Par M. Alfred Binet (Directeur du laboratoire de psychologie à la Sorbonne)
Chacun de nous a éprouvé, qu’il le sache ou non, un grand nombre d’illusions des sens : nos sens ne nous disent pas toujours la vérité; notre oeil nous trompe, notre oreille nous trompe, notre main elle-même, que nous étendons d’ordinaire pour contrôler le témoignage des autres sens, peut nous tromper ; ou plutôt, pour parler avec plus d’exactitude, ce ne sont pas nos sens qui nous trompent, c’est notre esprit.
Nos sens ne nous font connaître qu’une chose, des sensations ; notre oeil ne nous donne que des taches de lumière et de couleur ; notre main, que des sensations de contact et de mouvement ; et notre esprit se charge d’interpréter ces sensations, d’en tirer des conclusions, et de construire avec elles des objets extérieurs doués de propriétés innombrables.
Quand nous disons : « Voici une table, une chaise, un chien, une maison… » nous n’indiquons pas uniquement ce que notre oeil a perçu, nous faisons un raisonnement. Quand ce raisonnement rapide et automatique porte à faux, nous avons une illusion des sens.
La prestidigitation est un art qui s’est proposé un but singulier : celui de rechercher et de développer toutes les influences qui peuvent nous induire en erreur et nous tromper sur ce que nous voyons. Quand une personne assiste à une séance de prestidigitation, sans comprendre les moyens employés, elle est sollicitée par certains gestes et certaines paroles, elle croit avoir vu poser en un endroit un objet qui réellement a été posé ailleurs, elle voit ce qui n’existe pas et ne voit pas ce qui existe.
On comprend de quel intérêt est, pour le psychologue, l’étude des procédés employés pour produire l’illusion, puisque cette étude nous renseigne sur la marche ordinaire de notre pensée pendant que nous percevons les objets extérieurs, et que nous découvrons les points faibles de notre connaissance.
Avant d’entrer dans le détail de nos analyses, il est bon de s’orienter un peu, en essayant de fixer par quelques considérations générales la nature des erreurs produites par l’art du prestidigitateur.
Nous avons puisé les premiers éléments de cette étude dans les vieux ouvrages de Jacques Ozanam, Guyot, Decremps, Ponsin, et dans les livres plus récents de Robert-Houdin. Quelques auteurs, M. James Sully (Illusions des sens et de l’esprit) et M. Max Dessoir (Open court, 1893), ont traité la question à un point de vu psychologique, et nous leur emprunterons d’utiles indications. Nous avons surtout cherché à travailler d’après nature, en consultant les professionnels et en les priant d’exécuter devant nous, dans des conditions variées, différent tours ou ils nous ont montré avec complaisance ce qu’ils ont l’habitude de cacher avec soin. Nous citerons avec plaisir, parmi ces collaborateurs bénévoles, MM. Arnould, Dickson, Méliès, Pierre et Raynaly.
M. James Sully, l’éminent psychologue anglais fait, à propos des illusions des sens, une distinction qui présente une réelle valeur philosophique. On doit, pense-t-il, diviser les illusions des sens en deux catégories : les illusions actives et les illusions passives.
Les illusions passives sont générales : ce sont celles qui sont éprouvées dans les mêmes conditions par tous les individus ; elles sont inhérentes à notre organisation psychique, et nul n’y échappe : c’est une loi que nous voyons les objets droits, bien que leur image soit renversée sur la rétine ; c’est une loi que le bâton plongé dans l’eau nous paraît brisé.
De ces erreurs communes à tous il faut distinguer celles que M. James Sully appelle actives, indiquant par là qu’elles sont l’oeuvre de l’activité spontanée de notre esprit ; ces dernières restent individuelles, a moins qu’elles ne prennent la forme épidémique ; elles résultent de notre tempérament, de notre disposition d’esprit et de nos croyances. Ainsi, c’est par une illusion active que, lorsque nous attendons une personne sur la route, nous croyons la reconnaître dans le passant éloigné qui s’approche : c’est par la même illusion que le croyant voit le miracle qu’il appelle de toutes ses forces. Sans aller jusqu’à dire que tout ce qui appartient à l’illusion active présente une certaine gravité, il ne faut cependant pas oublier que ce sont les illusions de ce genre, et non les autres, qui sont proches parentes des hallucinations de la folie.
