A mesure que paraissaient les articles de cette enquête, je recevais des lettres qui dictaient presque entièrement sa conclusion. Je n’ai rien révélé que tout le monde ne sût, je n’ai dit que des choses bien simples, et pourtant beaucoup de correspondants disaient : « merci de m’avoir ouvert les yeux. » Je commençais à me laisser prendre moi-même à ces histoires. Une camarade m’a écrit : « Ce poison fait des ravages jusque dans nos organisations… » D’où venait donc cette étrange Influence qui s’emparait même de camarades avertis et incrédules ? Fallait-il croire à un véritable envoûtement, aux puissances de la magie ? Cet envoûtement existe, Il n’a rien à voir avec la magie, il est le fait du plus dangereux de tous les fakirs, un fakir sans turban, un fakir qui a tantôt le visage de M. Guimier, tantôt celui de M, Prouvost, ou de M. Dupuy, ou de M. de Carbuccia, un fakir tout puissant, la Grande presse, mesure-t-on tout ce que signifie cette phrase d’une lettre : « Ils avaient parfaitement confiance à la véracité de ces voyants, puisqu’ils avaient trouvé l’annonce dans un journal de confiance, lu par tout le monde ! »
« Ils », c’étaient des malades « envoûtés » par des mages dans le service du professeur Dumas à Sainte-Anne…
La grande, presse entretient à peu près totalement le commerce du mystère : elle joue ainsi et gagne sur deux tableaux : celui de la publicité qu’elle touche, et celui de la propagande continue qu’elle exerce par tous tes moyens pour empêcher les hommes et les femmes de prendre conscience de leur vie. Ce n’est pas par hasard que les astrologues qui publient dans les grands journaux des prédictions hebdomadaires ou quotidiennes prophétisent presque toujours un avenir fasciste…
Et pour élever le débat « au-dessus de la politique », puisque cette enquête a été menée avec une impartialité que la majorité même de nos adversaires m’ont fait l’honneur de reconnaître, qu’avons-nous à faire d’un avenir inscrit d’avance dans les astres, ou dans la cendre de crapaud, d’une destinée à laquelle nous ne pouvons rien. Marx disait que les hommes font leur propre histoire. Nous n’avons pas besoin de ces professeurs de fatalisme qui ne sont, dans la plupart des cas, que des entremetteuses, des maîtres-chanteurs, des escrocs, des indicateurs de police, des espions… Ces mages qui osent guider la vie des gens inquiets, font partie dans leur écrasante majorité d’une fort louche humanité. Ils savent du reste que leur profession est illégale, qu’ils ne doivent qu’à la protection de la police et des Parquets de l’exercer, et que sans elle, leur industrie s’écroulerait sur le champ.
Un lecteur écrit : « La grande majorité de tous ces astrologues, mages, fakirs, spirites et autres sorciers, n’est composée que d’aventuriers sans scrupules et capables de tout comme le fameux ADAMIAN, ce russe blanc pourfendeur du bolchevisme, ex-directeur de la Banque Financière Parisienne, qui leva le pied en novembre 1935 après avoir encaissé au pavillon de Flore de gros lot de un million de la Loterie Nationale, destiné au paiement des innombrables dixièmes émis frauduleusement par cette banque. Cet ADAMIAN là avait débuté dans l’escroquerie par le métier de fakir. »
Un autre, lecteur donne de précieux renseignements sur la carrière d’espion du célèbre professeur R…Y. Un autre encore s’écrie : « Qu’attend le gouvernement du camarade Léon Blum pour agir et prier ces messieurs des parquets de mettre un terme à l’exploitation éhontée de la misère publique par cette horde de charlatans. »
Rappelons que des textes de loi existent, et que les dupes des mages ont la ressource de porter plainte. Les articles 470, paragraphe 7: 480, paragraphe 4: 481, paragraphe 2: 482, du Code Pénal, punissent les « devins, pronostiqueurs et interprètes des songes ». On peut ajouter l’article 405 du Code, qui punit du chef d’escroquerie « quiconque, soit en faisant usage de faux noms ou de fausses qualités, soit en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l’existence d’un pouvoir ou d’un crédit imaginaire, ou pour faire naître l’espérance ou la crainte d’un succès, d’un accident ou de tout autre événement chimérique, se sera fait remettre ou délivrer des fonds… »
Les textes existent. On ne les applique point. Il arrive qu’un commissaire de police verbalise contre les cartomanciennes qui font distribuer des prospectus dans la rue. On n’atteint jamais les grands fakirs, ceux dont le succès est lié à la publicité qu’ils multiplient dans Paris-Soir, dans Gringoire, Le Journal de la Femme, L’Intransigeant, Le Petit Parisien et les autres. Il s’est trouvé des juges à Aix-en-Provence, en 1934 pour condamner à un mois de prison un certain Pouzergues : « Attendu, dit l’arrêt, que Pouzergues a pris le pseudonyme d’ASAN JACKSON, et qu’il s’est donné auprès de ses dupes comme professeur diplômé de sciences occultes de S. A. de Chicago (USA), membre du conseil supérieur de l’Université psychique de Mexico et membre de la Société théologique de Bénarès (Indes)… »
Mais la police, les préfectures, accordent officiellement des autorisations. Elles couvrent des activités proscrites par le Code Pénal, ce qui est un comble !
Les lecteurs qui m’ont écrit demandent à peu près tous : pourquoi n’interdit-on pas ? L’un d’eux dit : « Comment s’attaquer utilement aux gros requins (il en est qui emploient trente dactylographes) qui se vantent d’être invulnérables et le sont en réalité d’autant mieux que les victimes ne se font pas connaître et ne portent pas plainte. Il y a là un intolérable scandale et votre belle campagne n’aboutirait à rien si vous ne mettiez pas en cause avec quelque brutalité les complaisances et les complicités du Parquet et de la police. »
« Pourquoi les députés du Parti ne feraient-ils pas voter un additif à l’article 405, stipulant que la tentative d’escroquerie consiste, entre autres procédés, DANS LA PUBLICITE, alors qu’en l’état actuel de la jurisprudence, il faut un lien de droit avec un plaignant. »
Voilà donc la question posée. La solution est entre les mains du législateur, comme on dit. Il faut mettre un terme à un trafic scandaleux, à l’exploitation cynique de l’inquiétude devant l’avenir, des misères, de la solitude. On frappera deux adversaires d’un coup : les fakirs et les fabricants de destin d’une part, la grande presse dont une source considérable de profits sera tarie. Cette bataille vaut la peine d’être livrée. Il s’agit de travailler à éclairer les hommes, les empêcher de croire qu’on agit sur l’avenir autrement qu’en luttant. Si le présent vous pèse et si l’avenir vous inquiète, ne vous fiez pas aux étoiles, aux fleurs de thé, aux tarots, aux boules de cristal et au marc de café, mais travaillez à changer le monde !
– Extrait de Trafiquants de Mystère (14ème et dernière partie) parue dans journal L’Humanité du 22 janvier 1937.
A lire :
– Des Gris-Gris aux petites annonces.
– Géographie des voyantes.
– Filtre d’amour.
– La devineresse qui questionne.
– La visite au FAKIR.
– Horoscope par correspondance.
– Guérison des maladies.
– Littérature de l’au-delà.
– Parlons d’argent.
– Les Sphinx.
– Confidences des voyantes.
– Protestations et réponses.
– Au hasard de la baguette.
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