Extrait de la revue L’Illusionniste, N° 57 de juillet 1906
Nous sommes heureux de présenter aujourd’hui à nos lecteurs et abonnés, le portrait de Jacques Inaudi, accompagné de quelques intéressantes notes biographiques concernant le célèbre calculateur. Quelles pensées troublantes quelles réflexions étonnées, éveillent en nous ce nom, dont la renommée est désormais universelle. L’esprit, vraiment, est dérouté quand on veut essayer de comprendre ce qui se passe au moment où nombres et question lancés de tous côtés, arrivent à ce cerveau par le seul effort duquel s’opère le mystérieux et déconcertant travail, et que, grâce à une faculté mentale et une organisation cérébrale, dont l’essence, le caractère et la constitution nous échappent s’élaborent les combinaisons de chiffre, s’énumèrent les diverses sommes, se supputent, s’assemblent ou se fractionnent, se soustraient, se divisent ou se totalisent les quantités, produits, facteurs quotients, égalités et différences, unités et multiplicités, racines diverses et éléments de tous genres qui, dans une sorte de stupéfiante et incompréhensible jonglerie mentale, et après avoir été simplement entendus et jamais vus, se soumettent cependant, obéissent et s’assimilent, se casent et se régularisent, se récapitulent et se remémorent avec une admirable et intégrale netteté, pour aboutir toujours, en quelques secondes, à la triomphante et impeccable solution des plus ardus problèmes. C’est à la fois vertigineux, déconcertant, formidable et fantastique. Cela confond la plus ouverte des imaginations et laisse dans l’esprit de l’auditeur un indéfinissable sentiment de stupeur et d’admiration.
Faire un récit détaillé de la carrière d’Inaudi, franchirait les limites possibles ici. Nous devons forcément nous borner à quelques notes principales et rapides, rédigées dans ce style de biographie, dont l’inévitable sécheresse sera ici fort heureusement compensée par la valeur du sujet et l’intérêt tout spécial qui s’y attache. Jacques Inaudi est né le 15 octobre 1867, à Onorato (Piémont). Il fut d’abord simple petit pâtre ; puis suivit son père qui était joueur d’orgue. Un jour, à l’âge de treize ans, il se trouvait à Béziers en compagnie d’une marmotte qu’il exhibait ; paisible entreprise qui ne pouvait en rien faire prévoir les destinées futures. Un jour de marché, il aperçut à la porte d’un café, un marchand de bestiaux absolument égaré dans les dédales d’un problème trop compliqué. Inaudi s’approche, demande les chiffres, et en trois secondes donne un résultat correct à notre homme aussi satisfait qu’émerveillé.
Des curieux lui proposèrent alors des calculs plus ardus. Le petit prodige s’en tira à merveille et sa casquette s’emplit d’une somme de gros sous telle, que la pauvre marmotte reléguée au second plan, sembla ce jour-là montrer quelque nervosité. Un négociant de Lyon, témoin de cette séance improvisée s’intéressa à Inaudi et l’amena à Paris. Notre jeune calculateur fut d’abord présenté par Camille Flammarion, à la salle des Capucines en 1880, puis examiné par l’illustre Broca, qui publia dans le Figaro une étude intitulée « Au Musée des Crânes ». Ce fut à la suite de cet article que Gill, le fameux caricaturiste lui consacra dans La Lune un article très amusant et fit de lui une charge qui obtint un vif succès.
Néanmoins la grande réputation d’Inaudi ne date que du jour où, en compagnie de son ami de Thorcey, il fut présenté par M. Bourgeois, alors ministre de l’Instruction publique, à tous les recteurs de France, au ministère de l’Instruction Publique le 22 janvier 1892, puis enfin, à l’Institut par M. Darboux, alors doyen de l’Académie des Sciences. C’est à la suite de cette séance que furent publiés les rapports de l’Illustre Charcot et de M. Darboux. Ces rapports furent, à cette époque, traduits dans toutes les langues et valurent à Inaudi une renommée universelle ainsi que l’insertion de son portrait dans le dictionnaire Larousse.
Inaudi a donné à Paris 1080 représentations soit aux Folies-Bergères 1881, au Théâtre Robert-Houdin, au Concert Parisien 1892, à l’Olympia, A l’Alhambra, etc., etc. Il n’y a pas de grand music-hall dans le monde entier où il ne se soit produit. II a fait le tour du Monde, visité deux fois l’Amérique du Nord, puis l’Amérique du Sud ; le Brésil, l’Uruguay, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Indes, l’Europe entière excepté la Russie. Il est présentement pour la troisième fois dans la fameuse tournée Mors-Stoll, le plus puissant « trust » des Music-Halls, jusqu’en septembre prochain, pour recommencer
ses tournées en Allemagne, Autriche, etc., etc.
La séance d’Inaudi est impressionnante au delà de toute expression. Présenté par notre ami de Thorcey, Inaudi, tournant le dos aux trois immenses tableaux noirs qui occupent la largeur de la scène, se tient à l’avant, face au public, et ne voit jamais les chiffres. Il commence par une formidable soustraction, dont les douze séries de trois chiffres sont criées par les spectateurs et inscrites au tableau, par le présentateur, au fur et à mesure qu’elles arrivent. Ce qui reste de quatrillons, trillons, billions, etc., est toujours donné par Inaudi, avec une déconcertante aisance, avant que le présentateur, qui est cependant un calculateur rapide, en suit à peine arrivé aux centaines de mille.
