Un petit groupe de spectateur pénètre dans la cours arrière de l’Hôtel de Vogüé, le plus bel hôtel particulier de Dijon. Nous arrivons face à deux hommes assis sur des chaises et accoudés à une table. Ils jouent avec des marrons qui quadrillent la table à la manière d’un jeu d’échec. Autour d’eux sont disposés des guéridons en bois surmontés de bocaux remplis d’eau et recouverts par un couvercle en forme de branches.
Un des hommes se lève pour aller jouer de la contrebasse. Le son qu’il produit se superpose avec les suivants pour créer une épaisse nappe sonore qui se diffuse telle un virus. « Ce virus » est matérialisé par le deuxième homme, l’homme cornu, qui se gratte les cornes sur un arbre.
L’homme cornu nous parle :
« Tout a commencé par des démangeaisons et des brûlures sur les omoplates. Normalement ce sont des ailes qui doivent pousser et non des cornes… Mes mensonges sont apparus de plus en plus nets. Comment vivre sans ces mensonges ? La vérité c’est quoi ? Des mensonges acceptables ? Je suis cornu. Je ne peux saisir la vérité qu’à travers les mensonges.»
« Je vois un homme avec un masque… En regardant ses yeux j’ai su qui il était et en regardant son masque, qui il voulait être. Nos mensonges et nos désirs semblent en sécurité dans notre tête. Les mensonges sont des chimères. Le corps nous trahit quand on ment. »
« Nous allons voir si vous savez bien mentir ! »
Les marrons
L’homme cornu tient quatre marrons dans sa main : trois bruns qui représentent le mensonge et un blanc qui représente la vérité. Les quatre marrons sont distribués au hasard dans le public et passés de mains en mains jusqu’au « stop » du mentaliste. Les quatre personnes possédant les marrons rejoignent l’homme cornu, poing fermé.
Selon lui, les personnes possédant les marrons bruns répondront aux futurs questions par un mensonge, tandis que la personne tenant le marron blanc dira la vérité. L’homme pose des questions aux quatre spectateurs en les observant attentivement, en écoutant le silence entre leurs mots. « Les yeux deviennent le miroir de l’âme » et le mentaliste devine exactement où se trouve le marron blanc.
Pour continuer l’expérience, l’homme cornu informe les spectateurs que chaque marron à une signification et que sur chacun d’entre eux est inscrit un mot. S’approchant des trois « menteurs » (possédant les marrons bruns) il devine les mots inscrits un par un en posant sa tête contre celle des spectateurs.
L’expérience de l’arbre
La spectatrice possédant le marron blanc reste avec le mentaliste alors que les trois autre rejoignent leur place dans le public.
« Qu’est-ce que tu penses des cornes ? As-tu un petit ami ? Il est cornu ? »
L’homme demande à la spectatrice de fermer ses yeux et de penser à sa respiration, au son de la contrebasse qui fait claquer ses cordes.
« Inspire, expire…Tes pensées voyages vers le bas, tu te relaxes. Imagine une corde autour de tes épaules qui te tire en arrière…Tu perds l’équilibre. Imagine une petite boule autour de ta tête. Tu deviens raide et rigide, tu deviens un ARBRE.»
L’homme cornu passe une plume sur son nez et demande à la spectatrice si elle a sentie quelque chose à distance. Celle-ci répond par l’affirmatif en désignant l’objet qui lui a chatouillé le nez.
Histoire d’eau
Avant de retourner à sa place la spectatrice donne quatre marrons, au hasard, dans le public à quatre personnes différentes.
Monologue de l’homme cornu : « Imaginez-vous avec des cornes ! Sache que tu devras toujours dormir sur le ventre… »
Sur ces paroles, l’homme se retourne et gesticule sur la musique dissonante de la contre basse, comme atteint de spasmes. Il se frotte à la végétation pour se soulager de ses démangeaisons qui le torture.
L’homme reprend son monologue : « …Certains jours on rêve dans un canal, entre rêve et réalité. L’eau repousse les histoires mais certaines restent cachées. L’eau qui sort du robinet est composée de chlore regroupant des histoires qui restent prisonnières de la molécule H2O. On boit ces histoires. On comprend quelque chose, mais quoi ? C’est pour ça que l’eau est l’élément le plus important… »
Les quatre personnes avec les marrons dans leur main rejoignent l’homme cornu. Celui-ci fait remarquer qu’autour d’eux se trouve cinq boules en verre remplies d’un liquide transparent. Quatre boules contiennent de l’eau et la cinquième, un liquide inflammable.
