Réflexions d’après le livre Du mime sacré au mime de théâtre par Yves Lorelle (La renaissance du livre, 1974).
Je vous propose de faire une brève excursion dans l’histoire du geste. Les annotations que vous découvrirez en italiques sont des réflexions personnelles nées de la lecture du livre de Yves Lorelle. Mon but est de les partager avec vous sous forme d’un échange d’opinion sans aucune prétention. Si elles vous font réfléchir je serai satisfait mais si elles vous font réagir je serai pleinement heureux.
Le théâtre consiste précisément à rendre visible l’invisible (les morts, les ancêtres, les dieux). Il use du travesti et des métamorphoses. Il crée l’illusion par le masque ou le rôle (persona, en latin). Il stupéfie par des phantasmes, des apparitions, des forces de la nature personnifiées.
L’illusion est-elle une forme dérivée du théâtre ? Peut-être, mais ce qui est certain c’est qu’elle est plus proche de l’art de l’interprétation que celui de l’acteur car le créateur d’illusions se représente lui-même sans pour autant devenir quelqu’un d’autre.
Nous invitons nos spectateurs à rentrer dans une autre réalité où, contrairement à la définition ci-dessus, nous rendons invisible ce qui est (ou pourrait être) visible.
L’auteur suppose que l’observation des différentes formes de mimétisme et de travestis animaux aurait pu fournir aux sorciers des temps archaïches, les bases concrètes d’une théâtralité magique, voire l’idée même de théâtre.
Il est intéressant de noter que l’auteur parle de théâtralité magique. La source de la représentation théâtrale a donc un caractère sacré qui me fait dire que l’illusion n’est pas une forme dérivée du théâtre mais bien le contraire : le théâtre étant une forme dérivée de l’illusion.
L’auteur propose :
a. La transe : le fidèle « est chevauché » par la divinité (le terme de cheval est commun à de nombreuses cultures). C’est la phrase rythmique.
b. L’incarnation : l’esprit ou la divinité se manifeste, à travers les gestes et paroles du danseur. C’est la phrase mimique.
Le problème du rythme :
L’importance du rythme dans les différentes phases possessionnelles est considérable. Pour les Oubis de Côte d’Ivoire, c’est aussi le rythme qui « permet d’entrer en communication avec les puissances occultes « .
Cette phase d’initiation à la transe est dans la grande majorité des cas accompagnée de percussions. C’est le rythme des tambours qui invite l’initié à pénétrer dans une autre réalité.
Le rythme des percussions n’est pas la seule clef à ouvrir les portes de l’autre réalité. L’initié peut parfois être aidé de psychotrope (substance qui agit sur le psychisme). Ces techniques font parties intégrantes de l’héritage des chamanes.
Théâtralité de la possession :
Comme au théâtre, « la notion du temps s’abolit « , note Métraux. L’état ou l’aliénation éphémère du possédé est un état que l’on peut comparer en partie à l’aliénation du comédien. Mais cette comparaison n’est valable qu’en relativant la notion de rôle, en lui donnant un contenu différentiel, et en précisant que chez l’acteur le défoulement n’est que partiel.
Dans l’illusion, l’artisan peut prétendre dominer le temps en l’arrêtant (arrêt des aiguilles d’une montre), en se projetant dans le futur (effets de prémonition, de prédiction), en voyageant dans le passé (découverte d’une carte pensée mentalement), en le transformant, en le contrôlant, etc.
Du côté du spectateur, celui-ci est invité à pénétrer dans un monde où la notion de temps.
Comptabilisé n’existe plus (à condition que le spectacle soit bon, naturellement). Si le spectateur rentre volontairement dans le spectacle, une heure lui paraîtra un laps de temps très court. Si au contraire, il ne rentre pas dans le spectacle, une heure deviendra, pour lui, une éternité.
Porteurs du masque et techniques du corps :
Depuis l’hypothèse de Maspero, une partie de l’art de la sculpture dite primitive et de la peinture des civilisations disparues est interprétée comme un « reportage » sur des cérémonies du Théâtre Magico-religieux. Ceux qu’on croyait des personnages hybrides – corps d’hommes et têtes d’animaux – se révèlent des mimes porteurs de masques.
Une fois encore nous abordons le thème du Théâtre Magique et religieux. La magie qui offre la possibilité de contrôler les forces positives et obscures du monde me fait dire que la représentation du sacré par l’illusion n’était prétexte qu’à contrôler et manipuler les autres. Mais l’illusion par le divertissement est-elle venue avant, pendant ou bien après cette époque ?
