Extrait de la revue L’Illusionniste, N°116 et 119 d’août et novembre 1911
Né à Amiens, le 24 août 1851, Léon Fusier était le fils d’un cordonnier qui exerçait sa profession dans le passage du Commerce. A 10 ans, il était placé à l’école des frères où il ne comptait certes pas parmi les meilleurs élèves ; son intelligence, au lieu de s’attacher aux leçons de ses maîtres, se portait de préférence à l’étude des choses extraordinaires et surnaturelles. Jusqu’à l’âge de 14 ans, il s’occupa plus particulièrement à exécuter des tours d’escamotage dont il avait deviné le secret en allant contempler des artistes nomades sur la place publique ; il reçut même des leçons de Lassaigne, qui était une des gloires de la magie d’alors.
C’est à cette époque qu’il fallut songer à prendre un état. Fusier entra, en qualité d’apprenti, chez un tapissier ; là, ses aptitudes premières se développèrent encore au détriment de son travail, et cela avec d’autant plus d’intensité que son patron, très amateur de spectacles, admirait son jeune talent, lui disant : « Tu ne seras jamais un tapisser ; mais tu as des dispositions naturelles qu’il faut utiliser » ; et lui-même se prit à ouvrir chez lui une salle de spectacle où il donna des représentations qui comptaient quelquefois jusqu’à 200 invités.
Là, Fusier, trouvant que son talent d’escamoteur, suffisant pour ses camarades, ne le serait plus dans un semblable milieu, se mit à essayer la chansonnette et le genre des imitations. Un jour qu’il chantait dans un patronage d’ouvriers, il fut entendu par un père jésuite, ancien soldat, et très amateur de musique, qui lui proposa de venir donner une séance dans la salle de spectacle que les Jésuites d’Amiens possédaient et où ils donnaient des représentations pour amuser leurs jeunes élèves.
Entendu là par les parents de ces jeunes gens, qui formaient, alors, la haute société de la ville, Fusier fut aussitôt invité à venir chanter et donner des séances de magie dans les premiers salons d’Amiens ; il y fut remarqué par un musicien du théâtre qui l’engagea à se rendre à Paris. Parti avec 100 francs pour conquérir la capitale, le pauvre garçon ne tarda pas à voir la fin de son trésor ; il eut vite fait de regagner sa ville natale.
Cette fois, d’influents critiques s’intéressèrent à son sort. Grâce à leur recommandation, il put revenir et paraître à Paris dans un concert à la salle Herz. Son
nom allait être connu ; mais la guerre éclata, il dut retourner près de sa mère et de sa sœur. Enfin le 1er mai 1872, il était engagé à l’Eldorado pour trois années, aux appointements successifs de 500, 600, puis 700 fr. par mois ; alors, il télégraphie à sa mère : « Je gagne six mille francs par an, arrive de suite ».
A l’Eldorado, Fusier acquiert promptement la popularité. Luillier, le meilleur compositeur de chansonnettes comiques, écrit, pour lui, une foule de scènes amusantes où le jeune chanteur est vraiment désopilant, et qui lui permettent de donner libre cours à toutes ses aptitudes de prestidigitateur et d’imitateur. Après trois années passées à l’Eldorado, il visite Amiens où trois mille personnes viennent l’applaudir au cirque ; puis Marseille où il touche, — chiffre énorme pour l’époque, — 3.000 francs par mois durant deux mois.
Nous le retrouvons à la Scala, puis aux Fantaisies Oller qui furent, depuis, le Théâtre des Nouveautés actuellement livré à la pioche des démolisseurs. Là, il voit son directeur augmenter de lui-même le chiffre de ses appointements, en raison des recettes énormes que Fusier faisait faire au théâtre. Le 15 août 1876, il est engagé pour trois ans au Palais-Royal. Les journaux d’alors imprimaient cette plaisanterie : « S’il est triste de voir guillotiner à La Roquette, II est très amusant de voir Fusier au Palais-Royal. »
C’est après avoir quitté ce théâtre que notre héros interpréta, au théâtre Robert-Houdin, la Revue, « revue et corrigée », dont la première eut lieu en Octobre 1879 et dans laquelle il jouait tous les rôles. Sa plus remarquable création était l’imitation de Carl Herrmann, qui venait de donner une série de représentations au Théâtre des Nouveautés. Un soir, en faisant le tour des bocaux de poissons, il renversa sur lui une certaine quantité d’eau ; d’où refroidissement, suivi d’une pleurésie à l’issue de laquelle son médecin l’envoie se rétablir à Amiens. Pendant sa convalescence il compose sa merveilleuse scène des coiffures, exécutées avec un rond de chapeau et qu’il intitule « Monsieur Tabarin ».
