La police allemande va-t-elle se décider à percer le mystère de la fin tragique de Jan Erik Hanussen ? Surgi au lendemain de la guerre, sous les apparences d’un prophète, Hanussen, « le plus grand devin du monde », comme disaient ses affiches, a été trouvé, la tête : traversée par deux balles de revolver du calibre de 7 millimètres, sur la route de Neuhoff, un faubourg de Berlin. Vie aventureuse que la sienne et combien mouvementée. Mais aussi vie de bluffeur audacieux, de comédien prodigieux, bien faite pour abuser les crédules. Qui était Hanussen ?
Né à Vienne en 1889, Hermann Steinschneider, alias Erik Jan Hanussen, était le fils d’un célèbre professeur, le Dr Moritz Steinschneider, mort à Berlin en 1907. Erik semblait donc né pour une carrière studieuse et parfaitement honorable, et cependant nous le retrouvons, à quatorze ans, engagé par un cirque ambulant en qualité de « mangeur de verre » et « d’avaleur de feu ». À dix-huit ans, il a déjà bouclé deux fois son tour du monde. Les Perses lui apprirent à lire les horoscopes, une prêtresse de Kli l’initia aux secrets mahayaniques et lui dévoila l’art des prédictions. Était-il réellement doué ? Des gens dignes de foi affirment que ses facultés avaient souvent été mises à contribution par la police et que très souvent ses réponses avaient permis l’arrestation de criminels bien à l’abri. Un journal l’ayant traité de charlatan, il lui intenta un procès, et vingt-trois experts, tous docteurs, magnétiseurs ou astrologues, se chargèrent de sa défense. Convaincus ou non, les juges décidèrent qu’Hanussen avait réellement des facultés extraordinaires et une valeur incontestable dans le domaine de la parapsychologie. Même, un colonel en grand uniforme se présenta à la barre qui affirma avoir utilisé le mage pendant la guerre, sur l’arrière-front de Galicie, comme hypnotiseur pour arracher des renseignements aux prisonniers russes.
Pour connaître mon horoscope, il m’en avait coûté dix dollars. C’était en 1922, à Berlin, et, dame ! Hanussen, qui prévoyait peut-être l’effondrement du schilling et du mark, préférait se faire payer en bonnes devises étrangères. Il revenait d’un nouveau séjour aux Indes, où, me dit-il, les fakirs lui avaient fait partager les bienfaits de leurs science occulte. Entre deux conférences publiques, il donnait des consultations privées en son étrange villa du Kurfürstendamm. Sa réputation grandissait de jour en jour. La misère et l’incertitude des temps aidant faisaient sa gloire, que ses soi-disant miracles étendaient dans toutes les classes de la société. Ses prophéties, inspirées de la meilleure tradition indoue, lui attiraient déjà une foule de fidèles, parmi lesquels les jeunes gens de haute caste et de riches familles n’étaient pas les moins empressés. À tous ces inquiets, il annonçait la venue d’un sauveur, d’un guide, d’un conducteur, d’un Führer enfin. Mais, très habile dans l’art d’abuser les âmes décadentes à la recherche d’un idéal et d’une conviction qui leur manquaient, il savait agréablement mélanger les préceptes vaguement bouddhiques avec des choses disparates comme l’esprit hégélien, le spiritisme, la magie et l’astrologie. On venait de partout pour l’entendre, le voir, le toucher… et même d’Amérique.
Son installation correspondait bien à l’idée que je me faisais de ce personnage quelque peu énigmatique. Tous les attributs magiques étaient distribués à profusion dans son splendide appartement : les signes du zodiaque, une quantité de Bouddhas, dont un de grande taille, aux pieds nacrés, aux yeux de jaspe vert, couché dans la pose du Nirvâna ; des lunes lumineuses, incrustées dans le parquet en bois de teck ; des statues hindoues, dites de « Kimaras », mâles ou femelles, coiffées de tiares et montrant des queues de coqs ou de génisses ; des lézards et des serpents vivants, des oiseaux au plumage étincelant. Sur une immense table de verre étaient gravés les astres. Lui-même siégeait, derrière celle-ci, sur une manière de trône en ivoire. L’horoscope terminé, Hanussen emmenait son « client » se rafraîchir dans une pièce attenante, où il avait aménagé une manière de bar en forme de cercle, orné, naturellement, des signes les moins connus de la Cabale et des emblèmes divers de la Magie. En somme, le mobilier, la décoration, le maître de céans, tout cela représentait une salade bien brassée. Telle quelle cependant, la maison du Kurfürstendamm attirait pas mal de gogos. Il faut dire à la décharge du mage qu’il avait tout prédit ; l’assassinat de certains hommes politiques, la fin des réparations, le recul des gauches en Allemagne, le triomphe d’Hitler, et cela à un moment où précisément le mouvement national socialiste semblait reculer. Dans ces conditions, comment n’aurait-il point fait fortune ? Celle-ci était considérable et se chiffrait par plusieurs dizaines de millions de marks. Hanussen, sur le compte duquel avaient couru de fâcheuses histoires – on disait qu’à Prague, où il avait été d’ailleurs arrêté, on lui reprochait d’avoir dépouillé quelques vieilles femmes crédules – Hanussen menait un train fou de grand seigneur. Maîtresses cotées, écurie de courses, yacht, voitures, avion, château, la vie ne lui ménageait pas ses bienfaits.