Incontestablement, les illusions de la prestidigitation font partie des illusions passives, et en quelque sorte normales, qui dominent toutes les personnes bien constituées ; l’analyse ultérieure confirmera cette affirmation, en montrant sur quel point précis porte l’erreur des sens. M. Max Dessoir a discuté la question a propos d’une expérience intéressante ; il suppose qu’un illusionniste prenne une orange, et, après l’avoir montrée, la jette en l’air assez haut, puis la reçoive dans la main ; il répète l’acte une fois, deux fois, et à la troisième fois, après avoir mis l’orange dans la gibecière sans que personne s’en doute, il fait le simulacre de la jeter. M. Dessoir pense, et nous pensons avec lui, que beaucoup de personnes, trompées par ce mouvement, croiront voir l’orange lancée en l’air comme les autres fois, et s’étonneront de ne pas la voir retomber. Quelle est la nature de l’illusion éprouvée en pareil cas ? Quel nom faut-il lui donner ? Voir un objet qui n’existe réellement
pas à l’endroit où on croit le voir, est-ce une hallucination ?
M. Dessoir a eu bien raison d’écarter cette interprétation peu judicieuse. Il faut, comme nous l’avons souvent dit nous-même, réserver le nom d’hallucination à une illusion qui ne trouve aucune explication dans les objets extérieurs; c’est un désordre des sens, et non une erreur normale et régulière. Si les spectateurs croient voir l’orange, c’est qu’ils cèdent, comme nous l’expliquerons, à une feinte de l’escamoteur; c’est aussi et surtout qu’ils se prêtent à l’illusion, sans s’appliquer à un examen qui, en détruisant l’apparence, détruirait aussi le plaisir.
Il faut remarquer, et bien nettement, que la plupart des illusions qui naissent dans les séances de prestidigitation ont pour condition indispensable la complaisance du public. Le public ne va pas chez les prestidigitateurs pour percer à jour une expérience scientifique ; il ne demande qu’une chose : être trompé, c’est-à-dire éprouver cet étonnement, ce léger trouble des idées que provoque la vue d’un phénomène en contradiction avec les lois naturelles.
Pour que cet état mental particulier se produise, il faut se laisser aller, s’abandonner à l’illusion, et non s’appliquer à en saisir le mécanisme. Si par hasard on découvre un bout de la ficelle, on est obligé par sentiment de convenance de garder pour soi la découverte ; on ne peut songer à interpeller le prestidigitateur dans l’exercice de sa profession, ni prendre des précautions indispensables pour voir clair. Si le prestidigitateur met à un moment critique ses mains derrière le dos, on ne lui criera pas comme au renard de la fable : « Mais tournez-vous, de grâce ! »
La réserve des uns vient d’un sentiment de Discrétion ; celle des autres est faîte de timidité. Les illusionnistes le savent bien ; toutes les fois qu’ils ont absolument besoin de forcer une carte, ils s’adressent volontiers à une dame. Une dame est obligée a plus de réserve ; si elle aperçoit la supercherie, elle n’osera guère élever la voix et se faire remarquer, sa timidité la rend complice. Du reste, le prestidigitateur aurait plus d’un moyen de se rendre maître d’un public sceptique et récalcitrant. Quand il se transporte dans la salle, il fait la première partie d’un tour devant une personne, et la seconde partie un peu plus loin, devant une autre qui n’a encore rien vu. Il faudrait que le même témoin assistât au tour entier pour le comprendre. Ainsi, on fait marquer une pièce par une personne : c’est une personne éloignée qui doit la garder, et ne l’ayant pas vu marquer, ne s’aperçoit pas qu’elle a été changée. Quant aux spectateurs que l’on fait monter en scène pour surveiller de plus près une expérience, ils constituent un contrôle essentiellement illusoire. On a soin de les choisir parmi les figures naïves, quand ce ne sont pas des compères, le prestidigitateur leur montre seulement ce qu’il peut laisser voir sans inconvénient, et qu’on le sache ou non, le prestidigitateur n’accorde à ce témoin peu gênant que la liberté qu’il veut. Le témoin n’aurait pas le droit de se rendre compte de ce qui se passe sans la permission expresse de l’artiste. C’est ce qu’on a jugé dernièrement à propos d’une contestation curieuse. Un assistant voulait absolument savoir ce qui se faisait derrière un paravent; appelé sur l’estrade, il souleva le paravent: de là discussion, tumulte, corps à corps, et, finalement, procès. L’audacieux fut condamné à des dommages et intérêts comme ayant outrepassé les droits que le prestidigitateur lui avait implicitement accordés. Qu’on juge par ce seul exemple combien il serait difficile de faire des observations de science dans une représentation publique !
Malgré les difficultés du contrôle, le public n’est jamais dupe que dans une certaine mesure des illusions qu’on lui présente, parce qu’il ne saurait oublier en aucun cas qu’il est dans un théâtre de prestidigitation. S’il n’arrive pas à découvrir le secret du tour, ce ne sera pas pour lui une raison de croire à un bouleversement des lois de la nature. S’il voit apparaître une muscade au bout des doigts de l’artiste sans avoir pu comprendre d’où elle sort, il n’aura pas un seul instant l’idée qu’une muscade peut sortir du bout des doigts. L’illusion n’existe, peut-on dire, que pour le sens de la vue ; la raison la contredit.