Après une tournée avec Marguerite Ugalde, il entre, en 1880, pour trois ans aux Variétés, intercalant toujours dans ses rôles des tours de prestidigitation ; c’est aux Variétés qu’il exécutait le tour de la cage récemment inventée par Buatier.
En 1885, nous trouvons Fusier aux Menus-Plaisirs, où il présente, dans une revue, le tour des boules de billard accompagné d’un boniment qui eut un succès fou. Les prestidigitateurs et amateurs qui l’ont entendu en ont conservé un si agréable souvenir, qu’ils m’ont souvent demandé de le publier. Grâce à l’obligeance de Mme veuve Fusier, qui m’en a fourni la copie, j’ai le plaisir de le mettre aujourd’hui sous leurs yeux.
J’ai pu, par la même occasion, parcourir quelques-unes des pièces dans lesquelles parut Fusier ; à cette lecture, on est stupéfait de l’effort considérable accompli par l’artiste qui consentait à se charger de rôles écrasants où les imitations, les changements de voix et de costumes étaient accumulés ; à ce jeu, Fusier s’épuisa et se vit forcé de renoncer momentanément au théâtre, pour se consacrer aux tournées d’été, moins fatigantes, et aux séances de salon, où il triomphait. C’est au cours d’une de ces tournées de villes d’eau qu’il posa, utilisant son talent de mime, une série de photographies représentant un malade guéri par les eaux de Vittel ; et, aujourd’hui encore, chaque bouteille de cette eau minérale porte le portrait de Fusier. N’est-ce pas là, pour un artiste, la vraie consécration de son talent ?
Souffrant chaque jour davantage, Fusier parut de moins en moins en public ; on le vit pour la dernière fois sur une scène parisienne, aux Folies-Dramatiques, dans la Revue « Paris en Général ».
Le 4 Février 1901, il quittait sa propriété du Vésinet pour se rendre au Sanatorium de Falkenstein (Allemagne), où il mourait juste un mois après, le 4 mars. Sa mort fut un deuil pour tous les artistes ; car, par les innombrables faces de son talent, il appartenait véritablement à toutes les branches de l’art. Mais nous pouvons particulièrement le revendiquer comme l’un des nôtres et le regretter comme tel, la Prestidigitation ayant vraiment été sa vocation de choix. A son service, il employa en toute occasion et comme pour la rehausser d’un nouvel éclat, la pantomime, la comédie, le chant et la musique. Et c’était bien là, de la part d’un artiste tel que Fusier, le plus bel hommage qu’il ait pu rendre à notre grande Magie, hommage dont tous les magiciens doivent, de tout cœur, lui être reconnaissant.
Une affiche de Fusier au Théâtre Robert-Houdin
Quoique l’art de la réclame soit une particularité essentielle de notre époque, ce n’est cependant pas d’aujourd’hui qu’une belle et intelligente affiche est chargée d’arrêter le promeneur, de l’intéresser et, finalement, de l’amener au spectacle qui lui est présenté
d’aussi attrayante façon. Témoin cette affiche du Théâtre Robert-Houdin, datant de 1879, à l’occasion des représentations de Fusier dans la Revue… « revue et corrigée» de Lhuillier.
Nous avons assez longuement parlé de la carrière de Fusier, pour n’avoir pas à reprendre l’énumération détaillée de ses succès. Qu’il nous suffise de dire que, dans cette pièce, sorte de long et varié monologue, Fusier remplissait tous les rôles. C’est à dire, incarnait avec son remarquable talent d’imitation, toutes les personnalités parisiennes, populaires ou artistiques, dont il était question dans la revue, et qu’il découvrait grâce aux vertus de la lorgnette de Robert-Houdin, reproduite dans un coin de l’affiche.
Depuis l’ours géant de Bidel, « Mr La, grandeur », jusqu’ aux comédiens fameux de l’époque : Coquelin cadet, Baron, Hyacinthe, Brasseur, Lassouche, Saint-Germain, etc., en passant par l’homme mannequin du tailleur Godchau et le Père la Réclame du Nouveau Journal, pour terminer, enfin, par une magistrale parodie du prestidigitateur Herrmann, tout était présenté sur le vif par cet artiste universel.
Certainement, Fusier, ce grand imitateur, dut être, lui seul, inimitable ! Nous possédons le manuscrit original de cette spirituelle revue avec, chose précieuse, le cachet de la censure en autorisant la représentation à la date du 18 Novembre 1879. Dans son imitation d’Herrmann, Fusier exécutait le tour des poissons rouges. Un jour, il répandit sur lui un bocal rempli d’eau ; une pleurésie s’ensuivit, l’éloignant du théâtre, et c’est ainsi que prirent fin, bien avant que le succès en soit épuisé, les représentations de cette charmante revue.
Jean Caroly
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