Et voici que, par un soudain retour des choses, on vient de retrouver son cadavre sur une route poussiéreuse de la banlieue berlinoise… Celui qui prévoyait tout n’avait pas pu pressentir le propre drame de sa fin énigmatique, le soir même où il devait donner une séance de magie à la Scala de Berlin. Nous qui ne sommes pas magicien, essayons au moins de soulever un pan du mystère de la mort d’Hanussen. Une version court les salles de rédaction. Hanussen aurait été assassiné par les hitlériens parce que juif. Ici, nous devons fournir à nos lecteurs certaines explications : Hanussen, qui commanditait le parti national socialiste, – auquel il adhérait – avait fait, il y a quelques années, la connaissance d’un comte déchu et ruiné. Dans le but évident de trouver des appuis dans la noblesse, il l’avait pris sous sa protection. Le mage et le comte Helldorf ne tardèrent pas à devenir deux amis inséparables, se livrant ensemble dans les bouges de Berlin, ou bien à bord du yacht Ursel, orné d’un pavillon à la croix gammée, aux noces les plus crapuleuses. Chef des chemises brunes de Potsdam, Helldorf avait de plus en plus besoin d’argent pour maintenir son rang et entretenir ses vices. Hanussen lui en fournissait sans compter. Les riches banquiers et les gros industriels qui fréquentaient l’antre du Kurfürstendamm n’étaient-ils pas là pour renouveler son compte en banque ? Bientôt, les deux complices eurent l’idée de se livrer à de véritables escroqueries. Quand un naïf venait le consulter, le mage prédisait à celui-ci les malheurs les plus horribles… s’il ne signait pas un chèque au nom du premier Allemand pur-sang qu’il rencontrait sur son chemin. Et comme par hasard, c’était toujours le jeune et blond comte Helldorf que la victime croisait dans l’escalier de l’immeuble. Neuf fois sur dix, le coup réussissait, tant il est vrai que la bêtise humaine est incommensurable. Mais certains nazis puritains se seraient émus de ces procédés trop souvent répétés, d’autant plus que ceux qui ne consentaient pas à se laisser dépouiller ne se gênaient guère pour manifester publiquement leur indignation.
Le lieutenant-colonel Kurt von Ulrich, député, grand tortionnaire de juifs, « expert en races », comme il dit, et, de surcroît, ennemi personnel du comte Helldorf qui fut nommé à sa place, après l’avènement d’Hitler, préfet de police à Potsdam, fouilla la vie d’Hanussen entourée de mystères et de mensonges. Il découvrit, entre autres choses intéressantes, qu’il était d’origine israélite et qu’il s’était servi de faux papiers pour se faire inscrire au parti national socialiste. Dès cet instant, les jours du mage étaient comptés. Kurt von Ulrich oubliait sciemment les millions que sa future proie avait allègrement versés à la caisse de Führer. Mis en demeure de rompre avec le juif, sous peine d’être exclu du parti, le comte Helldorf s’exécuta. L’épilogue se déroula sur la route de Neuhoff. Hanussen revenant à vive allure de Potsdam pour donner sa représentation à la Scala est arrêté par une patrouille de Schutzstaffeln (homme des sections spéciales). Une grappe humaine s’abat sur sa voiture. On entend le bruit sourd des terribles gummiknüppel (matraques de caoutchouc), puis le claquement sec de deux coups de revolver. C’est fini… Une semaine plus tard, la presse nazie accordera un entrefilet à cet « incident » de la guerre contre les Juden. Et les dépêches d’agences confirmeront, en termes prudents et mesurés, la nouvelle à l’étranger : Hanussen est une victime de la surexcitation populaire contre les juifs…
J’ai dit que nous nous trouvions là en face de la version courante, partant celle qu’il convenait de n’accepter qu’avec les plus expresses réserves. Une rapide enquête, en effet, nous permet aujourd’hui d’affirmer qu’elle n’est pas en tous points conforme à la vérité. Il est faux qu’Hanussen ait été tué, soit par les chemises brunes – notons en passant que l’opération aurait pu se faire plus discrètement, par exemple dans l’un des in pace de la prison Moabit, où on aurait pu le faire choir en lui trouvant une mauvaise histoire – soit par la populace surexcitée contre les juifs. Deux faits viennent étayer cette thèse. D’abord, le soir où se situe le drame, deux témoins vinrent déclarer à la préfecture de police qu’ils avaient rencontré sur le Kurfürstendamm, devant l’immeuble du mage, un homme qui, les vêtements en désordre et le visage ensanglanté, fuyait en criant : « l’assassin !… Il m’a tué ! » Comme les témoins de la scène, deux commerçants d’Alexanderplatz, voulaient se porter à son secours, trois hommes surgirent de la porte cochère, se précipitèrent sur le blessé, l’empoignèrent sous le bras et le hissèrent de force dans une conduite intérieure qui doucement s’était avancée. Interrogés par le sergent de police Schuller, les deux témoins donnèrent un signalement complet de la victime : on s’aperçut par la suite qu’il s’appliquait exactement à celui de Jan Erik Hanussen, dont on devait retrouver le corps à Neuhoff à trois jours de là. Ajoutons que la police ne donna aucune suite à cette histoire et que le sergent Schuler, qui avait établi un procès-verbal en règle, fut nommé, dans la quinzaine suivante, sous-lieutenant à Potsdam, le fief du comte Helldorf. Second fait : une fille publique, amie protégée du comte, une certaine demoiselle Lina Dressmann, demeurant 7 Feurigstrasse, quartier de Schöneberg, fut arrêtée mystérieusement quelques jours après la découverte du cadavre et emprisonnée sans que l’on sût pourquoi. Son domicile fut fouillé de fond en comble, à deux reprises, par les chemises brunes.
