Ceux de mes confrères qui voyageaient il y a quelque quinze ou dix-huit ans, se rappellent sans doute que, pendant une période assez longue, il n’y avait de succès en province que pour la Transmission de pensée. Le bruit qu’on avait fait autour du nom de Donato, les controverses et discussions soulevées par les partisans ou les détracteurs de ce Maître du puffisme avaient ému l’opinion publique à tel point que pour pouvoir continuer à exercer son Art, le prestidigitateur était obligé d’ajouter à son programme, au moins un numéro de cette science.
La première question des tenanciers d’établissements où nous avons l’habitude de nous produire, était celle-ci : Faites-vous de la transmission de pensée ? Si oui, vous pouvez compter sur une réussite. Dans le cas contraire, inutile d’essayer une séance, elle serait nulle. Le public ne se dérange plus pour voir un prestidigitateur !
Encore, la présentation de la dite Transmission de pensée nécessitait-elle un effort intellectuel. Il fallait apprendre ou créer un vocabulaire spécial ou un télégraphe optique qui permettaient à l’opérateur de communiquer avec son sujet à l’insu des spectateurs. Et si nous admirons et applaudissons de tout coeur certains couples d’artistes, qui, par un travail opiniâtre, sont arrivés à présenter un numéro hors de pair, nous déplorons que l’introduction d’une femme présentée comme sujet dans les séances, ait pu faire naître dans l’esprit de certains individus peu scrupuleux, et déjà coutumiers de l’exploitation féminine l’idée de dissimuler sous une étiquette artistique, leur véritable profession.
Ainsi, tel, qui surveillait les promenades nocturnes et productives de sa compagne, dans les contre-bas des allées célèbres d’une grande cité du Midi de la France, s’est révélé tout à coup manager d’une Pythonisse. Cet autre, après avoir changé son nom patronymique, qui aurait pu faire croire qu’il se vendait lui-même, contre un pseudonyme qui ne signifie rien, opérait avec deux sujets, et pour prouver qu’il avait eu l’imprimeur de cette idée, il s’était érigé leur metteur en pages.
Celui-ci, vers 1889, périgrinait, pour le plus grand bonheur des chercheurs de conquêtes faciles, avec une adorable troupe, composée de six à huit filles, qu’il semait à droite et à gauche, dans les différentes villes, où il leur faisait adjoindre des poses plastiques à la Transmission. Puis, lorsqu’il se trouvait démuni de sujets, retournait en chercher d’autres qu’il acceptait sur la simple présentation de leur carte, pourvu qu’elles soient girondes; au chef-lieu du département de ce nom. Celui-là, que l’ancien Président du Conseil des Ministres, aurait fait expulser rien que pour son nom, avait un peu plus de pudeur, et laissait les coudées franches à son sujet mais tout en prélevant la dime obligatoire sur ses séances particulières, afin qu’on ne puisse soupçonner en lui un mari complaisant, la présentait comme sa nièce.
Enfin, par contraste, certain qui exécutait ses expériences avec un sujet mâle, n’osait se targuer d’être son oncle et se contentait de devenir sa tante.
Or, plus ça change, et plus c’est la même chose. Aujourd’hui, la transmission est devenu vieux jeu. On fait du Magnétisme, de l’Hypnotisme, non plus avec un sujet à soi, mais avec les spectateurs. Si les prestidigitateurs célèbres, Robert-Houdin, Bosco, Brunet, Alfred de Caston, et tutti quanti revenaient sur terre, et que, désireux de connaître leurs successeurs, ils veuillent assister à une séance de prestidigitation annoncée par une affiche dont le dessin ne varie pas et représente invariablement un monsieur en habit noir, qui tient à la main un chapeau d’où s’échappent des cartes, une montre, un pistolet, une cage, des vases à poissons, des oiseaux, etc., etc., etc. ; ils auraient la vue et l’audition du spectacle suivant :
Un monsieur, dont l’habit noir est le seul point de ressemblance avec celui de l’affiche, après avoir installé dans un coin de la salle une petite boite recouverte d’une étoffe quelconque, annonce, en un langage qui n’a rien d’académique, qu’il va avoir l’honneur d’exécuter quelques expériences de physique amusante pour commencer la séance, et qu’il passera ensuite à la partie scientifique de son programme. Puis après un tour exécuté avec des cartes biseautées, l’inévitable apparition des petits drapeaux, avec distribution entrainant la quête pour les seuls bénéfices de la séance, le chapelet de ma grand-mère présenté sous le titre ronflant de cordons du Fakir, il annonce à nouveau la partie de Magnétisme, mais avant, place sa tombola, très courte, qui chez quelques-uns, dure de une heure et demie à une heure trois quarts.
