Extrait de l’ouvrage Encyclopédie des gens du monde de Treuttel et Würtz. Répertoire universel des sciences, des lettres et des arts. Avec des notices sur les principales familles historiques et sur les personnages célèbres, morts et vivants, par une société de savants, de littérateurs et d’artistes, français et étrangers (Paris, 1833-1844). Contributeur : Artaud de Montor, Alexis-François (1772-1849). Directeur de publication.
ESCAMOTEUR
Il faudrait n’avoir jamais traversé les places publiques de nos grandes villes pour ne pas savoir ce que c’est qu’un escamoteur. Le pavé brûlant, humide ou poudreux, c’est là son théâtre ordinaire. La foule bigarrée des badauds, c’est son auditoire. Auditoire insoucieux du soleil, insoucieux de la pluie, aussi infatigable sur ses jambes qu’un soldat au port d’armes. Plus patient que le public le mieux assis, toujours nombreux, toujours content, car toutes les places sont bonnes et personne en prenant la sienne n’a payé le droit de se montrer difficile. Aussi, quelle attention, quel silence dans le cercle comme tous les yeux sont fixés sur le prestidigitateur, toutes les oreilles suspendues à ses lèvres, les bouches béantes comme tout ce monde écoute, comme il admire et surtout comme il regarde sans voir !
En effet, s’il voyait tout serait perdu. Adieu la science de l’escamoteur puisqu’elle consiste tout entière à ôter, changer, faire disparaître quelque chose en un tour de main sans qu’on puisse s’en apercevoir. Voici venir l’opérateur ! Il sort de chez le marchand de vin le plus voisin. C’est là qu’il a son dépôt, son cabinet de consultation. C’est
là qu’assis sur un méchant tabouret en guise de trépied, accoudé sur une table vineuse entre un verre et une bouteille, il vous dira plus tard, moyennant la bagatelle de deux sous et quelquefois la perte de votre mouchoir, si vous ferez fortune, si votre maîtresse vous trahit, ou si vous attendez de l’argent de la campagne. Vêtu de quelques misérables oripeaux, les manches relevées jusqu’au coude et même par-delà, une gibecière pendant sur sa poitrine, il s’avance d’un air capable. Frappe de sa baguette de magicien sur une table boiteuse, prend les gobelets de fer-blanc qui la couvrent, les range, les dérange, les choque l’un contre l’autre, les introduit l’un dans l’autre avec fra-cas. Ceci n’est encore qu’un préambule, une manière d’ouverture pour attirer les curieux et leur laisser le temps de s’amasser.
Ainsi nous voyons les acteurs de nos théâtres jouer devant les banquettes. Quelque vieille pièce usée, en attendant que les spectateurs, alléchés par l’ouvrage à la mode, soient bien installés dans leurs loges. Le peuple s’est assemblé au grand préjudice de la circulation, au dépit des règlements de police qui limitent le nombre des places où les escamoteurs ont la permission d’établir leurs tréteaux. Les cochers détournent leurs chevaux en tempêtant, les chiens jappent, l’auditoire est au grand complet. Notre homme fait orgueilleusement le tour de la société, faisant faire place aux messieurs bien mis et repoussant aux derniers rangs les gamins, mauvaises pratiques d’ordinaire.