Chaque spectateur, muni d’un verre, se dirige librement vers la boule de son choix, qui lui inspire le plus confiance. L’homme cornu sert un par un les deux premiers « cobayes » avec une louche. Ils boivent tous les deux le liquide qui s’avère être de l’eau. La troisième personne a le choix de changer de boule. Celle-ci refuse et boit le liquide…c’est de l’eau. Enfin la quatrième personne se voit proposer un dernier échange. Celle-ci refuse et boit le liquide…c’est de l’eau. Ne reste plus qu’une seule boule. L’homme cornu verse doucement le liquide dans un verre et l’enflamme grâce à une allumette, le tout bien visiblement et sans gestes suspects. Les spectateurs ont eu chaud !
La carte postale
Le mentaliste confie un carnet à une des quatre personnes encore présentent et lui demande de penser à quelque chose secrètement et de le dessiner ensuite sur le carnet à l’écart de tout le monde.
Pendant ce temps, l’homme cornu demande à une autre personne de penser à quelqu’un qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Souvent, quand ça arrive dans la vraie vie, une semaine après on croise réellement cette personne dans la rue ; comme si une prémonition s’était réalisée ! Est-ce que le hasard est une force ou faut-il forcer le hasard ?
« Pense à cette personne, pense à son nom et à son prénom… C’est un ami… de vacance ?! Pense à cette personne mais ne dis rien. Les souvenirs viennent et s’en vont. Tu vois maintenant une main qui tient une enveloppe et sur cette enveloppe se trouve les deux initiales du nom et du prénom de ton ami. Ouvre cette enveloppe et à l’intérieur il y a une photo et derrière un petit mot. »
Après avoir fait visualiser la scène au spectateur, le mentaliste sort de sa poche une vraie enveloppe avec dessus deux initiales qui correspondent au nom et prénom pensés par le spectateur. Y figure également l’âge exact de l’ami en question !
Le dessin
La personne avec le carnet à dessin revient vers le mentaliste en cachant ce qu’elle a dessiné.
«As-tu eu une liberté de choix ? As-tu dessiné une libellule ? Un moustique ? Des ailes ? Non ! Alors tu dois être capable de bloquer mes suggestions ! »
Sur cet échec de divination, le mentaliste demande à la spectatrice d’effacer mentalement son dessin trait par trait. Il appel Joris son contrebassiste, qui se met en face de la spectatrice muni d’un carnet à dessin et d’un feutre. Après un moment de concentration, Joris dessine une espèce de trombone à coulisse imparfait qui correspond au dessin de la spectatrice. La libellule n’était pas loin !
Divination improvisée
La spectatrice est de nouveau mise à l’épreuve pour deviner les pensées des trois autres spectateurs restés à l’écart, assis sur une chaise.
Le mentaliste pose à chaque personne trois questions :
– pense à deux animaux (parmi le sanglier, le cerf, le lapin ou le loup)
– pense à deux planètes du système solaire.
– pense à une date (le jour et le mois).
« Tu vas maintenant deviner à quoi ils pensent ! »
La spectatrice s’exécute et annonce deux animaux, deux planètes et les dates pour chacune des trois personnes.
Le mentaliste s’adresse au groupe de trois : « Si il y a au moins une bonne réponse dans les deux choix, vous vous levez et reprenez votre place. »
Deux personnes s’en vont et une reste sur sa chaise. Le mentaliste félicite la spectatrice pour ces dons de clairvoyance et l’invite à allé se rassoire.
Du rêve à la réalité
La personne qui est resté sur sa chaise s’appelle Félix. L’homme cornu semble se rappeler d’un rêve prémonitoire où apparaissait une personne du nom de Félix. Une personne dont les pensées étaient bien gardées. Il n’y a pas que ces pensées qui étaient bien gardées, mais aussi celles de l’homme cornu :
« Félix, j’ai fais une lettre pour toi. Elle est dans le tiroir de la table. Va la prendre et lis-la. »
Félix : « Aujourd’hui, 6 juillet 2011 à 9 heure du matin, j’ai fais un rêve : Deux personnes reprendront leur place et une personne restera sur sa chaise. Cette personne s’appelle Félix. »
Epilogue
« Les cornes poussent dans mon dos comme des mensonges. Comment vivre sans les mensonges ? C’est quoi la vérité ? »
Sur ces dernières paroles, l’homme cornu se frotte aux végétations comme pour se débarrasser, une dernière fois, de ses mensonges trop lourds à porter.