En vertu de son caractère sacré, de ses liens avec une épopée surhumaine, surnaturelle, littéralement prise au « tragique », le masque crée ses propres besoins. Mime, acrobate, porteur inspiré ou danseur virtuose, son animateur est avant tout un servant. Il se soumet à une technique du mouvement qui est fixée avant lui. Son individualité d’artiste reste cachée sous l’anonymat. Il ne se démasque pas en public. Ses talents ne seront donc jamais l’objet de compliments personnels. Il s’efface totalement derrière l’objet auquel il prête vie.
J’aime ce côté où l’art est au premier plan avant l’artisan. Où le talent est au service de l’art et non à la valorisation personnelle. Pourtant, et c’est paradoxal, mes convictions sont opposées à cet état d’esprit puisque je suis convaincu que ce qui prime (même si on ne peut pas dissocier l’artisan de ses techniques) n’est pas ce que l’on fait mais qui on est.
Le secret fait partie des obligations du porteur. Il ne faut pas oublier que les connaissances dont il est dépositaire servent à évoquer des événements mythiques tels que la Création du Monde, l’arrivée de l’Homme sur la Terre, la fondation de la Tribu. Cette évocation est plus qu’une simple « représentation » : elle resserre les liens entre l’homme et le divin par la présence des ancêtres (qui ont leurs masques et leurs « acteurs »), elle réactualise les Actes des Temps Légendaires, elle recharge ainsi les institutions qui maintiennent une société en équilibre, elle élimine la frontière entre le Naturel et le Surnaturel – ce faisant elle exorcise les tensions individuelles engendrées par l’antagonisme de la Réalité et de l’Imaginaire.
Dans l’art de l’illusion, il y a un côté « tradition » qui se perd. Les jeunes ont un accès de plus en plus facile aux « secrets ». Et la tendance veut qu’on essaye de trouver de nouvelles méthodes pour présenter un effet classique. On en vient, me semble-t-il, à dénaturer l’effet original et à lui enlever tout son sens originel. L’exemple de la carte dans la cigarette est un exemple parmi tant d’autre : aujourd’hui le magicien fait choisir une carte, demande une cigarette à un spectateur, l’allume et retrouve la carte dans la cigarette (l’effet est rapide, intéressant, mais où est la logique dans l’action magique ? ). A l’origine, le magicien faisait choisir une carte, il la plaçait dans une enveloppe qu’il scellait afin de la remettre à un spectateur pour qu’il la place dans sa poche. Ensuite, il demandait une cigarette à un autre spectateur, l’allumait, lui trouvait un goût bizarre, l’ouvrait et trouvait la carte du spectateur dedans. Intrigué, il demandait au spectateur qui avait l’enveloppe de l’ouvrir et celui-ci découvrait du tabac à la place de la carte. Le magicien prenait l’enveloppe et demandait au spectateur qui lui avait donner la cigarette de sentir le tabac pour confirmer par l’odeur qu’il s’agissait bien du tabac de sa cigarette. Tout n’était-il pas logique ? Trouvez-vous un défaut dans la construction de cette routine ? Ne manque-t-il pas quelque chose dans la routine de la carte dans la cigarette telle qu’elle est faite aujourd’hui ? Le respect des traditions est, me semble-t-il, une valeur sûre. Ne l’oublions pas.
Les quatre types de masques coïncident avec les quatre éléments du Cosmos, en même temps qu’ils évoquent des animaux précis. L’hyène est chargée d’établir un lien entre les appétits terrestres et l’Univers par sa mort qui est une transfiguration. Elle se contente des choses de ce monde et s’en repaît. Les singes concrétisent les états transitoires : l’enfance, par exemple. Ils sont dans une agitation constante. Les vautours ont la « connaissance joyeuse » ou bouffonnerie. Ils essaient de convertir l’hyène par des méthodes grotesques ? Les lions seuls possèdent la connaissance divine. Très sereins, ils accueillent avec dédain les provocations de l’hyène qui voudrait que les lions vivent comme elle.
Dans le théâtre du geste, il y a :
– Le mime (matériau moteur)
– le masque (matériau optique)
A ceux-ci s’ajoutent :
– la vibration ou la musique (matériau sonore)
– la structure de participation (offrandes, oraisons, etc.)