Puis le voilà qui recommence son manège, qui frappe ses gobelets, qui fait sauter sa baguette avec accompagnement obligé de gaudrioles et de facéties d’un goût plus ou moins pur, mais toutes de nature à agir sur la fibre populaire. « Messieurs », s’écrie-t-il avec assurance et en repoussant ses manches jusqu’à l’épaule, « rien dans les mains, rien dans les poches ! » Du bout des doigts, il place une petite balle de liège sous un gobelet. Le premier s’appelle passe. Il en met une autre sous un second celui-ci également passe. Il en couvre une dernière de son dernier gobelet et le troisième contrepasse ! Et maintenant, avec un peu de poudre de Perlinpinpin, nous ne retrouverons pas plus de boules sous les gobelets que dans le creux de ma main : partez, muscades ! Et tandis que la multitude, ébahie de son éloquence de carrefour, rit aux éclats et écarquille de grands yeux comme le dindon de la fable, mains de faire leur office. Adroitement, balles de changer de place, de disparaître, de reparaître isolées, réunies de se réduire, de se multiplier, de diminuer, de grossir, de devenir boules, pommes, œufs, etc. Mais ce n’est rien encore après les mouchoirs coupés en deux et rétablis en leur entier, après les montres pilées, les lapins ressuscités, il reste toujours quelque autre tour aussi fort au-dessus de tous ceux-là que le soleil est au-dessus de la lune. Seulement, avant d’y procéder et de passer l’escamotage d’un enfant, ou même d’un homme fait, sous le double et spécieux prétexte que l’ancien
privilège des bateleurs de payer en monnaie de singe est périmé, et qu’avec vingt mille francs de gloire on n’achète pas un pain de quatre livres chez le boulanger, l’opérateur invite l’assemblée à vouloir bien passer à son bureau de recette, un chapeau ou une soucoupe placé au milieu du cercle dans lesquels chacun est libre de jeter quelque pièce de billon et, où l’on reçoit, dit-il depuis les billets de mille francs jusqu’aux pièces de six liards. C’est communément là le signal du départ et le moment où l’on voit le cercle se dissiper peu à peu.
D’autre demandent à la société la permission de lui offrir quelque composition de leur façon, « Je ne la vends pas messieurs, je la donne et combien ! deux sous ». C’est d’habitude quelque pommade pour noircir les cheveux et les gibernes, quelque poudre pour blanchir les dents et les buffleteries. Quelque eau souveraine pour les engelures, les brûlures, les foulures, les apoplexies, les névralgies. Quelque savon à détacher. Les exercices de prestidigitation n’étaient qu’une manière adroite d’amorcer les acheteurs. Le marchand a remplacé l’escamoteur. Le fait propre de celui-ci est donc de faire des tours de passe-passe et son nom lui vient d’escamote, qui est la petite balle de liège qu’il fait aller et venir à son gré et que l’on appelle aussi muscade sans doute parce qu’elle est de la grosseur de cette noix ou parce que les anciens escamoteurs employaient des muscades dans leurs exercices.
Quelques escamoteurs, en empruntant aux sciences physiques, chimiques et mathématiques plusieurs de leurs expériences si intéressantes, ont grossi le volume de leur gibecière et relevé quelque peu leur profession. Pinetti, Bienvenu, Oliver, Comus, Bosco et M. Comte ont acquis en ce genre une grande célébrité et développé leurs talents sur de véritables théâtres ou dans les réunions de la bonne compagnie. On a même vu naguère ce dernier appelé devant une cour d’assises pour jeter quelque lumière sur un fait de sorcellerie démoniaque arrivé à Paris chez un parfumeur de la rue Saint Honoré.
Tous les escamoteurs ne travaillent pas de la même manière. Ceux des places publiques et des théâtres, s’ils ne réussissent pas, n’ont à craindre que leurs spectateurs. D’autres sont justiciables des tribunaux. Ce sont ceux qui, dans les foules, enlèvent dextrement les bijoux, les bourses, les châles. Ou ceux qui, dans les bals, trichent au jeu, font sauter la coupe, changent les dés et les cartes et finissent en sortant par se tromper de chapeau ou de manteau. Il y en a enfin une troisième espèce qui n’est pas la moins commune mais qui ne relève que de l’opinion publique. Ce sont ceux qui escamotent des places, des honneurs, des dignités, en s’en emparant par quelque voie plus adroite qu’honnête.
Le Dictionnaire des arts et métiers dit aussi qu’en termes de broderies escamoter, c’est faire disparaître au moyen d’une aiguille les bouts d’or ou de soie en les faisant rentrer par-dessous l’ouvrage. En musique, escamoter une difficulté, c’est passer par-dessus, de manière à ce que l’auditoire ne s’en aperçoive pas.
A lire :
– Paris et les escamoteurs.
– Rêglementation sur les escamoteurs.
– Miette, l’escamoteur du Pont-Neuf.
– Hommages aux escamoteurs.
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