Extrait de la revue L’Illusionniste, N°83 de novembre 1908
Après s’être tenu si longtemps et si modestement à l’écart, et à la suite de tant de faces et de profils qui se sont succédés a cette place, il semble bien que ce soit enfin au tour du directeur-fondateur de L’Illusionniste d’occuper, lui aussi, la première page de son journal. Malgré le calme et la candeur apparente de cette physionomie, on sait assez qu’il passe la moitié de bon temps à fabriquer trucs et ficelles, et l’autre moitié à les vendre. Mais comme tant d’autres, comme tous pourrait-on dire, il a évidemment commencé par faire autre chose. Passons rapidement sur les mois de nourrice, et prenons-le seulement dès le collège qu’il fréquentait au moment où l’Université commençait à abandonner les études classiques pour diriger ses élèves vers les sciences exactes. Notre jeune collégien, réfractaire à la botanique, l’astronomie et la zoologie, montrait au contraire les plus heureuses dispositions pour la chimie, la physique, l’algèbre et la géométrie, sciences qui, aux examens de fin d’année, lui valaient de nombreux lauriers.
Il devait plus tard, tirer bon parti de ces aptitudes qui le conduisirent à la situation à la fois artistique et commerciale qu’il occupe actuellement et dont la valeur et l’importance sont depuis longtemps nettement établies. Cependant, les débuts dans la vie active du futur directeur de L’Illusionniste ne furent rien moins que modestes, mais fertiles néanmoins pour son esprit observateur. Arrivant dans la capitale vers sa quinzième année, — car, ainsi que beaucoup de Parisiens, il n’a pas vu le jour « près des bords fleuris qu’arrose la Seine » — il fut d’abord petit commis dans une maison de commission, où il pratiqua l’art facile de faire des courses du matin au soir. On pourrait presque dire que c’est en marchant ainsi qu’il trouva sa voie. C’est d’abord en gravissant tant d’étages dans les quartiers populeux, à la recherche d’articles d’une étonnante diversité, qu’il apprit, pour en faire plus tard son profit, toutes les ressources du Paris industrieux et à dénicher, parfois sous les combles, d’habiles ouvriers dont les noms ne figurent sur aucun Bottin.
A dix-huit ans, Caroly entra comme vendeur dans un magasin de nouveautés, où il s’initia au grand commerce mais, piqué de la tarentule magique, il déserta vite son « rayon » pour voler à la conquête de ceux de la gloire. Il se lança à corps perdu dans cette nouvelle voie où ses plus subtiles capacités trouvaient admirablement leur emploi. Son sort était dès lors décidé ; il était prestidigitateur, et il devait se faire une place prépondérante dans cette profession. Il s’aperçut bientôt qu’il n’existait pas, à proprement parler, à Paris une seule maison française de fabrication et de vente d’articles de magie et de physique amusante, et de suite, il songea à exploiter ce filon, tout en continuant l’exercice de son art. Opérateur lui-même, il sut concevoir des instruments et des trucs vraiment utilisables et pratiques. Ses connaissances scientifiques, les relations qu’il avait conservées parmi les petits artisans, lui permirent de créer des modèles, de les faire exécuter et de les livrer ensuite au public à des conditions de bon marché inconnues jusqu’à ce jour.
Les affaires prospérèrent et la boutique de la rue du Cardinal-Lemoine regorgea bientôt d’acheteurs et de marchandises. Où tout cela pouvait-il tenir ? Certainement, son propriétaire avait dû créer « le tour de la boutique inépuisable »… Tout, néanmoins, a une fin et Caroly dut se résigner à agrandir sa maison ; il la transporta tout dernièrement, 20, boulevard Saint-Germain, dans un joli et spacieux magasin aménagé avec art — sinon avec économie — et sur le fronton duquel s’étale majestueuse et dorée l’inscription très justifiée : Académie de Magie. Ce fut un événement, presque une révolution. La presse en parla. Des passants intrigués et inquiets crurent sentir les diaboliques odeurs de soufre et de roussi, là où ne régnait que celle de la peinture fraîche ! Qu’on se rassure, cette demeure ne recèle pas la foudre dans ses flancs et ne causera d’autre explosion que celle de l’admiration de tous ses visiteurs.
Notre héros devait rendre à la magie un autre service. Depuis Robert-Houdin, il n’était pour ainsi dire, paru en France aucun livre sur cette matière, tandis qu’au contraire les publications et les journaux anglais se multipliaient. En 1902, L’Illusionniste fut créé, ce qui combla heureusement cette lacune. Nous n’avons maintenant plus rien à envier à l’étranger sous ce rapport, si nous ne possédons qu’un seul organe mensuel, nous pouvons affirmer qu’il est aujourd’hui le plus complet, le mieux conçu, et le plus agréablement écrit des magazines du monde entier consacrés à l’art magique. Caroly est encore un des fondateurs et, actuellement, un des vice-présidents de la Chambre syndicale de la Prestidigitation. Cette association a déjà fait beaucoup et fera certainement plus encore dans l’avenir pour notre art et ses adeptes ; nombre de ses plus heureuses décisions sont dues à l’initiative du Directeur de L’Illusionniste.
Comme artiste, il a bien entendu été à la source même des trucs, un répertoire des plus complets et des plus agréablement variés. S’exprimant dans une langue élégante et châtiée, il triomphe dans la présentation et le boniment. Même avec les plus simples tours, tels que le sac aux oeufs ou les cordons du fakir, il tient sous le charme, grands et petits. En un mot, il personnifie, sous la forme la plus sympathique, le prestidigitateur à la fois mondain et humoristique. Bien qu’il soit surtout connu sous ce dernier aspect, Caroly est en même temps un opérateur fort adroit, un véritable « léger de main ». Sa chasse aux pièces, par exemple, est très complète et il l’exécute supérieurement.
Ceux d’entre nous qui ont eu la bonne fortune d’assister à la représentation donnée par la Chambre Syndicale, à la salle du Petit Journal, ont encore certainement à l’esprit le joli numéro de boules de billards, qu’il y présenta. Ce fut un vrai régal pour les dilettantes. Il est, de plus, l’inventeur de nombreuses illusions et de trucs surnaturels. Citons au hasard l’Ardoise aux calculs, les Modes de Paris, les Ballons sortis du chapeau, tous autant de numéros à succès, sans parler des « Chanteclair » qu’il nous réserve et qui seront sans seconds.
Après avoir loué sa cordialité et sa bonne grâce, que dire encore de lui qui ne soit la redite des plus élogieux échos ? Le voilà engagé dans une phase ascensionnelle qui promet beaucoup pour l’avenir ; souhaitons-lui donc de tout coeur la plus parfaite et la plus brillante des réussites.
E. Raynaly
Note de la rédaction :
En 1902 Jean-Augustin (Charles, Joseph) Faugeras, né le 15 juillet 1868, plus connu sous le nom de Jean Caroly, « marchand de trucs » depuis 1896, il fonda (en France) la première revue consacrée exclusivement à la prestidigitation qu’il intitula l’Illusionniste.
Son éditorial : « En fondant ce journal, nous avons évidemment un but. Il est presque puéril de le dire tellement la conséquence s’impose. Il est d’ailleurs certain que la création d’une feuille dont les intentions seraient nulles, constituerait un précédent fâcheux et révèlerait de notre part des idées encore plus fantastiques que les questions que nous avons l’intention de traiter ici… »
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