Depuis longtemps, médiums et spirite, en dehors des feuilles qui leur sont particulièrement dévouées, avaient laissé le silence se reformer autour d’eux à la suite sans doute du défi lancé jadis par Gustave Le Bon dans les colonnes de l’Eclair, défi dont nous avons entretenu nos lecteurs en son temps et qui ne fut jamais relevé. Mais, à l’occasion d’un article publié dans le Matin, à la date du 29 janvier dernier, sous le titre : « Photographie de fantômes », le docteur Albert Charpentier, membre de la Société universelle d’études psychiques rouvrait le débat en offrant une somme de 2 000 fr., à laquelle M. B. Ciodrey ajoutait encore 3 000 fr., au médium qui, dans des conditions de contrôle très sévères, provoquerait une apparition de fantômes. C était tentant ! Cependant, au cours des pourparlers, le but à atteindre dévia un peu. En effet, ce ne sont plus des fantômes que créera le médium, Mme Marie Démange, présentée par M. Fernand Girod (secrétaire général de la Société internationale de recherches psychiques), mais seulement le déplacement d’objets sans contact.
Entre nous, promoteurs et acteurs ont bien fait de renoncer à l’exhibition des spectres, car leur production n’a guère fait de progrès depuis les apparitions jadis suscitées par Robin. L’effet en était merveilleux et tout à fait impressionnant, mais possible seulement par des moyens de prestidigitation ; et les médiums de nos jours, si audacieux soient-ils, n’ont jamais réussi à faire mieux pour réaliser leurs prétendues matérialisations.
Henri Robin photographié par Eugène Thiebault en 1863.
Pour en revenir au projet du Dr Charpentier, il devait, ces jours-ci, être mis à exécution devant le contrôle de six savants et personnalités réputées, trois étant invités par chacune des parties. Leur liste en a été publiée : journalistes, médecins, psychologues et physiologues, rien n’y manque… sauf, comme par hasard, l’élément qui semblerait indispensable : un prestidigitateur. Cette abstention systématique n’est pas pour étonner qui connaît la façon habituelle des médiums de se dérober au contrôle de ceux qui sont tout indiqués pour voir clair dans leur jeu et découvrir leurs fraudes.
Mais le Dr Charpentier, dont la bonne foi et le désir de faire la vérité ne sauraient être mis en doute, a, dans l’occasion, peut-être manqué de clairvoyance et péché par excès de confiance en n’élargissant pas jusqu’aux gens du métier son champ d’investigation. Tout en rendant hommage à l’expérience et à la subtilité des savants en cause, nous savons trop nous-mêmes, modestes prestidigitateurs, combien il nous est facile, au cours de nos plus anodines expériences, de les leurrer et de déjouer leur perspicacité. Que sera-ce donc lorsqu’ils auront à lutter contre les machiavéliques organisations des médiums ?
Pour cette fois, ces derniers ont encore la part belle ; car, en opérant devant un auditoire ainsi composé, Madame Marie Démange et son présentateur ont, certes, les meilleures chances de se voir délivrer un procès verbal de réussite et de satisfaction.
La table ne bouge pas
L’expérience officielle de spiritisme qui doit avoir lieu le 24 février (dans les conditions que connaissent les lecteurs du Matin) a déjà été précédée d’une expérience en quelque sorte officieuse, à laquelle il nous fut donné d’assister.
Au centre d’une pièce étroite, où trente convaincus s’étaient réunis, M. Girod plaça un guéridon en bois blanc. Les quatre pieds de ce guéridon avaient été préalablement posés dans quatre cercles tracés à la craie, afin que tout déplacement de l’objet pût être vérifié. Puis le cercle spirite se forma. Neuf personnes, cinq femmes — dont Mlle Démange, le médium — et quatre hommes, le composèrent. Assis sur des chaises, à 40 centimètres environ du guéridon, ces convaincus furent ligotés aux barreaux et aux pieds de leurs sièges de telle sorte qu’il leur était impossible de tenter le moindre mouvement. Une première fois, l’obscurité totale se fit.
Quelques minutes s’étaient à peine écoulées que Mlle Démange fut «en état». Agités d’un tremblement nerveux, ses membres se tordirent au point que le bois de la chaise en cria. Un souffle rauque sortit de sa gorge oppressée. D’autres soupirs s’entendirent soudain. C’était une des femmes composant la chaîne humaine qui tombait en crise. Une autre suivit, puis une autre encore, et bientôt ce fut un ensemble de halètements, coupés de silences brefs. Epuisée, après vingt minutes d’affres hystériques, le médium demanda grâce enfin. On tourna le commutateur électrique et la lumière jaillit. La table n’avait pas bougé.
Après que la salle, où l’on étouffait, eut été aérée, M. Girod, qu’assistaient MM. le commandant Dargef, connu pour ses photographies de la pensée, et Fabius de Champville, tenta une seconde et dernière expérience. Vingt autres minutes s’écoulèrent, où l’on put ouïr le même
concert obsédant. Malgré les efforts du sujet, ses appels rudes — car il suppliait maintenant — le guéridon facétieux, et, disons-le, peu galant, s’obstina à demeurer en place. De guerre lasse, M. Girod suspendit la séance. Pour expliquer son échec, le médium affirma que « l’esprit » qui le visitait étant femme, il ne pouvait souffrir nulle contrainte. Or, on l’avait enchaîné ! Espérons que, le 24, cet esprit difficile se montrera plus accommodant, ou tout au moins que le guéridon voudra bien être moins rebelle.