Le masque peut être considéré comme un accessoire de la dépersonnalisation. Et c’est à ce titre qu’il intéresse le plus l’homme de théâtre, comme le sociologue.
On ne peut pas mettre certains masques africains ou océaniens sur sa tête et avoir la prétention de rester soi-même. Les masques-cagoules sur ce plan jouent un rôle évident dans leur simplicité.
Le processus de la transformation ne peut s’expliquer rationnellement. Ainsi faut-il le cerner par une autre forme de discours :
Pénétrer dans le secret d’une Autre-réalité en perdant la sienne. Dépasser les apparences.
Déjouer pour connaître et s’ignorer soi-même pour jouer l’Autre. Tel pourrait être le yin et le yang du système des masques.
Ayant fait quelques ateliers de masques et de clown, je voudrais confirmer que dès les premières minutes du port du masque ou du nez rouge, quelque chose d’étrange se passe à l’intérieur de nous-même. Dans un premier temps, la sensation de dédoublement de personnage nous envahit comme si nous étions à la fois acteur et spectateur. Une autre sensation que j’ai ressentie est celle d’avoir l’impression, par moment, d’être observateur et de ne plus être vu par les spectateurs. C’est à dire que mon véritable moi se cachant derrière le port du masque, je me sentais moins vulnérable aux yeux des autres. De plus, très vite on découvre une nouvelle aire de jeu qu’on ne se connaissait pas. Tout devient plus enfantin, plus facile, plus caricatural. Bref, le jeu devient plaisir. Essayez et vous verrez !
Le mime romain a selon les auteurs une naissance contradictoire : pour les uns, la mimétique est savante et poussée à un degré de virtuosité qui arrache l’admiration des plus grands poètes ; pour les autres, elle n’est que représentation grossière et obscène et abaisse les spectateurs au niveau le plus bas. On se demande parfois si ces gens parlent de la même chose…
La naissance :
Pour séduisante qu’elle soit, la tradition qui fait de Livius Andronicus acteur parlant frappé de mutisme, « l’inventeur du Mime « , n’explique pas l’essentiel : à savoir qu’il y eut une continuité méditerranéenne de l’art d’exprimer avec les diverses parties de son corps. Ecoutons la version de Tite Live :
» Andronicus, comme tous les poètes de son temps, représentait lui-même ses ouvrages. Souvent redemandé par le peuple, il fatigua sa voix. Il sollicita donc et obtint, dit-on, la grâce de placer devant le joueur de flûte un jeune esclave qui chantait pour lui. Il pouvait ainsi jouer le canticum avec plus de vigueur et d’expression, n’ayant plus à s’occuper de ménager sa voix « .
L’historien ajoute que ce fut l’origine de « l’habitude que prirent les histrions d’avoir pour les airs un chanteur qui suivait leurs gestes… »
En fait, cet Andronicus est d’abord un acteur grec, introducteur du théâtre hellène dans le Latium. Ensuite, une vedette qui inventa le « one man show » son talent ayant heureusement compensé une infirmité soudaine.
Pour voir qu’il s’agit là d’une transformation des techniques d’acteur, et non de la naissance du mime, il suffit au reste d’aligner deux dates :
– l’accident d’Andronicus Livius se situe en 240 avant J-C (selon Raymond Bloch, « Eturie, Rome et Monde romain, cat. Le Masque).
– l’arrivée des mimes étrusques à Rome, où ils sont appelés en raison de leur réputation, a lieu au IVème siècle avant J-C, soit à peu près cent cinquante ans auparavant.
Il y a donc très probablement à Rome plusieurs courants qui facilitent l’éclosion du théâtre du geste et le poussent peu à peu à devenir autonome, mais non totalement muet, puisqu’il y a une répartition du texte et du mime sur deux acteurs.
L’apogée :
La technique du pantomime s’articule en trois points : les pas, le travail de l’attitude, le travail des mains (chironomie). Sur la chironomie une description de Quintillien guide notre imagination : » Le nombre des mouvements dont les mains sont capables est incalculable et égal presque celui des mots… Elles demandent et promettent, elles appellent et congédient, elles menacent et supplient. Elles expriment horreur, crainte, joie, tristesse, hésitation, aveu, repentir, mesure, abondance, nombre, temps. N’ont-elles pas le pouvoir d’exciter et de calmer, d’implorer, d’approuver, d’admirer, de témoigner la pudeur ? Ne tiennent-elles pas lieu d’adverbes et de pronoms, pour désigner les lieux et les personnes ? Il y a encore d’autres gestes où la main fait entendre les choses en les imitant. Ainsi pour exprimer que telle personne est malade, elle contrefait le médecin qui tâte le pouls ; ou pour signifier que telle autre sait la musique, elle compose ses doigts à la façon d’un joueur de lyre « .
