Comment êtes-vous entrées dans la magie ? À quand remonte votre premier déclic ?
Claire Chastel : J’ai commencé la magie à treize ans, je me rappelle très bien de cette soirée. C’était un 31 décembre, on était allés chez des amis avec mes parents ainsi que mon frère et ma sœur, et nos amis nous ont emmenés dans un magasin de magie. Je me suis sentie comme si j’entrais dans la caverne d’Ali Baba, j’avais l’impression de pouvoir toucher du doigt un monde qui m’était jusque-là inconnu. J’ai acheté mon premier tour de cartes. Je suis devenue obsessionnelle. Quelque temps plus tard j’ai rencontré par hasard Pierre Mayer, un magicien amateur qui était un grand collectionneur de magie et aussi d’automates, et Pierre m’a guidée pour que j’aille prendre des cours à l’Académie du Musée de la Magie chez son ami Georges Proust.
Camille Joviado : Je n’y suis jamais rentrée (rires). J’ai découvert la magie avec Claire en 2019 lorsqu’on lui a commandé un spectacle de magie et qu’on a dû s’atteler à y répondre. J’ai trouvé là un outil et un langage à la puissance théâtrale très forte à explorer et creuser.
Quand avez-vous franchi le premier pas et comment avez-vous appris ?
Claire : J’ai déjà en parti répondu, mais peut-être que je peux compléter en parlant de ma professionnalisation. En 2014, j’avais arrêté la magie presque dix ans pour ne faire que du théâtre, et quelques années après ma sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, alors que j’étais comédienne, Thierry Collet m’a proposé de rejoindre la compagnie Le Phalène pour interpréter son spectacle Je clique donc je suis, sur le mentalisme technologique. Quatre ou cinq ans plus tard, j’ai fait la rencontre de Camille Joviado qui m’a proposé un projet artistique qui correspondait vraiment à ce que j’avais envie de déployer avec la magie : une rencontre entre la magie, le théâtre et l’écriture contemporaine avec une sensibilité et une approche qui nous parlait à toutes les deux.
Camille : Oui. On a décidé de monter la compagnie ensemble en 2019 suite à cette commande, car en a découlé notre premier spectacle Je suis 52. Ensuite on a créé Les Clairvoyantes. Cette création a été pour nous un gros chantier de recherche qui nous a beaucoup plus mises à l’épreuve et fait creuser davantage vers ce que nous cherchions avec la magie d’un point de vue théâtral. Moi ça m’a confrontée pour la première fois à la magie comme outil d’écriture de spectacle. Sa performativité est très payante, mais aussi très contraignante. Nous avons fait ensuite la formation « Écriture Magique » au Centre National des Arts du Cirque en 2023, avec la Compagnie 14:20. C’est la première fois que je me suis retrouvée à vraiment étudier la magie, à l’appréhender de l’intérieur.
Quelles sont les personnes ou les opportunités qui vous ont aidées. À l’inverse, un évènement vous a-t-il freiné ?
Claire : J’ai un rapport à la magie très ambigu. De tous temps j’ai été à la fois passionnée et exaspérée par la magie. Quand j’étais ado, les gens qui m’ont aidée et encouragée ont été nombreux (Pierre Mayer en premier lieu, mais aussi certains des profs que j’ai eus à l’Académie de Magie, j’ai rencontré aussi des camarades de mon âge, Pierre Onfroy, Moulla Diabi, entre autres avec qui on faisait de la magie tous les samedis après-midi), mais j’ai fui vers dix-sept/dix-huit ans face à la misogynie globale du monde magique, et aussi face au manque de stimulations artistiques et créatives, et je suis partie ne faire que du théâtre parce que je trouvais là un terrain plus épanouissant pour mon imaginaire. De même, on peut dire que ma rencontre avec Thierry Collet a été décisive pour redevenir magicienne et recontacter avec mon côté geek, mais j’ai un immense syndrome de l’imposteur et j’ai horreur de me retrouver face à des magiciens qui performent et qui me demandent de leur montrer ce que je sais faire. C’est comme si on me demandait de déclamer un grand texte de théâtre au milieu d’un repas, je perds tous mes moyens, je me sens toute vide, sauf avec des magiciens amis très proches. Ce qui me fait le plus avancer et réfléchir c’est les belles rencontres avec des artistes de ma génération avec qui on se retrouve régulièrement pour partager : Marc Rigaud, Chloé Cassagnes, Dylan Foldrin, Jules Metge, mais aussi la rencontre d’intervenants au sein de la formation du CNAC : La Compagnie 14:20 bien sûr, mais aussi Arthur Chavaudret et Antoine Terrieux par exemple.
