Depuis plusieurs jours, cette enquête me vaut un courrier fort intéressant, dont je reparlerai. Une lettre, parmi beaucoup d’autres, m’a conduite à la porte d’Italie, vers ce que je nommais jusqu’ici une roulotte et que je nommerai désormais une « verdine », parce que c’est le mot des forains. J’ai trouvé dans la « verdine » un ménage spécialisé dans la voyance, les horoscopes et, en général, tous les exercices qui constituent « la bonne ferte ». Pour la première fois, je n’ai pas entendu les phrases habituelles : « Vous vous trompez sur notre compte. Nous sommes sincères, nos prédictions sont justes et scientifiquement établies, nos dons de voyance officiellement reconnus, etc. » Rien de tel… « la verdine » était tiède et charmante avec des fenêtres arrondies, des placards qui résolvaient tous les problèmes de l’espace, un large divan, des sièges serrés contre la paroi entouraient une table. Nous étions quatre autour de cette table entre amis.
La roulotte (ca 1895) par Auguste Roedel (1859-1900).
« C’est la vie, les circonstances, le besoin de manger, dit le maître de la maison, qui m’ont fait prendre le métier. Il est impossible, d’être plus conscient que je le suis de ce qu’il représente. Ça me met quelque fois dans des situations délicates. Ce n’est pas toujours facile de faire comprendre à un camarade qu’on a repéré dans l’assistance, qu’à lui, on ne veut pas prédire l’avenir. C’est difficile, sans éveiller les soupçons des spectateurs, de refuser les trois francs d’une pauvre femme ou d’un chômeur. C’est un peu comme si on exerçait la justice soi-même. Quand une dame sort d’une auto pour me consulter, je lui prends cher ou je me donne le plaisir de la faire marcher. J’aime cette vie. Je dois convenir qu’elle est parfois difficile à concilier avec mes idées. C’est tout de même la vie. »
« Tout est question de trucs. Il faut bien connaître la clé. Chacun sa manière, chacun son style. Il y a dans la bonne ferte de drôles de manières… J’en ai connu un, en province, un paysan normand, qui avait pris avec lui un algérien, un docker du Havre. Il l’avait habillé en hindou, c’était son médium, et il le faisait circuler dans la ville. Les paysans marchaient. Un Jour, il s’est séparé de son acolyte algérien, pour une raison ou pour une autre. Et puis, il a fait faire une figure cire, dans le genre exotique, avec une barbe, pour 600 francs. Quand les clients venaient, ils voyaient un homme étendu sur un divan dans l’ombre. Mon médium, disait le normand, ne travaille que la nuit. Vous le voyez dormir cet après-midi, parce que là-bas, dans son pays, aux Indes, en ce moment, c’est la nuit. »
« Je crois tout de même que ce type-là ne réussira pas. La ficelle est trop grosse. Le jour où ça se découvre, c’est fini. C’est les choses les plus simples qui valent le mieux, parce que la preuve du truc est impossible. Tenez, par exemple, une femme vient me demander si elle va avoir un garçon ou une fille. Elle veut une fille. Bien madame, par mon pouvoir, ce sera une fille. Et si ça ne réussit pas, je vous rembourse… Le devin prend son carnet, marque la date de la visite et le nom de la cliente. Il écrit garçon. Alors de deux choses l’une : ou bien la cliente a une fille et elle va partout chanter les louanges du mage, ou bien elle a un garçon et vient réclamer l’argent. Plusieurs mois ont passé. Comment, madame, vous dites avoir eu un garçon alors que je vous avais promis une fille ? C’est bien extraordinaire… De pareilles erreurs n’arrivent jamais. C’était quand ? Vers le 12 février ? Voyons mon carnet… 12 février, madame Dubois. Vous voyez bien, madame, c’était un garçon que je vous avais annoncé et non une fille. C’est écrit. Vous avez fait erreur. Et la consultation n’est pas remboursée. »