Outre le pouvoir visuel des mains que nous connaissons tous, n’oublions pas le pouvoir du toucher qui rapproche l’artisan de son spectateur et qui peut être amical, doux, brutal, sensuel, etc. Il peut même être une source précieuse d’informations pour celui qui s’essaye à la lecture de pensée par contact musculaire.
La disparition :
Le fait que la pantomime Balymachia ait été interdite lors du troisième concile de Tolède, en 589, démontre pourtant que cette technique était encore assez vivace pour être censurée. Elle n’a donc pas tout à fait « disparu d’elle-même « … A cette époque un vrai voleur était crucifié sur scène à la fin d’un mime, le Laureolus de Catulle, pour accentuer le réalisme.
Le mime funéraire à Rome :
Le culte des morts est commun à des civilisations différentes et subsiste encore de nos jours. En Nouvelle-Guinée, des simulacres rituels sont exécutés par la communauté à l’occasion des enterrements. Parallèlement, le maquillage blanc, livide, dont tous les assistants de la cérémonie se couvrent le visage, est une des premières manifestations du maquillage des Pierrots. Le blanc est la couleur de l’Autre monde.
Les avatars du mime :
Les mimes sont bel et bien visés par ceux qui furent les premiers maîtres à penser de la Chrétienté. Un exemple : » Par les gestes et les mouvements dissolus du corps, infamie particulière à la scène comique, de misérables histrions sacrifient leur honneur à Vénus et Bacchus, ceux-ci en dégradant leur sexe, ceux-là par d’impudiques pantomimes (…).
Encore un point commun avec notre art (et celui de la jonglerie et du chant) : la persécution de l’Église !
Les masques et la société italienne :
Le masque incite à une animation d’autant plus largement corporelle que le visage personnel de l’acteur est aboli. Il tend donc à développer les moyens physiques, à faire jouer les membres, les articulations du corps et même le tronc. Ce qui se vérifie sur certaines gravures de la première époque et principalement dans les poses des Arlequins et de quelques Pantalons. Les dons et la souplesse des interprètes ont joué ici un rôle évident.
Une autre réponse touche à l’aspect juridique. Si les obsessions collectives se libèrent publiquement, même à travers une image transposée de l’absurde social, les autorités peuvent reconnaître l’objet de la satire. La distance qui existe entre le masque et l’homme met ce théâtre hors de portée de la censure et également de l’autocensure.
Mimes malgré eux :
Il y a aussi Joe Grimaldi, promoteur de l’école anglaise de pantomime. Sauteur, acrobate italien, Grimaldi importe cette pantomime de fortune à Londres, après un passage dans les foires parisiennes. Elle y devient en un siècle l’affaire des clowns, successeurs démocratisés des bouffons de la Cour.
Ainsi s’achève, pour les mimétiques européennes et leurs avatars, un cycle de près de trente siècles qui mène le spécialiste du geste du temple au théâtre, puis du théâtre au boulevard du Temple… Profanation, spécialisation, autonomie, persécution, appauvrissement sont les étapes de ce voyage d’une technique dans le temps.
On peut penser que l’art de l’illusion a subi le même parcours, allant de la découverte de techniques en passant par l’interdiction d’exercer qui découlait obligatoirement d’un appauvrissement de l’art pour revivre à nouveau et devenir ce qu’il est aujourd’hui.
Deux phénomènes se produisent au début du XXème siècle : le cinématographe récupère les morceaux épars d’une tradition ; des hommes de théâtre repensent leur métier et veulent réintroduire le Corps, puis les techniques du geste parmi les moyens d’expression de la scène.
Là aussi le cinématographe a apporté à l’illusion une nouvelle source de créativité (donc de forme de pensée) qui a sensibilisé, entre autres, Méliès et les partisans de la Lanterna Magica. Malheureusement, à cause du succès du cinématographe, les salles de music-hall ont petit à petit disparues pour laisser leur place aux salles de cinéma telles que nous les connaissons aujourd’hui.