Camille : Je ne sais pas comment répondre à cette question. Au départ tout est passé par Claire et je suis dans un premier temps surtout intervenue en tant qu’autrice, metteuse en scène et dramaturge. Avec Les Clairvoyantes, je suis un peu plus entrée dans la conception également magique du spectacle, et j’ai appréhendé les techniques magiques comme écriture. J’ai de mon côté peu d’influences liées directement à la magie des magiciens, en revanche je suis extrêmement influencée par les recherches en arts, sciences sociales et humaines qui s’intéressent aux mondes non-humains et aux langages capables d’en rendre compte. Cela ne peut se faire sans une approche singulière qui laisse place à l’imaginaire et à des inventions narratives où changements de perceptions et changements de paradigmes sont nécessaires pour ne pas dire obligatoires. Cela rejoint pour moi très fortement le phénomène magique. Ceci s’est d’autant plus renforcé avec la formation du CNAC mise en place par la compagnie 14:20, au cours de laquelle j’ai rencontré également Nancy Rusek de la compagnie de Philippe Genty qui m’a ouvert des perspectives sur le théâtre noir. Comme Claire je suis également travaillée par les artistes avec lesquels nous collaborons.
Présentez-nous votre compagnie Yvonne III. Sur quelles thématiques travaillez-vous ? Quels sont vos rôles à chacune ?
Claire : Yvonne III c’est la compagnie dont nous sommes toutes les deux directrices artistiques. Les outils artistiques que nous mobilisons sont la magie, l’écriture et le théâtre contemporain. Nous avons créé en 2019 Je suis 52, solo d’une femme amoureuse d’une carte à jouer ; puis, en 2022, un spectacle immersif, Les Clairvoyantes, qui interroge la manière dont les prédictions troublent nos imaginaires. Et nous préparons un nouveau cycle de spectacles sur la hantise. Le prochain spectacle traitera de la possession, celui d’après des maisons hantées, etc.
Camille : Notre travail tourne autour d’une obsession principale : quels effets nos fictions peuvent avoir sur le réel ? Nous essayons de les rendre opérantes et agissantes à travers l’invention de dispositifs ludiques entre théâtre et magie. Les thèmes que nous choisissons, nous les choisissons principalement parce qu’ils sont des objets de pensée mais avant tout parce qu’ils sont des expériences pratiques à faire. Nous, ce qui nous intéresse c’est que les spectateur.ices vivent quelque chose qui les impacte intimement, les déplace et les fasse penser ou se questionner.
Claire : Pour ce qui est de nos rôles, Camille fait beaucoup de recherches, elle se documente énormément, puis on invente ensemble l’univers du spectacle, en faisant se rencontrer nos envies à chacune. Pendant ce temps-là moi je commence à réfléchir à la magie, et puis les choses s’entremêlent énormément. On fait toutes les deux tout, dans la conception, même si on a des compétences qui ne sont pas exactement les mêmes. Les textes c’est Camille qui les écrit, et pour l’instant, c’est moi qui joue et performe les spectacles. Dans les prochains spectacles, il est possible qu’on fasse intervenir de nouveaux interprètes.
