Le belge Jean-Lambert Pickman (ayant débuté comme magicien sous le nom d’Alberti) est en France un des principaux vulgarisateurs de l’hypnotisme, un des principaux initiateurs dans le domaine de la suggestion. Il s’est donné la tâche spéciale de produire devant le grand public les plus curieux phénomènes du domaine encore mal défini de l’hypnotisme, du magnétisme personnel et de la suggestion dans leurs différentes manifestations.
Tous connaissent désormais les singulières facultés de Pickman. Après s’être excité par le jeune, par de très fortes doses de café et par les applaudissements qui accueillent ses vulgaires jeux de prestige, il peut se mettre en communication avec le premier venu (sauf quand celui-ci sent une grande antipathie et défiance) et lorsque, pensant fortement, il lui commande avec beaucoup d’énergie, en langue française et non autrement, quelques séries limitées par des actes, tel que deviner quelques nombres, quelques paroles, parcourir à yeux fermés un tracé compliqué et accomplir sur des personnes indiquées quelques actes, comme leur frapper un nombre déterminé de coups sur la tête, leur mettre des lunettes sur le nez et surtout deviner qui aurait assassiné un spectateur désigné, le couteau qui l’aurait blessé choisi parmi douze pareils, la région blessée et le lieu où ont été ensevelis en secret le cadavre imaginaire et ses vêtements, tout cela pendant qu’il a les yeux bandés, les oreilles bouchées et alors que des personnes à l’abri de tout soupçon employaient les précautions les plus rigoureuses pour empêcher toute supercherie. Dans mon laboratoire — sans contact — il devinait neuf fois sur dix les cartes de jeu, alors qu’il avait les yeux bandés et les oreilles bouchées ; il devinait sept fois sur dix sans avoir les yeux bandés. L’hypnotiseur n’influait en rien, qu’il fût dans une chambre ou dans une autre. — Un fait curieux, c’est que les nombres distribués en vingt petits écriteaux tous égaux étaient devinés par lui avec moins de facilité (six à sept fois sur dix), pourtant toujours sans contact.
Diagnose, l’examen clinique
Pickman est un homme de moyenne stature, lm67, du poids de 66,500 kg, avec une capacité crânienne de peu supérieure à la normale, 1,564 centimètres cubes, circonférence 505 centimètres. La tête allongée (indice 78,2), légèrement plagiocéphale à gauche ; elle présente quelques cicatrices au front par suite de chutes ; Pickman a les cheveux, la barbe et les cils blonds, la peau rosée, fine, qui tient de l’albinos, et il rougit et pâli avec une extrême facilité aux moindres émotions. Le corps est bien conformé, sauf une déformation de l’ongle de l’auriculaire avec la dernière phalange repliée par contracture enfantine. Mais les anomalies plus importantes commencent dans les fonctions, et où les fonctions sont plus nobles. Le thermomètre marque 37°,1 à droite et à gauche ; le pouls donne soixante-dix-neuf pulsations, et, fait rare, il peut à volonté se ralentir et s’arrêter. Il peut à volonté, en certains moments, se procurer la diapédèse dans le dos de la main. La force musculaire n’est pas très affaiblie : 55 kilogrammes à droite, 46 kilogrammes à gauche dans le dynamomètre Broca. Les réflexes rotuliens et tendineux sont exagérés à droite, très vifs à gauche; les réflexes tendineux de l’avant-bras gauche sont exagérés et abolis à droite; la marche est semi-athaxique, presque tout aux dépens du talon.
