Très rares sont les artistes qui ont une telle conscience de la psychologie humaine et qui travaillent pour et avec les spectateurs. Et quand il s’agit d’un magicien cette faculté prend tout son sens. L’espagnol Dani DaOrtiz fait partie du top cinq des meilleurs magiciens et cartomanes de la planète. Né en 1980 à Estepona, entre Marbella et Gibraltar, il découvre la prestidigitation à l’âge de quatre ans avec une boîte de magie que lui offre son père, mais aussi et surtout grâce aux émissions de télévision de Juan Tamariz que sa famille regarde toutes les semaines. Le jeune Dani est dès lors fasciné par cette figure excentrique et diablement charismatique.
À douze ans, il visite le Cercle Magique de Séville et fait la connaissance de Mario el Mago qui devient son mentor. Il s’initie à toutes les branches de la magie : l’escapologie, le mentalisme, la micromagie… mais les cartes le fascinent d’avantage. Il perfectionne la technique, la philosophie et la théorie magique au contact de maîtres comme Juan Escolano, Mago Migue, Juan Tamariz, Arturo de Ascanio, Pepe Carroll et Lennart Green. Sa conception de l’art magique est profondément influencée par l’école espagnole dirigée par le patriarche Juan Tamariz, dont il reprend les concepts théoriques sur la structure, les sensations, la psychologie, l’émotion et l’expérience des spectateurs pour les réinterpréter et les transcender.
Dani DaOrtiz est un artiste passionné et obsessionnel. Il aime partager son travail, c’est même l’essentiel pour lui de transmettre ses principes et ses concepts. Il est très apprécié pour son côté accessible et ouvert en dehors de ses représentations. Il aime les échanges1 et retrouver ses nombreux amis (qu’il considère comme sa famille) pour discuter et échanger autour de l’art magique. Très sollicité par de nombreuses corporations magiques et pour des galas publics, il voyage dans le monde entier en trouvant sa motivation dans l’improvisation et son adaptation aux différents publics, différentes cultures et différents environnements. Cela lui permet de créer des routines incroyablement impactantes et vivantes qui fascinent aussi bien les profanes que les magiciens.
Il est l’auteur d’un grand nombre de publications sous différentes formes : performances live, masterclass, DVD, livres. Il édite également depuis 2007 le magazine El Manuscrito qui a pour but de créer un héritage durable d’articles, de théories, de techniques et d’études approfondies sur des personnalités comme J.N Hofzinser, J.E Robert-Houdin, Fred Kaps, Larry Jennings… Il collabore avec de nombreux magiciens du monde entier comme Christian Engblom, Miguel Angel Gea, Paul Wilson, Roberto Giobbi, Rafael Benatar, Helder Guimarães, Lennert Green, Juan Tamariz, Yann Frisch…
Personnage, style et conception
Évoquons tout d’abord la personnalité de Dani DaOrtiz sur scène et son style. Sa magie est directe, fraîche, drôle et puissante. Il n’hésite pas à prendre des risques pour obtenir l’effet souhaité. Ses méthodes non conventionnelles font beaucoup appel à de l’improvisation apparente. Le magicien dit souvent qu’il ne sait pas ce qu’il fait mais sait ce qu’il doit faire, nuance.
Dani DaOrtiz aime pratiquer une grande partie de sa magie « à table » pendant les représentations, comme s’il réunissait un groupe d’amis et qu’ils avaient une conversation ensemble dans une sorte de « travail d’équipe ». Cette connivence et cette volonté de bienveillance sont essentielles à l’impact global de sa magie. Il teste et optimise constamment les éléments de son spectacle au fur et à mesure qu’ils se produisent, en s’appuyant sur l’interaction avec son public pour le guider et le tromper. Son sourire et son écoute lui permettent de produire un sentiment de confiance et de relâchement psychologique pour créer des miracles. C’est pourquoi, le public passe toujours un moment inoubliable et retient avant tout la personnalité de Dani DaOrtiz plus que ses tours. Il faut dire que le magicien espagnol ne « triche pas » et veut faire ressentir sa joie et sa passion de partager son art en toute simplicité et le plus directement possible sans interpréter un personnage qui ne lui ressemble pas.
