Dans le domaine de la chanson, quand on évoque le prénom de Christophe, les gens pensent aux « nouvelles stars » de la scène musicale française. Des chanteurs commerciaux sans intérêts artistiques.
Avouer que l’on est allé voir et écouter Christophe, peut ressembler à ça :
– « Hier soir, je suis allé voir un concert de Christophe. »
– « Christophe M.. ou Christophe W….. ? »
– « Euh, non, Christophe tout court, le chanteur ! »
– Silence gêné puis ricanement.
– « Celui qui chante Aline ! »
– …
Tout est dit, ou presque sur ce que représente, aujourd’hui, le chanteur pour la majorité des gens : un interprète has been et ringard au romantisme de pacotille, tout juste bon à remplir les croisières pour personnes âgées dans des tournées « Age tendre et tête de bois ».
Il est difficile, voir impossible de se défaire d’une image qui vous colle à la peau. Le succès précipite souvent la perte de l’identité artistique à tel point que la majorité des chanteurs ou autres artistes servent au public ce qu’ils veulent entendre ou voir. L’engrenage commercial est ainsi mit en place. L’artiste devient un produit marketing ciblé (pour ado ou pour la fameuse ménagère de moins de 50 ans par exemple). Il doit rapporter de l’argent et surtout ne pas décevoir SON public. Il doit faire des concessions, renoncer aux recherches trop hasardeuses pour se focaliser sur des sentiers balisés qui sont sûr d’aboutir à une demande précise. Pas de prise de risque mais un cahier des charges dirigé par la maison de disque ou le producteur.
N’en déplaise à certain, le « papy » Christophe, que beaucoup ont déjà enterré, est à 65 ans un esthète de la scène musicale internationale qui se veut en dehors des modes, une icône pop-rock insaisissable et secrète. Il fait parti de ces artistes qui cherchent et ouvrent de nouvelles perspectives sonores à la pointe de la modernité. Christophe a tout traversé ! Ce crooner et claqueur high-tech qui voue une passion pour l’American way of life des sixties, est aussi un amateur de voiture italienne (Ferrari et Lamborghini), un cinéphile avertit, un collectionneur de juke-boxes Wurlitzer et un passionné de blues (John Lee Hooker, Little Betty).
Parcours balisé
Christophe, de son vrai nom Daniel Bevilacqua, est lui aussi passé par la case commerciale. Propulsé vedette en 1965 avec Aline, une ballade kitch devenue un standard, il enchaînera les tubes dans le registre « jeune premier » avec Les Marionnettes ou Excusez-moi, Monsieur le professeur.
En 1971, Christophe signe chez Francis Dreyfus et en profite pour casser son image de chanteur pour midinettes. Il se laisse pousser une moustache ainsi qu’une longue chevelure blonde. C’est la naissance du latin lover, qui deviendra au fil du temps, un dandy décadent, un Beau Bizarre. Christophe sortira un nouvel album en 1972, toujours influencé par la vague Yé-yé.
L’escapade
1973 est l’année de la rencontre avec le jeune parolier Jean Michel Jarre. C’est également la naissance de deux albums hors du temps et des standards de l’époque : Les Paradis perdus et Les Mots bleus. Une association au sommet qui fait entrer Christophe dans la légende avec un tube magnifique : les mots bleus. C’est enfin la reconnaissance de la critique.
D’une manière générale, ces albums baignent dans une vague de nappes synthétiques, aériennes et envoûtantes qui dégagent une poésie et une atmosphère romantique irréelle. Les paradis perdus sera un des premiers albums concept en France (avec Histoire de Melody Nelson de Gainsbourg)
En novembre 1974, Christophe donne deux concerts à l’Olympia. Un show exceptionnel qui marque les mémoires des spectateurs présents. Un spectacle magique signé Dominique Webb et produit par Francis Dreyfus. Le décor est féerique et grandiose. Sur le titre Emporte-Moi, Christophe et son magnifique piano à queue blanc laqué s’envolent au-dessus de la scène.
