La crise sanitaire ayant anéantie les représentations physiques depuis maintenant plus d’un an, aux très rares exceptions de « reprises » à l’été dernier et de quelques représentations pour « les professionnels », les artistes du spectacle vivant ont dû trouver d’autres moyens pour travailler et montrer leur œuvres.
Cela a commencé par des captations théâtrales qui ont envahi les plateformes de streaming. Ce procédé n’est pas nouveau car nous retrouvions déjà ces programmes dans certaines grilles télévisuelles. Des représentations en directes, comme celles de la Comédie-Française, étaient même retransmises dans les salles de cinéma. Double peine car les salles obscures ont dû également fermer leurs portes. Même choses pour les concerts qui se retrouvent sur le petit écran ou en replay, enregistrés sur un plateau sans public… Il en va de même pour la danse et le cirque qui sont relégués à des retransmissions en ligne faute de mieux. Triste conséquence d’un monde sans contacts ou le numérique a vite pris le contrôle de nos vies jusqu’à vampiriser l’offre culturelle.
Le domaine de la magie de spectacle n’échappe évidemment pas à ce profond séisme et, plus que d’autres domaines, a besoin pour survivre d’un vrai contact avec ses spectateurs pour que l’illusion opère. Cela n’empêche pas une ribambelle d’illusionnistes à se lancer dans les spectacles virtuels via différents plateformes web. Un effet de mode provoqué par l’impossibilité de jouer devant un vrai public en chair et en os. Cette pratique, que l’on souhaite éphémère, a son lot de médiocrité et nous ne parlerons même pas de ceux qui se contentent de recopier leurs collègues ou de se filmer dans leur chambre à moitié rangée… Malgré cela des artistes s’en sortent plutôt bien à l’image de Luc Langevin qui a créé un vrai dispositif scénographique dans son studio de tournage où les illusions jouent avec l’espace. Eric Antoine qui mise à fond sur l’interactivité et le festif. D’autres sont adeptes du live streaming comme Caroline Marx qui retransmet son spectacle Girl Power depuis la scène du cabaret Oh ! César à Paris ou Dani Lary qui nous rejoue sa dernière création en date Retro Temporis.
La pratique du mentalisme fait figure d’exception dans le spectacle magique de par sa spécificité et son impact comme nous allons le voir ci-dessous.
Les voyants sont allumés : le contexte
Une fois connectés via la plateforme Zoom, les spectateurs sont plongés dans une ambiance 1900, au tournant du siècle avec la projection d’images d’archives de l’Exposition Universelle de Paris emblème de la Belle Époque et de l’Art nouveau.
Eva & Viktor se présentent comme des mentalistes proposant aux spectateurs des expériences de télépathie. Ils sont les contemporains de célèbres couples de la fin du XIXe et début du XXe siècle comme Talazac et la voyante Mickaella, Roskoff et Foska la jeune bohémienne, Les Zancigs, Le professeur Dalmoras assisté par Mariska, Marguerite Larya et Henrys Dahan (Marguerite Nahad & Nahad Ben Bakdar), Saltana et Georges Door Leblanc…
Un voyage spatio-temporel
Eva, la médium commence par établir le contact entre son époque (en 1902) et notre époque. Elle demande aux participants de préparer quelques effets personnels pour les expériences à venir. Elle apparaît puis disparaît tel un fantôme sur son divan.
Eva & Viktor nous reçoivent alors, « en direct », dans leur salon1. Le couple s’assoie autour d’une table ronde et convoque les esprits pour entrer définitivement en contact avec les spectateurs à cent-dix-neuf ans d’intervalle.
Viktor présente sa partenaire Eva qui tient ses dons de clairvoyance après avoir été la victime d’un accident de voiture. Le couple propose de voir quelques théories sur la télépathie et Eva, les yeux bandés, devine un par un cinq objets personnels que le public exhibe face à la caméra de leur ordinateur.
Vient ensuite une expérience de divination avec les vingt-deux lames d’un jeu de tarot qui sont mélangées face en bas. Une spectatrice est invitée à dire stop sur n’importe quelle carte. Eva devine le nom de cette lame et se livre à un court exercice d’interprétation. L’expérience est reconduite une seconde fois avec un autre spectateur et le même succès.
