Étienne Saglio, malgré son jeune âge, est un des représentants les plus prometteurs de ce nouveau courant artistique qui s’identifie sous le vocable de magie nouvelle. Sa compagnie, Monstre(s), est implantée à Rennes.
D’où vient ce goût du jonglage que vous développez dans votre pratique du cirque ?
Ce goût est étroitement lié à l’absence de télévision. Dans mon enfance, nous n’avions pas la télévision à la maison car mes parents y étaient hostiles. Nous nous ennuyions beaucoup avec mes frères et soeurs mais cela nous a permis à tous de développer une passion, quelque chose d’assez fort pour occuper le temps. Je me souviens du jour précis où j’ai commencé à jongler. Toute ma classe devait se rendre à Paris pour assister à un enregistrement de Des chiffres et des lettres. Mes parents trouvaient un peu stupide d’emmener des élèves à la capitale pour une émission et je suis donc resté chez moi toute la journée. Mon père faisait du tennis et je me suis mis à jongler avec ses balles. J’ai ensuite jonglé quotidiennement, énormément, au moins une heure chaque jour, jusqu’à mon bac. Je n’ai pas du tout pratiqué en amateur puisque je suis entré en formation professionnelle de cirque à Châtellerault puis au Lido, centre des arts du cirque de Toulouse, avant d’intégrer le Centre national des arts du cirque de Châlons.
Comment le cirque s’enrichit-il de la magie ?
L’image du cirque est pour moi profondément liée à un personnage du roman Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez : un forain qui débarque dans un village et montre des choses très étranges. C’est cela qui m’intéresse. Le cirque est un lieu de décollage, une piste d’envol vers l’extra-ordinaire. Les limites de notre réalité s’estompent pendant quelques instants et cela donne un sentiment puissant et indéfini que je qualifierais de magique. Le cirque est une tentative d’aller vers l’impossible. On s’en approche en défiant les lois de la gravité en jonglant à sept balles. La magie intervient là où le cirque s’arrête en permettant d’aller encore plus loin. Elle brouille encore plus les frontières entre le possible et l’impossible. Pour que ce soit savoureux, il faut que la magie prenne imperceptiblement le relais. Dans Le soir des monstres, je jongle à trois balles, puis à quatre, à cinq… C’est très hypnotique. Arrive un moment où le spectateur ne sait plus si cela relève du réel ou de la magie. La magie permet d’apporter de l’abstrait dans le cirque qui est un moment très concret, dans le présent.
Le propre de la magie est de rester dans le réel puisqu’elle part de là – en direct, devant les yeux du spectateur – tout en s’en éloignant. Elle permet de rejoindre notre esprit, ce que nous rêvons de faire partager au public. Quand je jongle et fais une figure, je vis par moment une suspension: j’essaie, par un beau lancer, de faire en sorte que tout le monde se sente en suspension. J’ai envie que tout s’arrête au moment où ma balle est en haut de sa courbe : avec la magie, il est possible de rallonger un peu ce moment et le faire vivre de manière encore plus intense. Cela me permet aussi, en tant qu’artiste, d’accéder à des images qui me hantent depuis
longtemps.
Vous appartenez au courant de la magie nouvelle théorisé par Raphaël Navarro. Quel rapport entretenez-vous à la magie ou au cirque traditionnels ?
Je fais d’abord du cirque et non du cirque contemporain, de la magie et pas de la magie nouvelle même si l’étiquette me convient puisqu’elle permet de faire avancer. J’ai un grand respect pour la technique et les magiciens traditionnels. Dans ce que nous proposons en magie nouvelle, nous faisons en sorte que les trucages soient très forts, que les magiciens qui viennent nous voir soient impressionnés. Je suis ravi que quelqu’un comme Bebel le magicien aime nos spectacles. À la sortie de l’école, j’avais des propositions des scènes contemporaines mais aussi du cirque du Soleil ou du cirque Gruss : c’est important pour moi. Je ne suis pas magicien à l’origine et ne connais pas bien ce milieu.
Le soir des monstres.