Enfin, après avoir tiré la quintessence numéraire de la bourse des assistants, la fameuse deuxième partie commence. L’opérateur se propose d’hypnotiser, d’aucuns disent « hynoptiser », ceux des spectateurs qui voudront bien se prêter à ce genre d’exercices. Presque toujours, un assistant se dévoue et alors sont mises en jeu les passes magnétiques. Surtout s’il a peu ou prou l’élocution facile, l’hypnotiseur fait une conférence sur les moyens à employer pour obtenir le sommeil magnétique. Il se sert alors de mots à effet, dont il ne connaît pas lui-même la signification et qu’il a puisé dans quelque bouquin traitant de sciences occultes. Souvent même, le Professeur, prenant le Pirée pour un homme, applique à l’effet le nom de la cause, ou réciproquement. Nous avons entendu un de ces Professeurs prononcer dix fois le mot cataleptie en donnant au T de la dernière syllabe la prononciation phonétique normale. Ce même Professeur se permet quelques fois des citations latines, (à moi Virgile !) à faire dresser les cheveux sur la tête de l’abbé Delille, qui pourtant était affligé de la plus cruelle calvitie.
Mais revenons à notre Magnétiseur qui, après quelques essais infructueux et voyant que le sujet ne marche pas, le déclare réfractaire au magnétisme et passe à un autre. Même répétition, même résultat. Si cependant le Magnétiseur a la bonne fortune de tomber sur un loustic, qui, tant pour s’amuser de la crédulité de ses camarades, que pour faire montre de la nervosité extraordinaire que l’opérateur a eu grand soin de réclamer de son sujet, alors, les choses les plus hétéroclites sont exécutées. On suggère au sujet de manger une pomme de terre crue pour un fruit délicieux, on le fait passer sans transition d’une chaleur tropicale (l’opérateur dit quelques fois « trop piquante ») à un froid Sibérien, etc., etc.. On peut varier à l’infini, pourvu que les exercices terminés, le magnétiseur offre généreusement à son sujet une consommation. Il arrive aussi que le magnétiseur se fait suivre de quelques compères qui sont au courant des exercices à présenter, et alors, le succès est certain. Chaque opération réussit à merveille, et le bon public satisfait consacre alors la science magnétique de l’opérateur.
Ce moyen ne peut cependant être employé qu’à Paris. Il serait en effet trop onéreux pour le magnétiseur de faire voyager avec lui des compères, à moins que comme certaine sommité magnétique, auquel un système pileux très développé donne un certain toupet, il n’existe que par la réclame, et qui se moque carrément du public, en donnant ses séances dans les salles de théâtre; à moins, disons-nous, que l’administrateur de la tournée artistique qui précède de plusieurs jours le magnétiseur, n’ait pu trouvé dans la ville quelques voyous qui, moyennant finance, se prêteront aux exercices demandés.
Or, c’est seulement contre les magnétiseurs ou soi-disant tels, opérant avec l’affiche du prestidigitateur et qui donnent leurs séances dans les cafés que nous levons le bouclier. En effet, les compères dont nous parlons plus haut, après avoir prêté leur concours à un certain nombre de séances, et constaté que la bêtise humaine est une mine insondable, veulent à leur tour l’exploiter et troquer la blouse ou le tablier contre l’habit noir. Mais n’ayant de l’artiste que le nom et les affiches qu’on leur vend en bloc, en leur fournissant même un pseudonyme, ces individus sont comme opérateurs invariablement exécrables, et chaque maison où on leur accorde l’autorisation de donner une séance est à tout jamais fermée à qui que ce soit.
Eh bien, malgré cela, nous voyons encore tous les jours ces faits se produire par la faute de certains professionnels, très habiles prestidigitateurs (nous ne parlons pas de magnétisme) qui, pour l’appât du gain de quelques explications techniques, et du pourcentage qui leur est fait sur la recette qu’ils font faire à certain fabricants d’instruments de physique, augmentent la corporation de quelque qualité négligeable comme artiste, et préjudiciable au point de vue corporatif. Il est vrai que pour vulgariser la science magnétique, ces mêmes confrères, piqués par la tarentule littéraire poussent l’outrecuidance jusqu’à publier leurs œuvres !!! et ont trouvé le moyen en compilant, compilant, compilant… un peu partout et même au-delà de l’Océan, de faire élaborer de petits opuscules qu’ils ont signé et dans lesquels ils s’intitulent modestement le plus grand…
Ce qui nous laisse rêveur, c’est que ces professeurs qui parlent et écrivent le français comme une génisse d’Estramadure, ont eu la chance de faire présenter leurs ouvrages aux lecteurs par des gens véritablement lettrés, et dûment pourvus de diplômes académiques. Mais le plus joli, c’est qu’en récompense de cette complaisance, ils leur font une concurrence acharnée en guérissant tous les maux de l’humanité sans qu’Hypocrate ou Galien puissent dire ni oui ni non, puisqu’ils opèrent par suggestion !!