Poétique du geste
Artiste flamand, Kurt Demey est avant tout un performeur et un plasticien. Adepte d’installations plastiques et de sculptures (If a fish could sing and Darwin was wrong, Avec ma tête dans l’arbre), l’univers qu’il compose pour L’homme cornu rappel le travail de l’artiste italien Giuseppe Penone, où l’action de l’homme sur la nature est au cœur du processus créatif. Une communion sensorielle commune et une sensibilité physique et mentale à l’écoute des corps.
L’intérêt de Kurt Demey pour la magie et le mentalisme remonte à 11 ans. Pour lui, la magie est un matériau qui permet de naviguer entre le visible et l’invisible, le réel et le surréel.
Cet outil illusoire est judicieusement employé dans une démarche qui vise la sensibilité même des êtres et des choses. Le mentalisme est ici utilisé comme une nécessité intrinsèque, une évidence organique. Kurt Demey privilégie des effets mentaux simples, clairs et directs pour rendre son propos plausible, et ça marche.
Il nous aura fallu un bon quart d’heure pour s’immerger dans l’univers de L’homme cornu. Nos réticences et nos interrogations du début sont vite balayées. Ce monde, si particulier, est tellement nouveau qu’il déconcerte au premier abord. C’est au fil de la parole et de l’ambiance sonore, magnifiquement travaillée par le contrebassiste Joris Vanvinckenroye, que notre pensée est petit à petit captivée.
L’homme cornu distille un subtil envoûtement, que « le charme » du lieu (in situ) renforce (une cour située en plein air). Le personnage interprété par Kurt Demey nous est, en fait, familier. Si l’on regarde, outre son physique, il est un condensé de nos propres tourments, de nos propres interrogations. Une projection hypertrophiée de notre désir à mieux se connaître à travers les autres, en lisant dans leur pensée. Se connaître au-delà de nos vérités toutes faites par l’intermédiaire de nos mensonges. Les mensonges qui sont le véritable révélateur de nos désirs cachés.
Les cornes dans le dos renvoient aux mensonges. Elles sont la métaphore d’une pensée « impure » qui conditionne tout être humain et qui finie par « penser lourd » pour certains. On parle souvent du « poids du mensonge ». A la vue de la grosseur de ses cornes, Kurt Demey est un expert, tandis que son partenaire contrebassiste est un novice.
Backstage
A la fin du spectacle, Kurt Demey répond volontiers aux questions du public, là où un magicien, « normalement constitué » aurait de toute évidence « disparue ». Il n’est jamais facile de se confronter au public en privé, de répondre à des questions embarrassantes qui tournent essentiellement autour du « truc ». Le dilemme est encore plus grand quand on pratique le mentalisme ! Quelle attitude adopter ? Quelles réponses apporter ? Pouvoirs ou techniques d’illusionniste ? Avec le temps, nous avons vu que ceux qui avaient opté pour la première réponse s’en sont cassés les dents (Uri Geller notamment).
Kurt Demey ne prétend à aucun moment détenir des pouvoirs paranormaux, d’être un surhomme, même si ses cornes le font ressembler à une créature fantastique. Il est juste capable d’extra lucidité par un travail d’observation qu’il revendique dans le texte de son spectacle. Tout est basé sur la suggestion et le body langage. Kurt Demey n’hésite pas à se substituer et à mettre en avant les spectateurs eux-mêmes pour qu’ils expérimentent cette sensation « télépathique ».
Quand vient le temps des réponses à donner aux gens, il est d’une incroyable décontraction et développe un sens pédagogique étonnant en démontrant quelques expériences simples que tous le monde peu développer avec un peu d’entraînement. Et comme il le dit lui-même : « Si je suis embarrassé, je pourrai toujours répondre par des mensonges ! » Un artiste singulier, disponible et attachant.
A lire :
– L’interview de Kurt Demey.
A visiter :
– Le site de la compagnie Rode Boom.
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