En créant Le soir des monstres, je n’avais pas envie que les gens viennent me demander comment cela
fonctionne. Je suis d’ailleurs mauvais menteur. La magie repose en partie sur une défiance puisque le spectateur cherche à la démasquer, à la comprendre. Je n’avais pas envie de ce jeu-là. De ce fait, j’ai essayé de travailler avec la complicité du public et de l’engager dans ce qu’il voit en l’invitant à compléter l’image. C’est un peu ce qui se passe face à une marionnette. Pour entrer dans l’image et ressentir le beau sentiment d’une marionnette qui vit toute seule, le spectateur doit faire abstraction des fils et des manipulateurs.
On ne peut apprécier un numéro de trapèze sans oublier les longes et les sécurités. Je propose donc des images qui ne sont pas finies pour que le spectateur les construise lui-même et qu’il lui soit plus difficile d’être tenté de la déconstruire pour trouver le trucage. Je n’ai jamais cherché à cacher, par exemple, que les balles sont des boules de ferraille avec des ailes. Je pense que je pourrais faire croire que ce sont de vrais oiseaux en mettant des plumes mais ne le souhaite pas. De la même manière, certains me reprochent d’être cruel avec
le pauvre petit serpent qui est un peu la vedette du spectacle: je leur explique que ce n’est rien d’autre qu’une gaine de VMC qui sert à aérer les sèche-linge. Je questionne les spectateurs sur leur imaginaire en les rendant partie prenante de l’image qu’ils voient. Chacun sait que les balles en ferraille ne sont pas des oiseaux mais personne n’a envie de revenir aux balles en ferraille quand on a imaginé des oiseaux. Plutôt que la lutte soit
entre le magicien et le spectateur qui cherche à dévoiler ses trucs, elle est interne chez le spectateur qui oscille entre je veux savoir et je n’ai pas envie de savoir. Expliquer les trucages s’appelle la désillusion et j’ai envie de les préserver de cela. Il est, peut-être, des illusions qu’il est bon de préserver. La touche finale, la plus importante, est apportée par l’esprit humain. Chacun peut s’approprier l’image qui devient un peu la sienne. En Bretagne on me dit voir des mouettes, à Paris ce sont des pigeons.
L’image semble jouer un rôle essentiel dans votre travail. Celle du personnage du Soir des monstres est très forte et apparaît aussi dans vos dessins… Comment naissent ces images ?
L’image du personnage du Soir des monstres est partie du manteau. J’étais à Stockholm, en hiver, il faisait froid, et j’ai vu un grand manteau noir qui dépassait d’une poubelle. Je l’ai revêtu et ce manteau de femme un peu cintré m’a donné une stature que je n’avais pas car j’ai grandi un peu vite et ne me tenais pas forcément droit. Quand je le mets, cela m’oblige à me redresser : je l’ai gardé et suis beaucoup allé sur scène avec lui. Il est devenu alors un moyen d’expression dans le sens où, plutôt que penser à un personnage, j’avais des images en tête dans lesquelles je pouvais intégrer cette silhouette.
Variation pour piano et polystyrène.
Je travaille vraiment en images. Elles me viennent quand je traîne un tout petit peu juste avant de me réveiller : je suis dans un demi sommeil et des images m’arrivent. J’essaie de les garder et de les travailler. Par exemple si je suis dans la voiture et que j’ai quatre heures devant moi, je travaille une image en laissant mon esprit rebondir d’une idée à une autre pour voir ce qui se construit dans ma tête. Je pense qu’un artiste travaille toute
sa vie à la quête des images qui l’habitent, qui viennent comme cela, qui sont en nous, de manière intuitive et qui viennent de très loin. Je ne me pose pas la question du sens qui ne m’apparaît pas primordiale. Je ne me dis jamais que je vais réfléchir sur quelque chose. Je pars de moi, de mon intuition, puis mets en forme, analyse, essaie de comprendre pourquoi ces images sont en moi et ce qu’elles me disent de l’être humain. Par exemple, pour la dernière image du Soir des monstres, je siffle un grand coup et une balle arrive en volant
jusque dans mes mains. Il y a six mois, je me suis brusquement souvenu que quand j’avais onze-douze ans, il y avait des buses autour de chez moi qui tournaient dans les airs. Dès que j’étais en vélo sur les petits chemins, je passais beaucoup de temps à siffler très fort avec le poing en l’air pour qu’elles viennent se poser sur mon bras. J’avais oublié ces moments et n’y ai pas pensé en créant l’image. Il s’agit de quelque chose qui me travaillait en profondeur. Cette image peut par exemple raconter ma volonté farouche de capturer la beauté pour la montrer. Je pense qu’une image qui me travaille intimement peut toucher tout le monde car nous
sommes tous habités par des images fondamentales. L’universel se trouve dans l’intime.
