Quelle est l’histoire de votre nouvelle création qui mélange entresort et « magie nouvelle » ?
C’est l’histoire du Professeur Galvani, professeur de l’occulte qui voyage avec son attraction à la recherche de la réponse sur l’origine de la vie et d’un élu qui puisse le libérer, lui et son « monstre », de leur asservissement. Le Professeur Galvani est en effet lié à son monstre comme à sa propre vie. Inséparables, ils sont contraints à errer dans le giron des damnés, condamnés à y rechercher leur salut pour sortir de l’enfer. À travers le récit de ces deux anti-héros, nous racontons l’histoire du spectacle itinérant, des origines à nos jours, ré-interprétant le mythe avec un œil contemporain.
Comment travaillez-vous l’univers si particulier des Side shows ?
Le spectacle commence en dehors du chapiteau, dans la file d’attente : l’idée est de créer un lieu circonscrit inspiré de l’univers des spectacles de foires. Le public, pour accéder au chapiteau, doit d’abord effectuer un parcours à travers une exposition de curiosités et de prodiges. Il est ensuite accueilli par un personnage qui lui présente le lieu et lui dévoile le contexte. Il s’agit de l’énigmatique Professeur Galvani, scientifique et alchimiste, qui les guide dans ce voyage en narrant une mystérieuse histoire qui a marqué sa vie.
La deuxième partie du spectacle se passe à l’intérieur du chapiteau pour un petit nombre de spectateurs. Dans le cœur du chapiteau nous avons créé un espace magique contemporain prenant racine dans les spectacles nomades du passé. Le but est de faire ressentir au public la fascination pour la curiosité, l’insolite et le mystère en lui proposant une expérience fantastique, en l’intégrant à une histoire magique.
Pourquoi avoir choisi une forme itinérante de spectacle ?
Cela fait longtemps que nous rêvons de pouvoir tourner avec un petit chapiteau-théâtre itinérant, destiné à accueillir une vingtaine de spectateurs. Nous avons déjà pu assister à différents spectacles de ce format lors de nos tournées dans les festivals de rue. Voir ces petits espaces extrêmement intimes qui favorisent une proximité maximale avec le public nous a donné l’envie de créer le nôtre. Notre spectacle prend ainsi place dans une yourte de 5,5 m de diamètre et 4 m de haut.
Nous avons en parallèle l’envie de poursuivre notre parcours artistique dans le domaine de la « magie nouvelle » et de l’amener dans ce petit chapiteau. Cette forme de magie se retrouve principalement dans les théâtres ; notre souhait est de la faire sortir de ce cadre traditionnel pour qu’elle s’approprie un espace plus petit et plus convivial.
Posséder notre propre lieu a également l’immense avantage en tant que magiciens de nous permettre de concevoir des effets qui ne sont pas réalisables si l’on devait systématiquement changer de lieu. La taille du lieu favorise par ailleurs le jeu avec des objets plus petits, voire minuscules, et permet la mise en place d’effets plus subtils. Dans cet espace, la scénographie peut s’intégrer aisément. Les ambiances et atmosphères lumineuses jouent un rôle très important de même que les ambiances sonores et olfactives. En jouant avec la construction « sur mesure » de cet espace, l’art de créer des illusions et la proximité des spectateurs vont nous permettre de proposer une vraie expérience magique dans un rencontre privilégiée avec les spectateurs.
Ce chapiteau nous permet aussi de nous approprier l’espace public, de modifier l’espace urbain grâce à notre décor et de transcender quelques heures l’environnement quotidien. Une ambiance de foire du XIXe siècle, avec un côté énigmatique et mystérieux, sera mise en place. Dans un second temps, nous aimerions agrandir l’espace pour en faire un micro-village magique, en y insérant une caravane qui accueille un petit spectacle, des « boîtes magiques » avec des micro-spectacles d’une durée de quelques minutes pour un seul spectateur à la fois, et une petite arène extérieure avec un gradin pour accueillir le public pour un spectacle accueillant un plus grand nombre de spectateurs.
De quelle équipe vous-êtes-vous fait entourer ?
