Ainsi que tous les arts, celui que nous exerçons et quelle que soit à certain yeux son apparente futilité, à son esthétique, sa morale et sa philosophie, ses célébrités et son histoire, et même ses histoires. Il a aussi, et c’est a quoi je m’attache aujourd’hui sa psychologie. Cette assertion fera peut-être sourire quelques personnes dites sérieuses, parmi lesquelles on pourrait classer le destinataire de la si logique et si éloquente missive de M. Mantis, parue dans le précédent numéro.
Ce destinataire mystérieux, puisque nous ne le connaissons pas, du haut des sphères académiques où il plane et où, probablement, quelques nuages obscurcissent la netteté de sa vision, semble ne nous considérer que comme de vulgaires » faiseurs de bagatelles ». Ne lui en déplaise, beaucoup de ces bagatelles ont une triple valeur, dont l’une consistera ne pas être toujours si éloignée que cela de la science, et dont les autres dépendent de la valeur personnelle et artistique de l’opérateur, et aussi de la composition parfois ultra-ingénieuse de l’expérience. J’ai vu, pour mon compte beaucoup de ces «bagatelles » intéresser très vivement de très graves et très savantes personnes. Il faut lire et relire cette lettre de M. Mantis. Elle est aussi admirable dans sa forme que dans sa conception et ne saurait être trop méditée par quelques uns de nos jeunes et modernes magiciens.
Il faudra bien, cependant, que le ou les contempteurs de la magie et des magiciens en prennent leur parti. Non seulement la Prestidigitation a sa psychologie, mais encore le fait a reçu une consécration quasi officielle, ainsi qu’on pourra s’en rendre compte en lisant dans la Revue des Deux Mondes, un important article, très savamment documenté, et paru dans cette publication le 15 octobre 1894, sous le titre Psychologie de la Prestidigitation.
Cet article a pour auteur M. Alfred Binet, directeur du laboratoire psychologique de la Sorbonne. J’ai même été, à ce sujet, et dans le dit laboratoire, ainsi d’ailleurs que quelques collègues, sérieusement interviewé, par l’auteur. Je ne sais au juste comment ont été traités mes camarades, mais je sais, en ce qui me concerne, que j’ai été en quelque sorte mensuré, comme à l’anthropométrie. Il m’a fallu tout le calme d’une conscience tranquille pour penser que je sortirais indemne de cette épreuve, car j’ai été observé, interrogé, expérimenté, photographié et même chronométré, à ce point, ainsi que le fait est relaté dans l’article en question, qu’il a été constaté que j’exécutais une certain saut-de-coupe en un quinze centième de seconde. Ça m’a rudement fait plaisir de savoir cela.
Raynaly exécutant un empalmage sous l’oeil du Professeur Alfred Binet (1894).
J’ai craint un instant, qu’au milieu de ces bizarres instruments d’observations, on en vint à m’appliquer quelque appareil destiné à déterminer le degré intellectuel et, déjà, je redoutais quelque fâcheuse révélation sur le peu d’élévation de ce degré. Fort heureusement cette épreuve m’a été épargnée, et je suis resté, naturellement, avec la conviction que, si elle avait eu lieu, je n’aurais pas eu à rougir devant la constatation de plusieurs degrés au-dessous de zéro. C’eût été fort désobligeant. C’est déjà bien assez qu’on ne soit pas toujours à l’abri de cet humiliant critérium, que parfois certains de nos bons amis se chargent généreusement d’établir à notre égard.
Sérieusement, il n’en résulte pas moins que l’imposante et grave Sorbonne a prêté son sévère local et permis qu’on manipulât ses scientifiques instruments en l’honneur de la Prestidigitation, dans le but d’estimer et de déterminer la somme de sa psychologie. Et c’est dans l’austère Revue des Deux Mondes, qu’une main savante a consigné le résultat de telles investigations, desquelles il appert que notre art n’est point dépourvu d’une très certaine psychologie, ce dont nous ne nous étions peut être pas jusqu’alors avisés, mais ce dont nous devons désormais nous sentir très honorés.
A l’appui de mon dire, il me faut au moins citer le passage qui le motive. M. Binet parlant de certains cas spéciaux, dit textuellement : « Pour y arriver, les prestidigitateur ont tiré parti d’une loi psychologique, que sans doute ils ne connaissent pas, et n’ont jamais entendu formuler en termes explicites. Toute la prestidigitation, ajoute t-il, repose sur la psychologie.»
Voilà qui est net. L’aimable auteur ne nous envoie pas dire que, non seulement nous faisons de la psychologie, mais encore que nous en faisons comme M. Jourdain faisait de la prose, c’est-à-dire, sans le savoir. Pour expliquer, formuler et déterminer ce qu’il faut entendre par psychologie appliquée à la prestidigitation, il faudrait plus que toutes les colonnes de ce journal. Aussi n’entreprendrai-je pas cette tâche ; pour laquelle, du reste, je ne suis pas suffisamment autorisé, puisque, j’ai la honte de le répéter, il a été décrété en Sorbonne, que comme prestidigitateur, ma psychologie ne s’exerçait que dans des conditions d’ignorances telles, qu’il serait vraisemblablement téméraire de ma part de m’aventurer d’un pied léger dans ce mystique sentier.
Je n’entends donc faire ici aucune concurrence aux psychologues et n’envie nullement leur étonnante mentalité. Jamais je n’aurai comme eux la délicatesse et la dextérité avec lesquelles ils savent si galamment analyser une âme pour savoir ce qu’elle a dans le ventre. Je n’insiste donc pas et me confine, à ce propos, dans une de ces ignorances dont celle généralement attribuée aux carpes, ne peut donner qu’une faible idée.
La psychologie m’apparaît comme une chose très complexe. Ses manifestations sont aussi diverses que les individus chez lesquelles elles se produisent; quant à leur interprétation, elle peut également être aussi diverse que peut l’être le sens du jugement chez les différents interprétateurs. Ce que je connais de plus certain en fait de psychologie, c’est que j’en ai entendu parler par beaucoup de personnes qui semblaient n’y pas comprendre grand chose. Ni moi non plus. Mais tout cela ne m’empêche pas d’exprimer avec une très sincère conviction, que l’article de M. Alfred Binet est un véritable chef-d’oeuvre de savante observation. Si l’auteur y fait tant de psychologie, on peut au moins affirmer que ce n’est pas sans le savoir. Je suis vraiment heureux de pouvoir rendre ici l’hommage qui est dû à cet aimable et savant auteur pour son excellente besogne.
Il serait à souhaiter, qu’avec son autorisation, cet article soit reproduit ici in extenso. Ce serait certainement une bonne fortune pour les lecteurs de L’Illusionniste. Nous y penserons. Ce qui serait maintenant intéressant, ce serait de faire la psychologie du spectateur, et ensuite celle du prestidigitateur. Ça ne sera peut-être pas très commode. Enfin on verra. En tous cas, cela vaudra toujours mieux que d’aller au café.
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