Viktor demande à une spectatrice de se souvenir d’une ancienne adresse, d’une rue et d’un numéro de maison. Il établit alors une connexion grâce à un fluide conducteur en plongeant son index dans un verre d’eau et sa partenaire occasionnelle en fait de même. Grâce à « la mémoire de l’eau à travers le temps », Eva est invitée à fermer les yeux et à se projeter dans cette ville, dans cette rue, devant cette maison imaginée et à découvrir le fameux numéro. Viktor révèle alors le numéro correspondant écrit sur un morceau de carton.
Eva écrit une prédiction qui est placée sur une peluche dans le champ de vision. Le couple aime les objets étranges qui ont vécu quelque chose de spécial. Un jour, un inspecteur leur a confié des objets d’une affaire de meurtre. Un homme assassiné sur les bords de la Seine sur lequel on a retrouvé une clé d’hôtel. Viktor demande à une spectatrice de l’assister comme médium dans cette affaire en devinant le numéro de la chambre qui correspond à la clé de la victime. Le numéro se révèle gravé sur le porte-clé en métal. Eva montre alors un deuxième objet retrouvé sur la victime : une montre bracelet. Viktor demande à un deuxième spectateur de nommer une heure où a été commis le crime et les aiguilles correspondent parfaitement.
Les mentalistes engagent un jeu du hasard en demandant quatre nombres de trois chiffres chacun à quatre personnes différentes. Une fois additionnés, le nombre correspond à la prédiction faite par Eva, en amont, placée vers la peluche.
Viktor demande à une spectatrice de chercher sur sa « machine à communiquer sans fil » (son téléphone portable), sur l’application Safari, Google images.fr, une image d’un jouet en bois de son choix. Eva devine à distance de quel jouet il s’agit. L’expérience est répétée une deuxième fois avec un jouet plus contemporain.
Pour finir cette entrevue spatio-temporelle, un nombre de quatre chiffres est écrit par les spectateurs et Eva le devine. Viktor conclut en souhaitant le bonsoir à chacun des participants, va retrouver son absinthe du soir et disparaître dans le cosmos en dansant une valse avec sa partenaire.
Conclusion
Eva & Viktor ont construit un spectacle avec un vrai travail sur les personnages, un contexte très marqué, des dialogues humoristiques et des effets judicieusement choisis en crescendo. Du mentalisme rétro qui résonne avec nos préoccupations technologiques contemporaines : les progrès techniques de la Belle Époque avec la révolution numérique du XXIe siècle.
Ce spectacle d’une heure a réuni quarante-cinq participants apparaissant sous la forme de mosaïque à nos deux artistes. Ce dispositif technologique nous rappelle les écrans de surveillance où chaque caméra filme un endroit précis d’un espace public ou privé. Ici, l’espace privé est celui des spectateurs. En acceptant d’être filmé pour les besoins de l’expérience « spectaculaire », les spectateurs acceptent « l’intrusion » cérébrale des mentalistes qui tel le Dr Mabuse2 « contrôlent » les pensées collectives à travers les écrans.
Eva & Viktor définissent leur représentation comme du Visiomentalisme, un dispositif qui s’avère judicieux dans la pratique de la télépathie. La discipline de la transmission de pensée aussi appelée « double vue » (ou seconde vue) est déjà à la base une pratique distancielle. En rendant le contact physique impossible entre les mentalistes et leur public, les effets gagnent en impact et en mystère.
Par contre, l’effet pervers de cette fragmentation spatiale est de briser la continuité de la lecture scénique, inhérente à un public dans une salle de spectacle. Les spectateurs sont piégés par le champ de la vidéo (et des vidéos des autres participants) contribuant à une misdirection géante qui peut affaiblir la perception générale d’une révélation. En effet, au-delà du caractère « mensonger » de l’image filmée, les changements de plans provoqués par l’utilisation de différentes caméras rompent la dramaturgie de certaines révélations et la perception générale d’impossibilité. Les expériences devraient se dérouler en plan séquence pour la clarté de l’ensemble. Ainsi en donnant l’illusion de la continuité à travers la caméra, les opérateurs ont moins la possibilité de procéder à des subterfuges hors champ avec la complicité technologique…
Notes :
1 Le spectacle a été tourné et capté dans le cadre du restaurant Au Bougnat, rue Chanoinesse à Paris sur l’île de la Cité.
2 Ce dispositif voyeuriste est au centre du film de Fritz Lang Les Mille Yeux du Docteur Mabuse (1960) où le Dr Mabuse contrôle son monde par la suggestion et l’hypnose.
A voir :
– Le teaser du visio-spectacle.
A lire :
– L’interview de Eva & Viktor.
A visiter :
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