La conception, l’écriture et la mise en scène, ont été faites par Miguel Angel Cordoba et Andrea Fidelio. La réalisation de la scénographie et des visuels a été confiée à María Solà Font et à Laura Jaqueson. La prothèse de la tête a été fabriquée par Jean-Raymond Brassinne, un artiste plasticien spécialisé dans le maquillage SFX. Les costumes ont été réalisés par nous-même. La construction de la yourte pliable a été confiée aux menuisiers de la Fabrique de Théâtre. Enfin, la musique a été composée par Basile Richon.
Quels messages voulez-vous faire passer à travers le personnage du Professeur Galvani ?
Nous avons conçu cette histoire comme une fable à raconter à un public de tous les âges. Les éléments constitutifs du récit prennent racine dans la tradition millénaire des récits et des fables qui s’inspirent des mythes de différentes et lointaines cultures. Le personnage du Professeur Galvani est l’archétype du chercheur en proie à une soif inextinguible de connaissances. Il évoque l’esprit qui cherche le sens caché et les réponses aux questions profondes de l’existence. Le Professeur représente aussi le rêveur, l’esprit d’initiative qui réside en chacun de nous et nourrit notre idéal. Poussé par le désir de connaissance, il devient chercheur de mystères, éternel voyageur à la recherche du Graal.
La vie de Galvani est marquée par le voyage, un parcours qui ne se conclut pas en atteignant un objectif, parce qu’un nouveau but se représente à chaque étape, un nouveau défi qui condamne le Professeur dans un cycle de recherches sans répit. Comme dans le mythe de l’éternel retour (on pense au mythe de Sisyphe ou au tonneau des Danaïdes), Galvani est contraint à s’orienter vers une destination qui s’approche et s’éloigne à la fois.
Parlez-nous de l’entresort de « la tête parlante » qui est l’autre élément important dans votre scénographie.
Le deuxième personnage de cette histoire est la tête parlante du magicien Kulkatán. Elle a comme caractéristique d’être suspendue dans le vide au-dessus d’une table. Nous parlons littéralement d’une tête vivante, pas d’un robot, ni d’une marionnette, mais d’une tête humaine détachée du corps et capable de réaliser de vrais prodiges comme transmettre et lire dans les pensées, faire apparaître et disparaître des objets. Évidemment, il s’agit ici d’une illusion, mais elle est rendue toutefois vraisemblable au point de créer un court-circuit dans les perceptions de qui l’observe.
Kulkatán est librement inspiré de l’histoire des « freaks » des baraques de foire. Une histoire triste qui débuta au Moyen âge et qui connut son âge d’or avec les spectacles de la fin du XIXe siècle, où les « monstres » étaient exposés dans les cirques et les théâtres pour satisfaire la soif de curiosité et le fétichisme des sphères plus élevées de la société. Le terme était utilisé pour parler d’humains physiquement anormaux : nains, géants, jumeaux siamois, personnes avec des ressemblances animales, des êtres très maigres etc. En somme, des personnes qui ont fait l’objet de ségrégation et d’exploitation au cours des siècles.
Votre création est aussi une réflexion sur la marginalité et les êtres « différents » ?
Par le passé, la société a été dominée par une aristocratie toute puissante à l’origine d’un idéal bourgeois auquel le peuple devait se soumettre ou périr. Cet idéal bourgeois véhiculait des valeurs esthétiques dont la finalité était d’entretenir une image sociale permettant de sélectionner quelques élus et d’asseoir leur pouvoir. Or ces valeurs sélectionnées par une minorité étaient une négation de la diversité sous toutes ses formes. Les gens « différents » et les « anormaux » étaient moqués et humiliés par la société « bien pensante ». La mise à l’écart de ces pauvres misérables confortait les bourgeois dans leur légitimité et justifiait leurs privilèges. Ces marginaux n’étaient tolérés que comme « phénomènes de foire » pour distraire et rassurer les autres sur leur « normalité ».
Aujourd’hui, la société a évolué mais les exclus du système existent toujours. Des aides sont mises en place qui n’existaient pas à l’époque mais les marginaux restent pointés du doigt ou sont victimes de voyeurisme. Les valeurs normatives dominent toujours la gestion de la cité et font le lit des populismes. Les individus différents ou faibles, les personnes sensibles ou introverties qui ne suivent pas le rythme de la rentabilité, de l’hyperconnexion ou des standards de beauté sont toujours traités différemment, mis à l’écart, tournés en dérision ou utilisés pour faire le buzz durant quelques heures sur les réseaux sociaux.