Dani DaOrtiz a un style très différent de celui de nombreux magiciens qui se prennent souvent pour des êtres supérieurs. Il est presque un spectateur de sa propre magie et se met au même niveau que son public. Son leitmotiv constamment répété est : « Je ne sais pas ce que je vais faire et comment ça marche. » Sa gestuelle, son langage corporel et son vocabulaire sont savamment travaillés. Il ponctue ses routines de tics verbaux, de bruitages (bruits de bouche), de petits rires nerveux et accentue chaque climax du mot « Tadaa ! » Une fois que l’on commence à regarder ses spectacles, on ne peut tout simplement pas décrocher, comme s’il avait aimanté notre regard à ses formidables effets.
Mais, l’un des plus grands atouts de Dani DaOrtiz est son attitude nonchalante et détachée. Il a l’air si peu entraîné, si « emprunté » que ses tours en deviennent d’autant plus étonnants. Quand il dit qu’il s’en fiche, qu’il ne sait pas ce qu’il va faire, qu’il improvise, qu’il touche les cartes sur le bout des doigts sans manipulations apparentes, le public a soudainement l’impression que la carte qu’il choisit, le numéro qu’il choisit, la pile qu’il choisit n’a plus d’importance. Ce qui rend les choses beaucoup plus faciles pour le magicien et les amener à faire ce qu’il veut. Car en réalité TOUT compte et Dani DaOrtiz est l’un des artistes les plus calculateurs et méthodiques qui soit. Il conçoit ses spectacles pour créer le maximum de sentiment de « chaos » tout en orchestrant simultanément chaque petit moment, de la façon dont les chaises sont disposées jusqu’à la manière dont il laisse tomber les cartes sur le tapis ou accidentellement au sol.
LE SPECTACLE
Le public prend place dans la salle de spectacle de la Maison de la Magie Robert-Houdin où une table et un écran2 ont été disposés en avant-scène pour accueillir un personnage haut en couleur nommé Dani DaOrtiz. Il rejoint sa table où sont déjà présents quatre spectateurs qui vont l’assister pendant l’heure de la représentation, traduite de l’anglais au français par Gaëtan Bloom. Il annonce que « tout ce qui va se passer, il ne sait pas comment ça marche ! », spectateur de sa propre magie qui le dépasse. Sur un rythme effréné, avec un débit de parole constant, des injonctions et une participation très active et physique des partenaires scéniques, Dani DaOrtiz nous offre un très grand moment de spectacle et nous subjugue par ses effets totalement impossibles et dévastateurs. C’est constamment d’une grande intelligence dans la construction des routines qui semblent improvisées pour mieux cueillir le public avec ses procédés psychologiques à retardement.
Les routines de cartomagie s’enchaînent sans temps morts et il est difficile de les identifier précisément tellement elles sont entremêlées. Au programme : Apparition des quatre 10 du jeu qui se transforment ensuite en quatre 7. Une carte nommée se retrouve dans le boîtier du jeu ; cette carte est signée, perdue dans le jeu qui est mélangé pour réapparaitre sur le boitier. Choix d’une carte par le spectateur (as de cœur), après plusieurs mélanges, le magicien retrouve l’as de carreau (erreur apparente) qu’il transforme en as de cœur ; l’as de carreau est retrouvé dans le jeu et la carte signée entre les deux as rouges. Le magicien propose de retrouver les quatre 10 en positionnant des cartes face en l’air et face en bas sans regarder le jeu ; trois 10 sont révélés ; le 3 de cœur apparait (erreur apparente) et la troisième carte qui suit est le quatrième 10 ; pour finir toutes les cartes sont revenues face en bas. Une nouvelle carte est signée et se retrouve dans le boîtier ; elle est ensuite perdue dans le jeu et retrouvée à différents endroits successivement, puis de nouveau dans le boîtier. Une carte est déchirée puis raccommodée. Une carte de prédiction est mise face en bas sur la table ; un jeu de cartes est emprunté dans le public, ouvert et on découvre un seule carte face en l’air qui correspond à la prédiction sans que le magicien ai touché le jeu.