Que lui reprochait-on ? On ne nous le dit pas. On ne le dira sans doute jamais. Et il est fort possible, sinon probable, que Lina Dressmann ne soit pas rendue de sitôt à la vie galante. Mais cette prostituée de haute noce a eu le temps de parler avant qu’on lui mette le bâillon, et ses bavardages, qui lui valurent d’essuyer les rigueurs d’Hitler, ne sont pas sans intérêt. Les voici tels que nous les avons recueillis : À tous leurs défauts, Hanussen et Helldorf en joignaient un autre que les admirateurs du mage ne soupçonnaient pas : l’érotisme, mais un érotisme poussé au paroxysme de la dépravation. Hanussen avait meublé l’une des pièces secrètes de son appartement avec un sens inouï du sadisme à faire l’admiration de feu le marquis lui-même. Partout, des statuettes, des tableautins, indous ou chinois, infiniment évocateurs, éclairés d’une chaude lumière et reflétés par des jeux de glaces savamment inclinées. A considérer ces « combinaisons » suggestives, ces embrassements voluptueux ou ces accouplements barbares, les plus chastes invités du mage se transformaient immédiatement en faunes combatifs.
À dire le vrai, aux convives de marque se mêlaient pas mal de courtisanes professionnelles connues pour leurs débordements. Elles étaient particulièrement chargées d’affoler les hommes de désir et de provoquer leur imagination, leur curiosité… et leur valeur physique. Durant ces joyeux ébats, Hanussen se contentait d’observer. Il préférait, lui célébrer un rite plus spécial en compagnie de son cher ami le comte Helldorf. Le bouquet, en somme, de ce feu d’artifice ! Et voici le drame, toujours le même. Ce jour-là, le mage devait se produire à vingt et une heure à la Scala. À quinze heures, il avait réuni chez lui une cinquantaine d’invités pour célébrer, par une bacchanale formidable, l’anniversaire d’Hitler. À cette cérémonie participaient toutes les sommités nazies. On a chuchoté des noms : Gœring, Gœbbels, Werner von Tichte, etc. L’auteur pornographique Hanz Hewers, dictateur littéraire du Troisième Reich, présidait. Les femmes se vautraient nues sur de moelleux tapis, le Champagne coulait à flots. Sur un guéridon reposaient des bonbonnières pleines de précieux onguents, de pastilles aux vertus décisives. L’orgie fut indescriptible. Passons…
Vers dix-neuf heures, Helldorf que son service avait retenu à Potsdam, se présenta, contempla la scène, sourit, but quelques coupes et chercha des yeux son partenaire habituel, qu’il ne trouva point. Il alla frapper à la porte de la chambre à coucher, entendit un rapide froissement. Qu’est-ce à dire ? On n’est pas pour rien chef des sections d’assaut. Le comte enfonça la porte d’un coup d’épaule, courut au lit, leva les draps et découvrit deux têtes : celle d’Hanussen et celle de Lina Dressmann. Trahison ! Au comble de la fureur, Helldorf se précipita sur un tiroir renfermant un révolver. Des amis voulurent le maîtriser. Que se passa-t’il dans cette bagarre, au milieu de ces corps enchevêtrés ? Le comte, deux fois berné, avait-il réellement l’intention de tirer, voulait-il seulement effrayer Hanussen ou bien sa séductrice ? Quoi qu’il en soit, deux coups de feu crépitèrent, et le mage, blessé à la tête, prit la fuite, poursuivi par trois hommes, qui, subitement dégrisés, mais ne sachant comment éviter le scandale, le hissèrent dans la voiture du comte, où il rendit le dernier soupir. On comprend, dans ces conditions, que la police allemande ne soit pas pressée de faire la lumière sur cette affaire, et pourquoi elle crée autour de la fin d’Erik Hanussen, mage hitlérien, tant de mystères. On espère que ceux qui assistèrent à l’orgie rouge n’iront pas s’en vanter. D’ailleurs, on a vu ce qui arriva à Lina Dressmann, coupable d’avoir eu la langue trop longue.
Jacques Leroux
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