Expérimentations et clichées
En 1976, l’album Samouraï est une nouvelle excursion dans les expérimentations sonores. En 1978 sort Le beau Bizarre, un album très rock’n’roll et avant gardiste.
En 1983, Christophe récidive avec la chansonnette et pond un tube ultra kitch et surannée dans la ligné d’Aline : Succès fou. Le chanteur flirte entre le super culte et le ringard absolu (voir l’album Clichés d’amour). Il entre alors dans une période de silence radio (hormis quelques singles marquants comme Chiqué Chiqué) sans sortir d’album, ni se produire sur scène.
L’audace et la renaissance
1996, marque le grand retour de Christophe après 10 ans de silence. Un retour artistique « sans le public », puisque son album Bevilacqua fait un flop commercial ! Et pour cause, il est déconcertant. Bevilacqua est d’une modernité incroyable, en avance pour son époque, un objet hybride aux sonorités cyber-jazz et électro-pop. Un véritable chef-d’oeuvre et de loin le meilleur album de l’ex dandy.
Christophe expérimente tout : techno, acid jazz, rock, blues à la manière d’un David Bowie ou d’un Brian Eno. Bardé de synthétiseurs, il travaille chaque morceau, enfermé la nuit dans son studio-atelier, comme un orfèvre du son jusqu’à la maniaquerie. Il concrétisera aussi son travail sur les samples commencé au milieu des années 1970 avec Jean Michel Jarre.
« J’écris tel un primitif brut, un surréaliste, un dadaïste. Je fais et je défais. Je sample le son, je le colle et je l’attrape dans l’espace. » Christophe.
Au dépit de tous, Christophe entame sa deuxième vie artistique (il a alors 50 ans) et construit son image d’icône à venir. Bevilacqua est la matrice vertigineuse de ses albums de 2001 et 2008, puisqu’il est construit comme un cadavre exquis mélangeant des morceaux patchwork (L’interview, qu’est ce que tu dis là ?), des mélodies accrocheuses (Le Tourne-cœur), des expérimentations sonores et minimalistes (J’t’aime à l’envers), ainsi que des envolées lyriques incroyables (Enzo, Point de rencontre).
En 2001, sort l’album Comm’si la terre penchait. Christophe continue son odyssée solitaire « en apesanteur » entre romantisme à fleur de peau (La Man) et mélodies foudroyantes (Comme un interdit). Le blues qu’il vénère vibre aussi sur le titre Nuage d’or, où Big Joe Williams pose sa voix. Christophe en profite pour rendre hommage à l’actrice Isabella Rossellini, l’interprète du film Blue Velvet de David Lynch dont la voix est samplée sur le morceau Voir. L’album reçoit un beau succès critique et public couronné par un retour sur scène en 2002 à l’Olympia après 26 ans d’absence dans un show arty conçu par le duo d’artiste Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia avec la participation de Jérôme Murat grimé en « double Christophe ».
« Comm’si la Terre penchait est un disque lynchien qui ricoche sur le temps. » Christophe.
Le mime – magicien Jérôme Murat avec sa célèbre attraction de la statue aux deux têtes à l’effigie de Christophe, « artiste à double fond » (Olympia 2002).
En 2008, l’album Aimer ce que nous sommes continue de chercher de nouveaux horizons sonores et n’hésite pas à dérouter à la première écoute. Des morceaux comme Parle lui de moi et Mal comme s’inscrivent comme de véritables pépites émotionnelles qui chamboule de l’intérieur. A l’image de la pochette patchwork de l’album inspirée des oeuvres polaroïd de David Hockney, Christophe propose ses différents visages en composant aussi des morceaux à la limite du conceptuel (It Must Be A Sign, Odore Di Femina).
« Chaque chanson est un plan, comme un film court. Je ne me considère pas comme un chanteur mais je pose un plan nourri d’images, de sons, de mode. Une musique, ce sont des images et je dis parfois mon dernier album, ce n’est pas mon album, c’est mon dernier film. » Christophe.