Quels sont vos domaines de compétence ? Dans quelles conditions travaillez-vous ? Parlez-nous de vos créations, spectacles et numéros.
Claire : Je commence par les conditions de travail : Nos conditions ce sont celles du spectacle vivant public. Nous sommes insérées dans un réseau institutionnel (des structures et salles municipales, des scènes conventionnées, des scènes nationales, et des partenaires publics) et nous ne travaillons pas ou peu dans le privé. C’est un choix qui est assez courant au théâtre et dans beaucoup d’arts du spectacle vivant, mais beaucoup moins en magie, et ce ne sont pas du tout les mêmes réseaux. Moi, je crois énormément dans cette voie pour la magie (si les politiques publiques nous permettent de le continuer) parce que cela permet d’être inventive très différemment que dans un cadre de divertissement ou de réponse à un cahier des charges d’un client. On s’occupe d’une nécessité artistique à exprimer qui ne répond pas en premier lieu à une logique marchande (même si cela n’exclut pas du tout, contrairement à ce qu’on pense facilement du théâtre public, une certaine exigence de rentabilité et d’efficacité dans nos propositions. Mais disons qu’on a une marge de manœuvre plus grande.) Notre imaginaire a peut-être un peu plus de liberté, en tout cas, moi je le vis comme cela.
Pour les compétences, on est toutes les deux des artistes dramatiques. Camille a des compétences de recherches assez faramineuses, puisqu’elle est docteure en Recherche-Création, et elle écrit. Moi, je pense que ce que j’aime par-dessus tout c’est performer, jouer, et que je vois mon travail de créatrice à travers ce prisme d’interprète, que ce soit en tant que magicienne ou actrice ou les deux en même temps. En termes de magie, je pense qu’on peut difficilement la dissocier du reste des dispositifs, parce qu’on essaie de tout tricoter ensemble, mais pour l’instant, ce qu’on a le plus exploré et dont on n’a pas encore fini de faire le tour c’est le mentalisme.
Camille : Dans Je suis 52, c’étaient les cartes, mais ce n’est pas un show de cartes où la magie est le seul élément du spectacle. C’est moins technique. C’est une magie assez simple qui, intercalée avec le récit intime qu’on a écrit, impacte les spectateur.ices par la manière dont Claire raconte son histoire, autant que par les effets magiques. Les Clairvoyantes est un spectacle qui est plus complexe. C’est un dispositif circulaire, les spectateur.ices sont en cercle, et l’idée de ce spectacle c’est de vivre ensemble une expérience collective forte, ou chacun.e s’immerge dans l’espace qu’ouvre la pratique de la voyance et la prédiction. On a écrit une trame qui met en scène quelqu’un qui raconte la manière dont elle a été conditionnée par la prédiction d’une voyante une dizaine d’années plus tôt, et comment cette prédiction est devenue une obsession puis une quête. Les spectateur.ices sont eux aussi embarqué.es dans l’élaboration du spectacle puisqu’ils ont posé des questions importantes pour eux sur un papier, et tous les papiers sont au centre du plateau et construisent petit à petit le déroulé du spectacle.
Quelles sont les prestations de magiciens ou d’artistes qui vous ont marquées ?
Claire : Je pense qu’en magie européenne, les artistes qui m’intéressent le plus aujourd’hui sont Kurt Demey et Yann Frisch. J’aime beaucoup aussi la compagnie Blizzard, et je peux dire que j’ai beaucoup appris en travaillant dans la compagnie Le Phalène et en suivant la première partie de la formation de la compagnie 14:20. Dans le monde anglo-saxon, je citerais bien sûr Derek Delgaudio et Luke Jermay pour son inventivité en mentalisme. Hors magie, je peux parler de l’incroyable performance récente que j’ai vue de Lionel Lingelser Les Possédés d’Illfurth, et de la chamanique Estelle Meyer dans son spectacle-rituel Niquer la fatalité. Pour moi ces gens sont de vrai.e.s magicien.nes, sans illusion.