« Et le coup du Tour de France, vous ne connaissez pas le coup du gagnant du Tour de France ? Par des réflexions assez simples, on peut prévoir les cinq ou six premiers possibles. On fait enregistrer par des notaires, pris dans cinq ou six villes de France, le nom de chacun des concurrents, et le jour venu, on annonce à son de trompe qu’on avait prédit le vainqueur, qu’Antonin Magne gagnerait et que M. Cornille, notaire à Guingamp, en a, dans son étude, la preuve écrite, dûment enregistrée. Le tour est joué et le Tour est couru d’avance. »
Alors notre amie, la voyante matérialiste, prend la parole :
« Vous avez bien dit, dans l’Huma, quand vous avez signalé que les voyantes et les cartomanciennes posent des questions. C’est un art de les poser sans qu’on s’en doute. Mais il y a les clientes soupçonneuses qui ne veulent rien dire de ce qui les amène. En ai-je vu des bouches cousues, des butées et des têtues. J’en aurais pleuré. Je leur disais : Mais, madame, quand on va chez le médecin parce qu’on a mal à la tête, on ne lui raconte pas qu’on a mal au pied, on répond à ses questions. Si vous voulez que je vous vienne en aide, il faut bien que je sache ce qui vous tient à cœur. Peine perdue, la cliente reste muette. Bien, madame. Alors voulez-vous écrire vous-même sur cette feuille les questions auxquelles vous voulez que je réponde ? Mettez cette feuille dans cette enveloppe, déchirez le tout et brûlez-la. Ainsi fait la cliente, ça la convainc. Mais on lui a tendu la feuille sur un sous-main, et il y a un papier carbone sous le buvard. Je lis les questions ; j’y réponds mieux que si elle les avait posées oralement. »
« Oui, tout, dans le métier, est affaire de malice, de psychologie et de savoir-faire. Il faut de l’habileté pour manier toutes ces ficelles, pour placer les formules préparées d’avance. Les horoscopes sont tout préparés, en piles. Ils vont par séries de 12 ou 15. Les nôtres vont par séries de 20. C’est plus prudent. Au bout du vingtième, la série recommence. Mais ça donne du mal, il faut un grand entraînement. Au début, nous n’étions pas fiers ; nous avions peur de tout. Maintenant, il serait difficile de nous tendre un piège. »
La voyante dans sa roulotte, boulevard Saint-Jacques à Paris par Brassaï (vers 1933).
« Surtout dans les campagnes, probablement ? »
« Ne le croyez pas. Les gens des villes, les parisiens le sont plus que les paysans. Les hommes plus que les femmes. Au commencement, quand je tendais mes cartes à un homme, je me disais celui-là, il ne gobera jamais. Eh bien non. Les hommes gobaient plus facilement ! »
Ces paroles franches sont plaisantes à entendre. Mes nouveaux amis ne sont point cyniques. Ils gagnent fort durement leur vie. Ils font partie de la catégorie la plus sympathique des trafiquants du mystère. Comme ils vont de ville en ville, de hameau en hameau, ils ont souvent maille à partir avec la gendarmerie. Ils ont bien plutôt une mentalité d’artistes de cirque que d’âpres commerçants. De quarante sous en quarante sous, leur fortune n’avance pas vite. Ils jugent leur métier, mais ils l’aiment, comme les prestidigitateurs, les banquistes, ceux qui ornent de leur fantaisie, de leurs jeux les foires, les vogues et les pardons…
Non, camarades forains, vous n’abandonnerez point « la bonne ferte ». Vous ferez comme ces shamans que nous avons vu en Asie soviétique, vêtus de toutes leurs cloches, hérissés de cornes et de talismans. Ils faisaient tous les tours de magie hérités des ancêtres et, au moment où en doutait, où on n’en croyait plus ses sens, ils ôtaient leurs masques et éclataient de rire. C’était un membre des Jeunesses de Minoussinsk, un syndiqué de Nijni Udinsk qui montrait aux jeunes sibériens les anciens mystères qui n’étaient plus que des jeux transparents.
– Extrait de Trafiquants de Mystère (11ème partie) parue dans journal L’Humanité du 16 janvier 1937.
A lire :
– Des Gris-Gris aux petites annonces.
– Géographie des voyantes.
– Filtre d’amour.
– La devineresse qui questionne.
– La visite au FAKIR.
– Horoscope par correspondance.
– Guérison des maladies.
– Littérature de l’au-delà.
– Parlons d’argent.
– Les Sphinx.
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