Le corps retrouvé :
Puisque le théâtre est de toute façon un mensonge, et un « mensonge prémédité « , qu’il soit un mensonge qui transporte l’imagination. Voilà de quoi se réclament ces derniers.
Le corps et le mouvement :
Edward Gordon Graig se dresse d’abord contre les mœurs des « monstres sacrés « . Le théâtre est gangrené par l’intérêt personnel. Les acteurs doivent devenir ou redevenir des sportifs et des artisans. La servile imitation sera remplacée par le pouvoir créateur, le réalisme par la beauté. En même temps qu’à la poussée réaliste-naturaliste dans le jeu de l’acteur, il déclare la guerre au naturalisme du décor. Il réinvente la scène. Il veut ouvrir le rideau avant le début de la représentation, fait le projet d’une salle nouvelle en pente douce vers la scène (maquette de 1897), invente les changements « au noir « , supprime la rampe (1899), se fait le champion de la matière, de la lumière et des paravents ou surfaces mobiles, les « screens » (Hamlet à Moscou, 1911). Il ira même jusqu’au décors projetés après la guerre 14-18.
Le mot et le geste :
» Dans le langage d’action fait de gestes et de mimiques, se trouve l’origine de toute manifestation artistique « . A. Comte (traité de sociologie)
» Le langage vocal n’est qu’un secteur du système entier des mouvements expressifs… un fragment de la musique d’ensemble « . Wundt
» L’activité motrice pénètre la psychologie tout entière « . Ribot (la vie inconsciente et les mouvements)
» Le langage articulé et le « langage cinétique » ont la même localisation dans le cerveau « . Vendryes
Le père Jousse affirme que le mot n’est qu’une émanation d’un geste parmi d’autres : le geste « laryngo-bucal » (cf. la notion de « gestique vocale « , à propos des masques italiens). N’est-ce pas alors une querelle digne des docteurs de Molière que celle qui oppose les partisans du geste à ceux du mot au théâtre ? Pas tout à fait. André Veinstein constate qu’il y a une hiérarchie des arts dans notre culture, d’où prédominance du langage articulé – en tant que valeur de « civilisation » – sur le geste. Si cela n’était pas, Antonin Artaud n’aurait peut-être pas écrit une ligne de tout son œuvre.
Je voudrais ajouter que le geste me semble indispensable au mot, il l’accompagne toujours même inconsciemment, il ajoute une « plus-value » au mot et il me semble plus vrai que lui. Ne dit-on pas qu’il y a parfois une différence notable entre ce que l’on nous dit et ce que transmet le geste du parleur ? Si tel est le cas, méfions-nous de notre interlocuteur, il se pourrait qu’il nous mente !
La quête de l’unité :
Pour Antonin Artaud aussi, parole et geste sont les deux faces d’une même réalité et il n’isole ni le mime ni les mots. Il nous apporte une des méditations les plus riches.
Les mots nous offrent trois types de discours (comme expliqué par Duraty dans son livre « magie pour rire » – Tome 1 aux Éditions Duraty, 1981) :
– le discours supplémentaire qui décrit ce que l’artisan est en train de faire et qui n’apporte rien à l’action ;
– le discours complémentaire qui est donc, un complément de l’image et qui ajoute une dimension poétique, humoristique, dramatique, etc., à l’action ;
– le discours en contre-pied qui est complètement surréaliste, puisque ce qui est dit ne correspond en rien à ce qui est montré.
En utilisant le deuxième et le troisième type de discours, on peut créer un univers qui demandera une certaine interprétation de la part des spectateurs, ce qui permettra une lecture du spectacle à plusieurs niveaux.
J’ajouterai à cette théorie un précepte simple et pratique : plus le visuel est faible, plus il faut un texte fort, et plus le visuel est fort, plus le texte doit être faible ou même inexistant.
Qu’est-ce qu’Antonin Artaud entend par pantomime ? : » Par pantomime non pervertie, j’entends la Pantomime directe où les gestes au lieu de représenter des mots, des corps de phrases, comme dans notre Pantomime européenne vielle de cinquante ans seulement, et qui n’est qu’une déformation des parties muettes de la comédie italienne, représentent des idées, des attitudes de l’esprit, des aspects de la nature, et cela d’une manière effective, concrète, c’est-à-dire, en évoquant toujours des objets ou détails naturels, comme ce langage oriental qui représente la nuit par un arbre sur lequel un oiseau qui a déjà fermé un œil commence à fermer l’autre… « .