Nous sommes partis de ce constat pour créer un spectacle témoignant de l’immense richesse de la diversité. Nous sommes convaincus de la profonde beauté qui réside dans cette diversité. Caresser l’invisible splendeur de l’exclu pour enfin la mettre en lumière. À travers ce spectacle rituel, nous voulons suggérer aux spectateurs de diriger le regard sur des éléments voilés des histoires, ceux qui sont moins racontés en montrant la sensibilité et la profonde humanité cachée dans ces apparents « monstres ». Nous voulons réveiller un sentiment de curiosité saine guidé par la découverte du merveilleux.
– Interview réalisée en mars 2022.
Note :
Doble Mandoble est une compagnie circassienne créée en 2007 par Luis Javier et Miguel Angel Córdoba. Formés à l’École Supérieure des Arts du Cirque ESAC à Bruxelles, les frères jumeaux fondateurs de la compagnie ont été parmi les pionniers de la « magie nouvelle » en Belgique. Leur recherche artistique vise à mélanger le cirque, la magie, le théâtre physique, la manipulation d’objets et les arts numériques, pour créer un langage pluridisciplinaire, capable de susciter la réflexion sur des sujets qui les interpellent.
Leur première création, un numéro de magie clownesque intitulé Les Anneaux Indomptés, a été récompensé à plusieurs occasions : Premier Prix du concours de magie « Macamagie » en 2008 (Wavre, Belgique), Premier Prix de magie comique du Concours Mondial de Magie FISM en 2012 (Blackpool, Royaume-Uni), et Le Mandrake d’Or en 2014 (Paris, France).
En 2009, Doble Mandoble présente son premier spectacle de salle, Mi otro yo, une approche à la fois burlesque et absurde de la magie mêlée au cirque, au théâtre et à la manipulation d’objets. Cette « recette » artistique sera présente dans les futures productions de la compagnie.
En 2011, La Belle Escabelle (spectacle de rue) voit le jour : un spectacle physique et burlesque qui rend un hommage délirant à l’escabelle pliable de nos maisons.
En 2015, Doble Mandoble crée Full HD, un spectacle de salle qui regorge d’effets visuels surprenants, où la magie et le cirque rencontrent les Arts numériques. Inspirée du transhumanisme, la compagnie nous propose sa vision d’un futur pas si lointain, dans lequel nos limites biologiques seront « augmentées », grâce aux avancées technologiques.
En 2018, le magicien-jongleur-dramaturge Andrea Fidelio rejoint la compagnie. Lauréat au DAMS en Arts Musique et Spectacle à l’Université de Bologne, il a perfectionné ses compétences d’acteur et metteur en scène à l’Atelier de Théâtre Physique-Philippe Radice à Turin. Il a obtenu le Certificat en dramaturgie circassienne de l’École Supérieure des Arts du Cirque (ESAC) et du Centre National Arts du Cirque (CNAC) où il s’est aussi formé à la magie nouvelle.
En 2018, Doble Mandoble entreprend une nouvelle création pour salle intitulée Le Dîner, en coproduction avec le théâtre flamand Kopergietery. Il s’agit d’un projet pluridisciplinaire avec cinq comédiens sur scène qui a eu ses premières en février 2020. Dans ce spectacle, la compagnie dépeint de manière drôle et métaphorique une classe dirigeante dépourvue de sensibilité et complètement déconnectée de la réalité.
En 2019 la compagnie entame la création d’un nouveau numéro de magie nouvelle Sweet Home, qui reçoit le Premier Prix de grandes illusions dans le Championnat Européen de Magie FISM à Manresa, Espagne en juillet 2021.
Miguel Angel Córdoba et Andrea Fidelio nous donne (ci-dessus) un avant-goût du Chapiteau Magique – La Leyenda de Kulkatan, septième création de la cie Doble Mandoble, dont la première est prévue à Louvain le 13 mai 2022.
A visiter :
– Le site de la compagnie Doble Mandoble.
Documents et visuels : Cie Doble Mandoble. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.