Avenue des Ternes, dans ce quartier où l’on trouve à la fois les prostituées pauvres des Batignolles et les femmes qui étaient, avant la crise, « entretenues », j’ai vu Fatma la Noire. Elle m’a reçu, après une longue attente, dans un bureau suffisamment digne. Elle portait, rapidement passée sur un costume de ville, une robe de chambre d’une splendeur plutôt foraine qu’orientale, et un serre-tête de couleur vive ; elle était camuse et grasse.
Elle m’a fait couper les cartes, les a étalées, m’en a fait choisir quelques-unes et m’a dit : « Mais mon petit, ça va donc si mal que ça avec votre ami ? Je vois des disputes, des disputes ! Et vous êtes entêtés tous les deux ! Je ne me trompe pas, c’est bien la brouille ? »
J’acquiesce d’un signe de tête. Pourquoi non ?
« Il faut être plus souple que ça quand on veut garder un homme. Surtout qu’il a une belle situation, ce garçon, et généreux, et tout. Seulement voilà, il aime les femmes, hein ? C’est ça ? Et il y en a une qui le tient, et elle a su voir qu’il était généreux, elle. Je ne me trompe pas ? Vous êtes avec lui, mon petit, et vous l’aimez ? Eh bien, il ne faut pas désespérer, vous pouvez encore le ravoir. Il est intéressant. Qu’est-ce qu’il fait ? Du commerce à ce que je vois. Faut pas vous désoler comme ça. Vous aurez de la chance pendant l’été. Vous allez rencontrer un blond, un brun et un monsieur d’âge et vous aurez du bon temps, et vous gagnerez de la galette, c’est moi, qui vous le dis. Vous n’y croyez pas ? C’est la crise, que vous dites. Vous savez, moi, il y a presque autant de messieurs que de dames qui viennent me voir. Toujours pour des raisons sentimentales. Des hommes à consoler. Vous devez avoir du succès, vous, avec vos yeux noirs. Si je saurais vous en trouver ? Mais oui, mon petit, ça peut très bien se trouver. J’en ai reçu des cadeaux pour avoir rendu service à des petites femmes comme vous…»
Là-dessus, Fatma la Noire me conta une histoire longue et fort obscure, où il était question d’un homme beau et aimé de trois femmes, dont l’une était légitime, dont les deux autres travaillaient pour lui, et qui finit, grâce aux conseils de Fatma la Noire, par diriger avec autorité, compétence et succès, une maison de tolérance où chacune de ses « épouses » et lui-même trouvèrent leur compte.
Elle m’a dit aussi : « Je connais la cartomancienne qu’une dame a accusé de lui avoir extorqué plus d’un million pour des philtres d’amour. Elle ne sera pas condamnée, ma collègue. D’abord, elle n’a rien fait de mal. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est de n’être pas arrivée à faire revenir l’homme auprès de sa cliente. Pour un million et demi, on peut toujours se débrouiller pour faire revenir quelqu’un ! Mais ce procès n’a pas fait de tort à la corporation. Au contraire. Avant, pour un retour d’affection, avec fluide et tout, je demandais 1000 francs. Maintenant, ça sera 2000… »
Je suis allée voir, rue de Dunkerque, Mme Neluska, celle qui inscrit sur ses cartes « La Voyante des pauvres ». On ne sait guère pourquoi, car ses tarifs ne sont pas inférieurs à la moyenne.
J’ouvre ici une parenthèse au cours de cette même enquête, je me suis fait tirer les cartes pour 20, francs, 40 francs, 6o francs et davantage. J’ai essayé de tous les tarots : ils sont toujours charmants, dans le goût du XVIIIe siècle, ou dans le style romantique, ou dans le style Second Empire : ce sont de petits tableaux naïfs, aux couleurs acides. J’ai trouvé quelques différences dans les figures des tarots je n’en ai point trouvé dans les jeux des voyantes. Le temps de la consultation varie pourtant : l’une vous garde un quart d’heure pour 5o francs, l’autre une demi-heure pour 20 francs. On est toujours volé mais le voleur se donne parfois du mal…
Mme Neluska a l’imagination dramatique, de beaux yeux noirs, des cheveux de gitane. Elle est de celles qui vous en donnent pour votre argent. Non pas qu’elle, soit plus claivoyante que les autres, mais son improvisation est plus prudente, donc plus poétique. Elle fait surgir devant, les yeux un univers compliqué d’intrigues amoureuses qui doit bien plaire aux femmes occupées. Avec elle, il n’est plus question de sordides intérêts, de louches questions d’argent : elle ne joue pas les entremetteuses comme Fatma la Noire. Ce, ne sont que beaux drames passionnels, Mme Neluska alimente à plaisir l’imagination de ceux dont les noms figureront dans les journaux à la rubrique sanglante des « drames de la jalousie ».
Mme Neluska lisait dans les cartes que j’avais jadis été envoûtée, que j’avais quelques dons de médium, que mon mari aimait la boisson et les femmes, que j’étais bien à plaindre. Mon amant était, hélas marié ; il ne valait guère mieux d’ailleurs que mon mari, encore qu’il m’aimât d’un véritable amour.
« Voulez-vous, c’est à votre choix, que je vous donne le pouvoir magnétique sur les êtres ou préférez-vous que je développe ma force fluidique pour vous ramener votre mari ? »
J’étais tentée de ramener à moi mon mari, ne fût-ce que pour lui jouer un sale tour, ainsi qu’à sa rivale. Mais Mme Neluska continuait à improviser : « Votre rivale est une traînée, disait-elle. Ça doit être elle qui vous a envoûtée, il y a quelque temps. Vous n’avez pas senti des lourdeurs de tête, des picotements ? Si ! Vous voyez bien. Si vous voulez agir sur elle ou sur votre mari, il faut que vous m’apportiez un objet leur ayant appartenu. Du linge de corps,
de préférence. Je travaille mon fluide pendant la nuit. Je prends 350 francs. Je peux vous en donner pour plus cher d’ailleurs, pour 1000 francs ; par exemple. La différence ? C’est qu’il y en a plus, tout simplement… »
J’admirais ces pouvoirs magiques qui se vendaient au détail, comme des kilowatts ou de l’épicerie. Cependant, des philtres s’élaboraient dans l’ombre ; des lettres s’échangeaient par les soins d’une poste mystérieuse dont les facteurs avaient des ailes de pigeons voyageurs, des rubans noués autour du képi.
Pour me convaincre définitivement, Mme Neluska sortit d’un coffret des chiffons de papier sales couverts de caractères gauchement tracés. Des lettres de remerciements. L’une disait : « Depuis que je suis venue vous consulter, je suis entrée à l’hôpital avec une mauvaise angine ; de l’albumine et de l’urée, mais je sens que votre fluide me fait du bien… »
D’autres portaient : « Remerciements pour un retour d’affection » ou « Je viens vous remercier de tout ce que vous m’avez annoncé. Je sens déjà que les choses vont changer pour moi. » Ou encore « Mon mari est au chômage, mais je pense que grâce à vous, cela va bientôt cesser. »
Toutes ces idées de Mme Neluska ne différaient guère des délires que les malades de Sainte-Anne fabriquent. Combien de débiles mentaux Mme Neluska a-t-elle aidés à franchir la frontière de la folie ? Combien de délires n’a-t-elle pas aidés à se développer ? On tremble d’y penser…
– Extrait de la série Trafiquants de Mystère (3ème partie) parue dans journal L’Humanité du 7 janvier 1937.
A lire :
– Des Gris-gris aux petites annonces.
– Géographie des voyantes.
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