Vers la représentation par le mouvement :
Voici quelques règles sur l’expression corporelle transmises par le maître du geste, Etienne Decroux :
1- La règle du raccourci :
Le raccourci est l’équivalant de l’ellipse cinématographique. C’est la faculté pour le geste mimé de contracter ou de condenser le temps et l’espace d’une action, de traduire cette action en image musculaire.
2- La règle du contrepoids :
Le contrepoids est une compensation musculaire qui permet au corps de retrouver son équilibre lorsque les membres se déplacent. Exécuté volontairement, il donne au geste qui se meut dans le champ imaginaire une forte puissance évocatrice.
3- La hiérarchie des organes :
Decroux découvre la primauté du tronc et lui demande de participer en priorité, à ce nouvel art de représentation par mouvement du corps : » Dans notre mime corporel, la hiérarchie des organes d’expression est la suivante : le corps d’abord, bras et mains ensuite, enfin, visage « . Pourquoi repousser au dernier plan le visage et les mains ? Ce sont les instruments du mensonge et les séides du bavardage.
4- L’indépendance musculaire et articulaire :
L’indépendance des segments du corps, acquise par la gymnastique dramatique, permet de « ne mobiliser que ce qu’on veut mobiliser « . Pourquoi lutter contre la tendance qu’ont toutes les parties du corps à bouger lorsqu’une seule partie bouge ? (Cette tendance que Decroux appelle « les besoins musculaires » s’explique pour lui par trois mobiles : se mouvoir, s’équilibrer ou se dégager. Yves Lorelle ajoute : » Il oublie une quatrième raison qui me paraît tout aussi déterminante : la culture gestuelle apprise par imitation et par pression sociale dès l’enfance). Parce que l’esprit veut savoir quel organe se pose, répond le grammairien du mime.
5- La mécanique du corps ou géométrie mobile :
Un des principes qu’il va adopter est de « pouvoir se mouvoir comme une mécanique « . Pouvoir et non devoir, précise-t-il. » La beauté que nous avons en vue étant l’expression corporelle, il faut pour y accéder lutter contre notre nature « .
6- Le fondu, le « toc « , le ralenti…
Sont les caractéristiques rythmiques du mouvement. Decroux donne peu de détails sur ce point dans son livre, mais on sait combien les mouvements en fondu ont d’abord surpris ses premiers spectateurs. Leur pouvoir d’incantation est indéniable.
7- L’attitude est la ponctuation du mime :
L’opposition que Decroux établit entre « geste » et « attitude » n’est qu’une question de définition et l’autopsie de ces mots demanderait quelques pages.
Virtuose du silence : Marcel Marceau
Aux yeux de Marcel Marceau, pour faire un bon mime, trois qualités sont essentielles :
La souplesse, la sensibilité et le sens du temps. Il insiste beaucoup sur la troisième car, dit-il, le geste s’inscrit dans le temps comme la phrase s’écrit sur la surface d’une page.
Marceau définit deux mimes :
– Le mime objectif
– Le mime subjectif
» Nous distinguons les mouvements mécaniques purs naissant des objets : mime objectif. Et ceux qui touchent aux caractères et aux passions de l’être humain, ceux qui relèvent également de l’identification de soi-même avec tous les éléments, autrement dit le » mime subjectif « . M. Marceau (1956).
Son vocabulaire (manière d’ouvrir une porte, d’écarter un rideau, de marcher contre le vent, etc.) procède d’un triptyque expressif qui, en général, s’articule ainsi :
1- le geste donne une image « objective ».
2- le masque renvoie l’image au public en lui donnant un contenu émotif.
3- le corps opère une compensation musculaire ou contrepoids (contrepoids = compensation dans un sens opposé à l’effort ou au déplacement du corps et qui, en général, sert à rétablir l’équilibre).
Marceau a aussi bien le sens des ruptures que celui des enchaînements, ce qui lui vient, d’une part, de son admiration pour Chaplin, dont il connaît à fond les classiques, d’autres part de son intuition du rythme. Ce sont, dit-il, les ruptures et les pertes d’équilibre qui provoquent le rire.
» Le rire a des mouvements lents et fondus dans le tragique, saccadés et mécaniques dans le comique « .
Ici se termine notre voyage au pays du geste, ce ne fut qu’une courte escale mais j’espère qu’elle vous aura plu.
A lire :
– Le Mime de A à Z.
– Histoire des funambules et de la pantomime.
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