Dani DaOrtiz propose ensuite une séquence de « magie à la carte » pendant dix minutes, adressée aux nombreux magiciens présents dans la salle. Chacun est libre de lancer un thème et le magicien l’exécute. Cela commence par un sandwich où une carte choisie va réapparaître entres deux cartes de même valeur. Ensuite un ACAAN (une carte au nombre où n’importe quelle carte nommée est retrouvée à n’importe quelle place). Les cartes à travers la table. Un Out of this world où c’est le spectateur qui sépare lui-même les cartes rouges et noires face en bas, préalablement mélangées. Un nouveau ACAAN avec un jeu emprunté (sans que le magicien ne touche le jeu, la carte se retrouve dans un deuxième jeu présent sur la table depuis le début au nombre choisi). Un Triumph façon Dai Vernon (une carte est choisie puis perdue, les cartes sont mélangées face en l’air et face en bas pour au final se retrouver toutes face en l’air sauf la carte choisie face en bas).
Dani DaOrtiz reprend ensuite le cours de ses « improvisations » et demande une carte à une spectatrice (le 8 de cœur) qui est ensuite retrouvée seule face en l’air dans six jeux différents empruntés dans la salle ; c’est ensuite le 3 de trèfle qui est retrouvé (erreur apparente) car cette carte est retournée face en l’air dans les trois jeux restants sur la table. Quatre cartes choisies et perdues dans le jeu sont retrouvées une à une de façon différente ; la première en claquant des mains se retourne face en l’air sur la table, la deuxième est déchirée puis placée dans la main du spectateur, la troisième correspond aux bouts déchirés qui sont reconstitués dans la main du spectateur puis posés sur la table, la quatrième correspond à la carte pliée précédemment sur la table. Pour terminer le spectacle, une carte est choisie et signée par les quatre spectateurs ; elle est ensuite perdue dans le jeu et retrouvée grâce à un nombre donné au hasard (ACAAN) ; le jeu est ensuite jeté en l’air et la carte apparait entre les deux orteils du magicien, sa chaussette se retrouvant dans le boîtier du jeu. Fin du spectacle et standing ovation pour ce fabuleux artiste qui sait galvaniser les foules par sa magie humaniste.
LA MASTERCLASS
Une vingtaine de privilégiés ont pu assister à un stage de deux jours avec le maître espagnol organisé par le CIPI3. Une immersion dans son travail, sa conception et sa philosophie de la magie. Durant ce week-end, Dani DaOrtiz va décortiquer ses routines, aborder ses concepts, ses théories, ses techniques et évoquer le public qui est au centre de tout. Il est épaulé par Gaëtan Bloom qui sera un brillant traducteur. Dani DaOrtiz commence son intervention avec un spectacle d’une heure nommé Magie à la carte où il reprend le répertoire des grands classiques cartomagiques à sa sauce, comme Les cartes voyageuses (Card across), Triomphe (Triumph), Carte à l’étui (Card in the box), ACAAN (Any Card At Any Number), Poker deal, Sandwich, L’huile et l’eau (Oil and water), Out of this world, Coïncidence, Open prediction (Prédiction ouverte), Carte déchirée et restaurée (Torn and Restored), etc.
Le spectateur
La conception de la magie pour Dani DaOrtiz est axée sur l’expérience du spectateur et son point de vue. La cible que le magicien doit manipuler (avant les cartes) est l’esprit du public. L’important est l’information que le magicien va donner au spectateur pour qu’il en fasse une interprétation, souvent erronée. Car ce n’est pas la même chose entre ce qui arrive et ce qui se passe. Jouer et manipuler la mémoire (le passé, le présent et le futur), les émotions et les sensations des spectateurs. Il faut que le magicien ait une connaissance précise des trois parties essentielles du spectateur et travaille avec le rationnel (le cerveau – « je ne sais pas comment ça marche »), le sensitif (le cœur : « je suis content d’être ici car je me sens heureux ») et l’émotionnel (le ventre : « non, ce n’est pas possible ! »). Dani DaOrtiz utilise quatre « prototypes » de spectateurs dans ses spectacles. Il fonctionne comme un metteur en scène qui va distribuer les rôles et « construire les personnages de sa pièce magique ». Grâce à un rapport de confiance et de connivence, il en fait les héros de la représentation, le reste de la salle ayant de l’empathie pour tel ou tel modèle.
