps à l’empalmage ; puis dès qu’on a touché la paume de la main gauche avec les doigts de la main droite, on ferme la main gauche, en prenant l’attitude de quelqu’un qui tient un objet et ne veut pas le laisser échapper.
Ce geste suffit déjà à donner à ceux qui le regardent l’illusion que l’objet est réellement dans la main gauche; et l’illusion sera d’autant plus parfaite que le prestidigitateur se montrera meilleur comédien. On conseille aux artistes de répéter l’acte souvent devant la glace pour se rapprocher autant que possible du naturel. En outre, ce qui augmente l’effet de l’acte, c’est la parole qui l’accompagne, l’affirmation qu’on met l’objet dans la main gauche, c’est aussi le regard qu’on dirige vers la main gauche et toute l’expression de la physionomie. Bien entendu, on doit garder dans l’exécution de ce tour le sentiment de la mesure, ne pas faire d’excès de zèle, ne pas forcer son expression de physionomie, ni le geste de la main, pour éviter les soupçons que pourrait éveiller une exagération de la mimique.
II existe un autre artifice qui décuple l’effet du tour, c’est le boniment, petit discours plaisant grâce auquel on oriente l’esprit du spectateur dans le sens le plus favorable à l’illusion. Si l’artiste annonçait d’avance qu’une muscade va disparaître dans le passage entre sa main droite et sa main gauche, tous les yeux regarderaient ses mains avec une fixité parfois gênante, et peut-être quelque spectateur apercevrait-il de la supercherie. Pour dépister la recherche, l’artiste enveloppe le tour d’une sorte de fiction. Il annonce, par exemple, qu’il a la propriété de fondre complément une muscade, de la faire évaporer et disparaître en la pressant dans la main droite ; chacun sait que ce n’est là qu’une imposture ; néanmoins, tel est l’ascendant de la parole humaine que l’on est presque forcé d’accorder le meilleur de son attention à l’acte que le prestidigitateur annonce ; par conséquent, on surveillera de très près la main droite, une fois que l’escamotage sera terminé, et on regardera machinalement l’opération préliminaire d’escamotage, par laquelle le prestidigitateur feindra de passer la muscade dans la main droite en la retenant secrètement dans la main gauche. Cette partie essentielle de l’opération reste dans l’ombre ; elle est perçue d’une manière semi-consciente, comme un acte banal dénué de toute importance, et l’illusion qui en résulte devient d’autant plus forte que personne ne sait le moment où elle s’est produite.
Tous ces détails nous montrent que l’illusion positive provoquée par la feinte a un caractère tout particulier; ce n’est pas une illusion durable comme celle du bâton courbé dans l’eau. L’apparence fausse ne dure qu’un moment très court. On ne dira pas, en présence de l’escamotage : « Je vois la boule passer d’une main à l’autre » ; on dira : « Je l’ai vue ; je suis persuadé qu’elle a passé. » Illusion de souvenir plutôt qu’illusion des sens.