Nous aurions pour notre compte personnel plus de confiance en leurs facultés curatives s’ils daignaient traiter par l’analyse des évacuations liquides du corps humain, dont ils ont été appelés à transvaser une si grande quantité avant de s’improviser Professeur ! Magnétiseur ! Hypnotiseur !!! Enfin, pour nous résumer, le magnétiseur de séances de café est, croyons-nous, aussi préjudiciable à la prestidigitation, que le débineur de trucs et nous terminerons ce trop long article par un cri d’alarme :
Prestidigitateurs, mes frères, le magnétiseur, voilà l’ennemi !!
Norbert Thiels.
LETTRE OUVERTE à M. Norbert Thiels
Très grand cher Maître.
Quoique très économe de mon temps, je me résigne à le perdre pour vous rappeler, non seulement à vos devoirs statutaires, mais encore à ceux qui sont généralement la base des purs principes du syndicalisme. Il est inutile de dire que vous croyez, dans votre for intérieur, avoir accompli un tour de force supérieur, sans doute, à ceux qui font de vous un manipulateur hors ligne. Si vous pensez ainsi vous avez tort. Tort, d’abord, parce que si vous savez manipuler ou escamoter, vous ne savez pas écrire, ou du moins écrire lisiblement même pour les « Voyantes ». La compilation littéraire que le papier, victime innocente de votre prosodie a dû supporter dans le dernier numéro du journal auquel vous collaborez si magistralement, prouve que vous avez dû vous presser le front pour périphraser sur ce que vous ne connaissez pas, hélas ! et surtout sur ce qui appartient à un esprit autre que celui qui vous anime.
Laissons de côté les grossièretés adressées au corps des magnétiseurs truquant et abordons le principe. La catégorie des illusionnistes serait-elle d’une essence supérieure pour ne pas toucher à ce qui vous offusque tant ? Ou pensez-vous que ce serait déshonorer les sciences hermétiques que de les présenter en un café parmi des buveurs venus pour voir ou boire ou jouer à la manille ?
Si telles pensées vous animent, rien ne s’oppose à ce que vous laissiez le champ libre aux fils de Mesmer ou tout autre fumiste, et que votre talent, brillant d’un éclat extra divin, ne subisse que le regard pur des gens venus spécialement pour assister aux séances offertes par le descendant direct du si célèbre Bosco.
Je me demande ce que vous allez faire dans cette galère tabagique puisque vous n’ignorez pas que presque tous ceux qui auront à vous apprécier savent d’avance ce que vous y ferez, la bi dextérité n’ayant pas plus que la musique ajouté une note à son répertoire ! Je me demande ce que vous allez faire en ces endroits où tous les garçons se sont affranchis, grâce au peu d’amour-propre que mettent certains de vos confrères à débiner leurs trucs, sous prétexte de faire le bon enfant ou l’épateur !
Je me demande enfin pour quelles raisons un physico ne saurait être hypnotiseur lorsqu’un hypnotiseur peut être un parfait physico. Je sais que rien ne gêne plus un opérateur qu’un autre qui lui est supérieur, mais est-ce un motif pour exprimer sa haine ou démasquer son âme jalouse ? Je ne le pense pas, et beaucoup d’autres ainsi. La haine des préjugés doit suffire à nos peines, point n’est besoin de la haine professionnelle pour alourdir notre existence déjà si difficile. Le coup de massue que vous donnez par une critique trop rigoureuse aux camarades qui vivent de l’aléa des soirées hasardeuses, ne changera rien aux besoins de l’artiste ambulant. Il ne servira qu’à prouver que, contrairement à la solidarité d’une catégorie d’hommes ayant les mêmes besoins, ces hommes sont bien au-dessous des lois sociales en vigueur chez les nègres du Soudan.
La critique peut offrir à votre plume un autre ordre d’idées. Elle peut, cette plume si acerbe pour les humbles et les pauvres diables vivant de votre profession, servir contre l’autocratie bureaucratique qui elle, au moins, se sert les coudes pour vous rappeler que vous n’êtes que des saltimbanques et que, tels des coquins, vous êtes sous la surveillance de la haute police par le fait du dépôt de votre carnet d’artiste au bureau de police. C’est là, croyez-moi, et ailleurs que vous trouverez de quoi épandre votre bile. Là seulement vous ferez oeuvre utile et vous aurez de tous vos lecteurs une appréciation autre que celle provoquée par votre si digne article.
Je ne veux pas croire que notre organe syndical puisse servir d’autres intérêts que ceux pour lesquels il est dévolu, sans cela les syndiqués pourraient croire qu’il a un but non avoué, et de là à penser qu’il veut étouffer une profession au détriment d’une autre, il n’y a qu’un pas. Et ce pas accompli il ne restera dans le syndicat que l’exemple de l’aberration pour laquelle vous avez cru devoir donner un éclat si vif par votre immixtion discordante.
Je pense, Monsieur, que vous ne verrez dans cette lettre qu’une réponse syndicaliste et de bon ordre et que vous saurez mettre fin a ce qui n’aurait jamais dû être discuté dans le journal.
Agréez, Monsieur, mes salutations.
B. D. Ordonoff.
Crédits photos – Documents – Copyrights : S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.