Méliès et les spirites
Le 25 février, on pouvait lire ce qui suit dans Le Matin :
« Nos lecteurs se rappellent que, le 31 janvier dernier, Monsieur F. Girod proposait au Dr Albert Charpentier de lui prouver, grâce aux facultés spéciales de Mme Marie Démange, la réalité du phénomène d’un déplacement d’objet sans contact. A cet effet, M. Girod avait accepté de produire le phénomène devant les huit observateurs dont nous avons publié les noms. Le Dr A. Charpentier avait, en collaboration avec ses assesseurs, MM. Babinski, Lapicque et Roubinovitch, établi le procès verbal des conditions nécessaires de l’expérience projetée. Ces conditions furent sévèrement discutées au cours de deux réunions principales. Après les deux jours de réflexion qu’il avait demandés pour se prononcer définitivement, M. Girod, par une lettre adressée au Dr Charpentier, a cru devoir renoncer à se soumettre à ces conditions qu’il trouve trop rigoureuses. En cette occurrence, les trois séances d’expérimentation ne pourront avoir lieu ».
Spirits de Thomas Fontaine (2011).
Peut être la prestidigitation, ou tout au moins un prestidigitateur, n’est il pas étranger à la décision prise par M. Girod : car il y avait eu, malgré ce que nous en disions, un appel fait aux lumières des professionnels de l’Illusion, ainsi qu’en témoigne la lettre suivante, qui nous est adressée par M. Méliès, l’aimable directeur du théâtre Robert-Houdin, que nous publions intégralement :
Paris, le 27 Février 1912.
Mon cher Monsieur Caroly ; Je lis ce soir, dans L’Illusionniste, votre article sur les fantômes et sur le défi porté par le docteur Charpentier au médium Madame Démange, assistée de MM. Girod, Fabius de Champville. etc.
Une erreur s’est glissée dans cet article ; ou plutôt vous ignorez un détail important, très important même : c’est que M. le Dr Charpentier ne s’est nullement rendu coupable de l’imprudence de juger par lui même sans l’aide d’un Illusionniste, comme l’ont fait beaucoup d’autres docteurs. Il est, au contraire, venu me trouver, et m’a demandé d’examiner attentivement les conditions qu’il avait fixées pour le médium, et de voir s’il ne restait aucune place pour la fraude. Après examen, je lui ai indiqué deux conditions supplémentaires, et, après m’être rendu chez lui et avoir étudié la pièce où devait se passer le phénomène du déplacement d’un guéridon sans contact, je lui ai indiqué un dispositif qui, infailliblement, ferait pincer le médium en flagrant délit s’il essayait de frauder (Si cela vous intéresse, je vous expliquerai ce dispositif pour l’illusionniste).
Puisque le médium devait opérer par la force psychique seule, je le mettais dans l’impossibilité, lui et ses acolytes, de tendre les mains ou les pieds vers le guéridon, placé en dernier au milieu du cercle par le D* Charpentier lui-même, après que tous les spectateurs étaient dûment liés et cachetés (pas eux, mais les liens). Ils ne pouvaient refuser ces conditions sans avouer que l’usage des mains ou des pieds d’une des personnes de connivence ou du médium lui même, était nécessaire pour aider la soi-disant force psychique. Les précautions et l’organisation (qui a été entièrement préparée chez le docteur) étaient telles, qu’il était impossible de truquer ou de frauder.
Le résultat ne s’est pas fait attendre. Le médium, devant des précautions trop sérieuses, a battu en retraite, même pour la séance projetée
dans l’obscurité complète, et, à plus forte raison, pour la deuxième séance en lumière rouge, et la troisième en pleine lumière qui devaient
suivre la première.
Je l’avais, du reste, annoncé d’avance au Docteur, en le prévenant que, si les médiums voulaient opérer quand même par forfanterie,
ils opéreraient certainement sans résultats et mettraient leur défaite sur le compte de l’opposition de la volonté des profanes présents ; ou
bien que, s’ils essayaient d’agir, ils se feraient pincer grâce à mon petit dispositif secret. Bref, la séance n’a pas lieu… Le Dr Charpentier
triomphe et la cause est entendue.
Cordialement à vous.
G. MÉLIÈS.
Puissent les futurs Comités de savants être aussi sages que le Dr Charpentier lorsqu’ils voudront dresser un procès verbal sur des choses qu’ils connaissent mal !
Séance de table tournante en 1898 avec Eusapia Palladino dans la maison de Camille Flammarion.
Certes, le docteur Charpentier ne pouvait prendre conseil à meilleure source que près de l’auteur de tant de trucs ingénieux qui parodient les prétendues manifestations spirites et qui ont amené les foules au théâtre Robert-Houdin ; mais il nous resterait toujours à regretter— si la séance avait eu lieu — que, bien qu’ayant été consulté sur les mesures à prendre pour prévenir la fraude, ce qui est un hommage à rendre à la loyauté du Dr Charpentier, M. Méliès, pas plus qu’aucun prestidigitateur, n’ait été invité à faire partie du comité de contrôle.
Nos précédentes affirmations conservent donc toute leur autorité. Il faut en prendre notre parti : les médiums et leur comité appréhendent trop notre clairvoyance. Si l’intervention, cependant toute lointaine, de l’un des nôtres a été, comme en ce cas, la cause certaine de l’échec du médium, quel aurait été le résultat en sa présence réelle ?
J. C.
A lire :
– Le spiritisme.
– Phénomènes psychiques.
– Les révélations d’un magnétiseur.
– Georges Méliès, la magie et les fantômes.
– Les médiums sont-ils des prestidigitateurs ?
– Histoire de la voyance et du paranormal, du XVIIIème siècle à nos jours de Nicole Edelman. Editions du Seuil (2006).
– Le médium spirite.
Crédits photos – Documents – Copyrights : Collection S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.