Puis, de tous côtés, on jette des multiplications de trois, quatre, cinq chiffres, des additions et des divisions de mêmes quantités. Ce sont ensuite les racines carrées et cubiques, sixièmes, septièmes, etc., extraites en quelques secondes, tout en solutionnant les opérations d’abord données et menant ainsi de front et simultanément cinq opérations, y compris les extractions de racines, sans jamais s’embrouiller un instant dans ces multiples complications Et, ce qui peut paraître incroyable à ceux qui n’ont pas assisté à une de ses séances, c’est que, tout en se livrant mentalement à cet extraordinaire labeur, il répond instantanément aux questions venues de tous les points de la salle en donnant le jour de la semaine correspondant à une date quelconque de n’importe quelle année, non seulement du siècle courant, mais encore des siècles antérieurs et au besoin des siècles futurs. Pour mettre enfin le comble à ce prodigieux exploit, et après avoir solutionné les diverses opérations et répondu simultanément à toutes ces questions, il récapitule et énonce avec volubilité, toujours sans les voir, tous les chiffres inscrits dont les tableaux sont couverts et dont le nombre est habituellement de plusieurs centaines. On comprend alors, à chaque séance, les chaleureuses ovations dont Inaudi est l’objet, ainsi que les applaudissements enthousiastes qui lui sont prodigués.
Il est inutile de chercher a expliquer la cause qui produit de tels effets. Nous dirons seulement que dans l’article que M. Camille Flammarion consacra à Inaudi, il y a une quinzaine d’années, il constate une curieuse particularité du crâne qui, à cette époque, n’était pas encore fermé. Or, on peut constater qu’il ne l’est pas davantage aujourd’hui, ce qui permet de supposer qu’il ne le sera probablement jamais. Faut-il voir là la cause, ou une des causes ? C’est, en somme, admissible, sans toutefois rien expliquer. Aussi laisserons-nous à de plus savants le soin d’en décider et de conclure… si ils peuvent. Que de fois n’avons-nous pas entendu dire : « c’est un truc » ; cette assertion ne supporte pas l’examen, on y répond d’un mot ; si c’était « un truc », il y a longtemps que la mèche serait éventée, et c’est par centaines qu’on compterait les imitateurs. Or, il n’en existe pas un. Donc !
On trouve cependant des personnes, d’ailleurs excessivement rares, qui hésitent à admettre d’emblée une si extraordinaire supériorité, si elles ne se la figurent secondée par quelque moyen spécial échappant à leurs recherches. Cela nous rappelle un incident, plutôt amusant, arrivé à Londres en 1903, au cours d’une soirée de gala donnée dans la luxueuse demeure d’Helveden-Hall par le richissime lord Iveagh en l’honneur de S. M. Edouard VII, roi d’Angleterre, et à laquelle fut convié J. Inaudi. Après avoir, comme de coutume, émerveillé ses nobles auditeurs, y compris le roi (car Inaudi calcule dans toutes les langues), il fut suggéré à Sa Majesté que si elle donnait la date de quelque événement important de son existence, Inaudi lui dirait exactement le nombre d’années, de mois, de semaines, de jours, d’heures et même de secondes qui se seraient écoulés depuis (exercice qu’il fait d’ailleurs couramment). « Voyons, sire, demanda le manager, la date, par exemple, de la naissance de Votre Majesté ? ». Mais le monarque qui, peut-être justement parce qu’il était roi, ne voulut pas, personnellement, servir de « sujet », répondit en souriant : « Ah non ! pas cela, il a eu le temps de faire le calcul avant de venir. »
N’insistons pas sur cette méfiance royale. Elle n’empêcha pas cependant le souverain de donner, à tout hasard, la date du 10 août 1860 à 3 heures de l’après-midi. Inutile de dire que la réponse parvint rapide et correcte, ainsi que celles aux autres questions que le roi, définitivement conquis, posa à Inaudi, dont le succès fut ce jour là plus considérable et plus triomphal que jamais. Inaudi est encore en Angleterre à l’heure actuelle. Son dernier exploit, en dehors de ceux dont il est coutumier, est tout récent. Il date du 17 mai dernier et s’est produit dans les salons de l’Hôtel Cecil, à Londres, où la Presse et les Sociétés savantes étaient réunies pour assister à une séance spéciale. Là, Inaudi s’est véritablement surpassé, car, tout en faisant ses habituelles opérations, déjà décrites, il a en même temps — et correctement— joué au baccarat, aux dames, aux dominos et même à la roulette, dont il a ensuite rappelé tous les numéros sortis dans cette extraordinaire partie. C’est à crier au miracle et à se demander jusqu’où peut aller cette puissance calculatrice et mémorative.
Mais nous avons dépassé de beaucoup déjà l’espace habituellement dévolu. Il nous faut donc, nous allions dire conclure, mais il n’y a pas de conclusion. Plutôt que de nous perdre dans une phraséologie prétentieuse et dire quelque banalité, nous préférons terminer en adressant à Jacques Inaudi l’expression sincère de notre vive sympathie, parce que, malgré ses talents, sa supériorité et ses brillants succès, il est resté pour nous le simple et cordial camarade qu’il a toujours été. Cette constatation, qu’il nous est bien agréable de faire, est certainement le plus honorable hommage que nous puissions rendre à l’homme après celui que nous avons eu le plaisir de rendre si justement à l’artiste.
E. RAYNALY.
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