« Les piliers »
Le style DaOrtiz est basé sur la psychologie, reléguant la technique (plutôt conceptuelle que physique) dans l’ombre pour arriver à une sorte d’épure, de simplification sans mouvements suspects. Le but est de traiter le jeu de cartes le plus naturellement possible en justifiant tous les mouvements utilisés. Le concept des « piliers » est ce que les spectateurs doivent se souvenir d’une routine. Par exemple avec l’effet Triumph, le spectateur prend n’importe quelle carte, le spectateur perd la carte dans le jeu, le magicien mélange le jeu face en l’air et face en bas, le magicien claque des doigts, toutes les cartes sont face en bas sauf la carte choisie. Ce sont les cinq étapes essentielles du tour. Si un ou plusieurs « piliers » manquent, l’effet est détruit et incompréhensible. Le magicien doit penser sa routine comme une timeline avec un départ et une arrivée ponctuée de plusieurs étapes. Il ne faut garder que les étapes (« piliers ») les plus importantes (pas plus de cinq) et supprimer tout ce qui est superflu à la bonne compréhension globale. Il y a ces « piliers visibles » (la présentation) mais aussi des « piliers invisibles » (la construction). On peut agrémenter ce parcours par un « pilier crochet » (où le spectateur peut remonter dans le temps et se souvenir d’une action précise), un « pilier flashback » (rappeler les différentes étapes essentielles du tour pour un meilleur impact final), un « pilier non consécutif » (que l’on place n’importe où sans casser l’ensemble en se déplaçant dans la mémoire des gens pour créer des souvenirs erronés) ou un « pilier fantôme » (qui met une distance entre ce qui s’est passé et ce qui va se passer).
« La ponctuation symbolique »
Quand on parle, nous utilisons constamment et inconsciemment la ponctuation verbale pour poser des questions (?), réprimander gentiment les spectateurs, s’exclamer (!), laisser en suspens (…), fermer une phrase (.), mettre en parenthèses pour clarifier les choses (()). La voix et les indications du magicien sont essentielles pour mettre l’accent sur les choses importantes ou non, c’est comme une mélodie. Il faut également que la technique s’efface entièrement au profit du bon timing. Au final, le spectateur n’a pas la possibilité de « choisir » si le magicien utilise des mots et des indications précises et ponctuées.
« Le Blackout »
Cette technique joue directement avec la mémoire des spectateurs qui oublient un moment spécifique dans le déroulé du tour. Ils viennent d’omettre un élément qui était déjà dans sa conscience (à l’inverse de « la parenthèse d’oubli » d’Ascanio qui laisse un temps entre le mouvement secret et l’effet). « Le Blackout » fonctionne grâce au symbole de ponctuation, aux concepts de « portes fermées » et « d’ici et maintenant ».
« Le mode Représentation »
Dani DaOrtiz a très bien assimilé « Le mode Représentation » décrit dans le livre Card Fictions de Pit Hartling (2003). Il s’agit d’un concept initié par Rafael Benatar en 2001 basé sur la création de toute pièce d’accalmies naturelles, et de pauses entre les effets qui permettent d’effectuer des passes ou des mouvements secrets invisibles. Ces moments qui semblent imprévus ou improvisés, permettent toutes sortes de choses « sournoises » sans que le public ne s’en aperçoive. Il ne s’agit pas de misdirection, mais simplement d’un désintérêt du public pour une action qui se déroule sous ses yeux, ne la reconnaissant pas comme faisant partie de l’effet.
Le dernier conseil de Dani DaOrtiz pour tirer le public vers le haut, est de penser différemment sur le modèle de « la pensée latérale » du philosophe Edward de Bono en « s’échappant d’idées et de perceptions établies pour en trouver de nouvelles. »
Pour conclure, le véritable « secret » du succès de Dani DaOrtiz est sa personnalité détachée, sa bonhomie joviale. Ne pas se prendre au sérieux, avoir de l’autodérision et surtout être en phase totale avec les spectateurs, instaurant une ambiance décontractée.
Notes :
1 Dans un communiqué en 2023, Dani DaOrtiz a autorisé à tous les magiciens de reproduire son travail n’importe où (télévision, congrès, soirées publics et privées, etc.) sans l’acheter, sans aucune autorisation de sa part et sans même l’informer. La preuve de sa grande générosité et de sa philosophie du partage.
2 Nous regrettons que l’écran de rediffusion n’ait pas rendu justice à l’artiste et limité la visibilité globale. Il s’agissait d’un drap froissé monté sur châssis, trop bas avec un cadrage décentré, dommage.
3 Le Centre International de la Prestidigitation et de l’Illusion est une association blésoise créée en 1989, qui est actuellement présidée par Yves Churlet.
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