Camille : Les artistes dont j’ai pris des claques artistiques récemment : Jonathan Capdeviel, Jeanne Candel, Rebecca Chaillon, Le Monstrum Theatre.
Quels sont les styles de magie qui vous attirent ?
Claire : Spontanément, j’aime la magie assez conceptuelle. C’est-à-dire une magie qui retourne les paradigmes de mes pensées (c’est pourquoi j’affectionne particulièrement le mentalisme) plus qu’une magie qui n’agirait que sur l’illusion visuelle par exemple. Même si certaines illusions visuelles peuvent provoquer des doutes ou un ébranlement des certitudes, et c’est très fort que ça en vienne jusque-là.
Camille : Selon les thèmes qu’on aborde et les expériences pratiques qu’on veut mettre en place mes obsessions changent, bien que d’un point de vue théâtral, je garde comme Claire un attachement particulier au mentalisme. Là j’aimerais aussi développer dans notre travail un pan de la magie visuelle, notamment le Quick Change en m’approchant de certaines techniques du théâtre noir.
Quelles sont vos influences artistiques ?
Claire : J’ai déjà cité de nombreux artistes plus haut, et Camille a parlé d’autres qui m’intéressent aussi beaucoup. Je pense que je suis influencée par tous les spectacles qui viennent me troubler.
Camille : Mes influences sont très variées. J’ai besoin de lire et de me documenter beaucoup. Je cherche des écritures contemporaines qui me parlent et me déplacent. Qu’il s’agisse de littérature, de films, séries ou de spectacles.
Quel conseil et quel chemin conseiller à un(e) magicien(ne) débutant(e) ?
Claire : Je dirais apprendre avec d’autres. On apprend trop souvent seul.e la magie et c’est un peu dommage. Faire des petits groupes de jeunes magicien.nes et se réunir régulièrement. Et aussi faire du théâtre ou du cirque ou de la marionnette, en tout cas un autre art du spectacle qui a une tradition collective plus évidente et des modèles économiques qui permettent de chercher et créer. La magie a énormément à apporter à ces arts et vice-versa.
Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?
Claire : J’ai l’impression que la magie actuelle est multiple. Je suis abonnée à toutes les nouveautés des marchands de trucs français par exemple, et je trouve qu’il y a une inventivité de cette magie-là qui est assez impressionnante même si parfois cette commercialisation à outrance m’épuise. Sinon je suis assez émerveillée par le mouvement de la « magie nouvelle », et, plus largement, par tou.tes les artistes de spectacle contemporain qui s’emparent de la magie comme un outil qui les met à l’épreuve et les fait réfléchir.
Quelle est l´importance de la culture dans l´approche de la magie ?
Claire : Si je comprends bien la question je pense que la vie culturelle est tout à fait indispensable à une pratique artistique puisqu’elle fait corps avec. Je ne vois pas comment ces deux choses peuvent aller sans se rencontrer. Une curiosité du monde, des autres arts, mais aussi de l’histoire de la magie elle-même est à mon avis d’une grande importance pour avancer dans ses propres recherches.
Camille : Je ne saurais m’approcher de la magie tout comme je ne saurais m’emparer de l’écriture sans les recherches très conséquentes que je fais, sans m’intéresser à ce que d’autres font et à la manière dont ils le font.
Vos hobbies en dehors de la magie ?
Claire : J’aime jardiner, méditer, flâner, cuisiner. J’aime aussi beaucoup la musique. Dans une autre vie, j’aurais pu en faire mon métier.
Camille : Il y a peu de frontières entre mon travail et mes hobbies. Je lis beaucoup, je vais au cinéma et aussi je plante des arbres et des plantes.
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Interview réalisée en juin 2024. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Nathaniel Baruch, Agathe Nadeau, Jeco, Compagnie Yvonne III. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.