Le concert
Christophe aime les défis et les expérimentations. Il s’est donné pour « contraintes » un concert en trio, accompagné de ses deux arrangeurs Pascal Charpentier (au piano) et Christophe Van Huffel (à la guitare). Loin de ses concerts grandiloquents avec orchestre symphonique, le chanteur a opté pour une formule intimiste à haute prise de risque. Ces deux compères jouent les hommes orchestres en mixant et samplant en directe la voix du chanteur prise dans des nappes électroniques enregistrées. Dès les premières notes, le public est prit dans un espace-temps en lévitation où plane la voix plainte, rauque et élégante de Christophe entre classe ancienne et envolées lyriques.
Le spectacle est composé en deux parties. La première consacrée à sa dernière oeuvre Aimer ce que nous sommes, la seconde consacrée à ses compositions issues de comm’si la terre penchait et à une relecture de ses succès immortels.
Musicalement, chaque morceau est une escapade dans les méandres du temps, du luxe, de la séduction et de la volupté. Si quelques problèmes de connectiques sont venus perturber la première partie du concert, le magnétisme et l’extraordinaire présence du chanteur ont emportés l’attention de la salle, captivée par tant de profondeur « métaphysique ».
La musique distillée avec une lenteur d’horloger fut source de sensations touchant souvent au sublime. Si la première partie a pu déconcerter et bouleverser les certitudes des fans de la première heure, elle reflète au mieux l’univers fulgurant de Christophe qui déroule un « proto-blues » fait de gimmicks alimentés par des séquenceurs et autre boîte à effets conduits par les deux experts en arrangements. Tout simplement magique.
L’incroyable guitariste et arrangeur Christophe Van Huffel, également co-réalisateur du dernier album de Christophe. (Crédit photo : David Molitor, forum Officiel « Christophe passion »).
Christophe atteint au sublime en rendant un merveilleux hommage à son ami Alain Bashung en reprenant le titre Alcaline (du superbe album Novice). A ce moment là, la salle est suspendue aux lèvres du chanteur dans un moment en dehors du temps où s’évapore un parfum de nostalgie funèbre. L’ombre de l’immense Bashung plane dans la salle. Grandiose !
« J’ai écrit Alcaline en pensant à toi. Dans Alcaline, il y a Aline. C’était pour te dire « je t’aime », de loin. « Tu ne m’as encore rien dit / T’aimes plus les mots roses / Que je t’écris ? « , c’était une réponse à tes Mots bleus. » Alain Bashung.
La deuxième partie laisse la place aux titres de l’album Comm’si la terre penchait et réserve des moments de grâce au son de Comme un interdit et La Man. Christophe nous fait la primeur de chanter un titre rare : Shake it baby (de son album Bevilacqua) qu’il souhaite faire (re)découvrir ; une révélation pour certain.
Place à « la pochette surprise » finale avec l’enchaînement de ses grands standards : Les marionnettes, Les paradis perdus, les mots bleus, la dolce vita, pour finir avec Aline. La salle est debout, entièrement conquise. C’est l’exploit de cet artiste hors du commun que de fédérer tous les publics, jeunes et vieux.
Après quatre faux rappels, le public a du mal à quitter les lieux où flottait encore un parfum de transcendance et de désir. Tel un hypnotiseur, Christophe a envouté une salle entière l’espace de deux heures et créé l’essence d’une présence invisible qui n’est pas prête de nous quitter.
Discographie sélective :
– Les Paradis perdus (1973)
– Les Mots bleus (1974)
– Samouraï (1976)
– Le beau bizarre (1978)
– Bevilacqua (1996)
– Comm’si la terre penchait (2001)
– Aimer ce que nous sommes (2008)
– Paradis retrouvé (2013)
– Les vestiges du chaos (2016)
A voir :
– DVD Olympia 2002 des vidéastes Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia (2003).
A lire :
– Christophe, résonance de l’inconnu de Jean Cléder (Editions Le bord de l’eau, 2006).
– Christophe : Vivre la nuit, rêver le jour. Souvenirs de Christophe 2011-2012 (Editions Denoël, 2021).
Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.