Vous avez été cette année l’invité des Libertés de séjour ? Comment vous êtes-vous emparé de cette commande de la scène nationale de Calais ?
J’ai accepté tout de suite, heureux et flatté de la confiance accordée par Francis Peduzzi. J’ai ensuite réalisé l’ampleur de la tâche : programmer deux semaines entières et trois weekends ! Je connaissais un peu le lieu puisque j’y ai montré le Soir des monstres pendant les Feux d’Hiver 2009. J’ai d’abord regardé, réfléchi seul, puis me suis nourri des échanges avec des artistes complices et l’équipe du Channel.
Mon premier parti pris a été d’inviter des artistes qui appartiennent à une constellation. Il s’agit d’une sorte de famille d’élection: des comédiens, artistes de cirque, musiciens, théoriciens, plasticiens, scientifiques qui partagent les mêmes préoccupations artistiques. Je souhaitais montrer comment nous ne cessons de nous croiser, de nous enrichir mutuellement en nous tirant vers le haut. Raphaël Navarro a été mon professeur et a participé à l’écriture et à la conception magique du Soir des monstres. La compagnie qu’il dirige avec Clément Debailleul présentait Vibrations, version scène et il a donné des conférences sur la magie nouvelle.
Je suis invité comme regard extérieur sur la prochaine création du Boustrophédon qui a montré ses Court-miracles. Madeleine Cazenave fait la musique de Constellations et donne un ciné-concert autour du film d’animation de Suzie Templeton revisitant Pierre et le loup. Nous sommes tous reliés les uns aux autres. Je voulais que les spectateurs perçoivent comment tout cela circule, que l’artiste d’un spectacle peut se retrouver aux lumières d’un autre, qu’un procédé magique peut être repris et amélioré dans un autre spectacle…
Photo : Giovanni Cittadini Cesi.
Libertés de séjour se définit comme une manifestation artistique, humaine et inattendue. Je ne voulais donc pas inviter les spectateurs à consommer le plus de spectacles possible comme on le fait dans les festivals.
Je sature moi-même très vite au bout de deux ou trois spectacles vus consécutivement. J’ai donc réfléchi à des propositions permettant de voir des spectacles mais aussi de devenir de plus en plus curieux. Je suis très attaché à l’idée d’éducation populaire. La curiosité est un muscle qu’il faut travailler. Je regrette, qu’une fois le temps de l’école passé, on prenne trop rarement le temps de se poser pour apprendre quelque chose. Quelqu’un m’a un jour proposé de m’expliquer comment dessiner un visage. Cela ne lui a pris que cinq minutes et cela a pourtant changé ma vie puisque je n’ai plus cessé depuis de dessiner dès que j’ai un moment. De là est venue l’idée de proposer des ateliers pour s’exercer au sténopé, à la chimie, à la marionnette, à l’acrobatie ou aux ombres chinoises. On pouvait par exemple faire un atelier de chant avec Jur puis la voir en concert et échanger ensuite avec elle. Cela modifie aussi le rapport à l’artiste. Cette manifestation permet de s’ouvrir à des propositions plus radicales, de découvrir des spectacles vers lesquels on ne serait pas allés spontanément : on passe par exemple de la soirée des invités qui proposent des numéros de cirque très accessibles à l’Éloge du poil de Jeanne Mordoj. Il s’agissait de lancer des hameçons pour permettre de naviguer entre les propositions.
– Propos recueillis par Jean-Christophe Planche en mai 2012 pour les Cahiers du Channel (scène nationale de Calais).
A lire :
– Le silence du monde, l’installation d’Etienne Saglio.
– Les limbes.
Propos recueillis par Jean-Christophe Planche en mai 2012 pour les Cahiers du Channel (scène nationale de Calais). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Giovanni Cittadini Cesi, Compagnie Monstre(s) – Étienne Saglio. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.