Les métaux, le plomb, le zinc (excepté le cuivre et l’or) ont une influence exagérée sur lui, mais seulement au bras gauche et à la nuque ; ici l’aimant est senti comme une flamme vive à distance de 4 centimètres et agit sur lui en état hypnotique non polarisant, comme il arrive souvent, mais provoque ce phénomène que j’appelle de dépolarisation. Ainsi, lui faisant voir sur le papier un drapeau rouge imaginaire, sous l’aimant il devient d’abord plus rouge, puis disparaît. La même chose se produit et môme plus rapidement en approchant le doigt de la nuque. La peau du bras droit rougit et reste rouge sous le plus léger frottement, ce qui arrive moins sensiblement à gauche. Le tact est obtus, particulièrement à droite (7,0 millimètres à droite et 5,9 millimètres à gauche); il varie de peu dans l’état hypnotique (7 et 6). L’odorat est également obtus et rejoint le quatrième degré dans l’osmomètre; il est plus délicat à gauche (3 degrés).
La sensibilité du goût est obtuse pour l’amer (elle perçoit un cent millièmes de strychnine); elle est aiguë pour ce qui est doux et davantage pour ce qui est salé où elle atteint au premier degré (1/500e de sel). Dans la vue, on remarque un sens chromatique faible, si bien que le jaune et le bleu se confondent ensemble. L’acuité visible est un peu moindre que la normale; il y a myopie plus saillante à gauche. Le champ visible est moins étendu à gauche qu’à droite, avec limitation concentrique pour les couleurs. Au centre de la rétine existe une zone symétrique dans les deux yeux, tout à fait insensible aux couleurs, comme chez beaucoup d’hystériques (scotome). L’ouïe est plus développée à gauche qu’à droite de 30 centimètres.
La sensibilité générale est si exquise qu’elle se confond avec la douloureuse, et là aussi existe une grande différence à cause d’une plus grande obscurité à droite qu’à gauche (20 millimètres de l’échelle de Ruhmkorff à droite, 35 millimètres à gauche). La sensibilité topographique est obtuse à gauche, normale à droite. Pickman est sujet à des pertes séminales énormes, pendant que vice versa il accomplit difficilement, sans plaisir, le coït. Les anomalies des fonctions psychiques sont plus graves. L’affection semble bien conservée, au moins pour sa femme et ses enfants ; il souffre pourtant d’une manière maladive de sympathies et d’antipathies ; il est d’une émotivité maladive, qui fait qu’un rien l’afflige ou le console, particulièrement quand on parle de lui. Il est très religieux. L’écriture est incertaine, et après quelques lignes elle dégénère comme chez le paralytique au premier stade. Il savoure peu les aliments et l’amour; beaucoup, au contraire, la musique et par-dessus tout, à ce qu’il affirme, l’état de demi-hypnotisme, particulièrement quand, parla fatigue jointe à l’émotion, il lui provoque une crise de larmes qui lui apporte un extraordinaire soulagement. Quelquefois pourtant la crise manque, ou provoque, au lieu des larmes, le rire ou une irritation générale qui le laisse convulsé et défait. Alors les plus petits sons, les plus légères nouvelles, le mettent dans une agitation extraordinaire, que seule la musique réussit quelquefois à calmer; il a en même temps des crises mélancoliques; il est perdu, ses enfants sont malades, ils sont morts, etc. I1 ne peut jamais dormir la nuit, et à peine quelques heures du jour, avec des songes terribles.
Le manque de mémoire chez lui est si grand qu’il oublie le nom des personnes les plus chères ; il confond les faits récents avec les passés et se souvient plutôt des anciens que des nouveaux. Il est dans un état très semblable au somnambulisme par l’inconscience et par le faible souvenir de ces actes, malgré cela et malgré une instruction très restreinte ; il a des idées de grandeur, il se croit un être supérieur, sauf quand l’acuité du mal le saisit et lui fait sentir toute sa faiblesse. Le fond de son âme est bon et généreux, fait, hélas si peu fréquent chez les hystériques. Il subit et provoque très facilement l’hypnotisme, spécialement le stade de crédulité et de catalepsie. Malgré tant de lacunes psychiques, il a des moments (particulièrement après les crises de larmes) d’une lucidité psychique merveilleuse, d’une véritable génialité temporaire, comme le prouvent ces vers improvisés en un instant, en entendant jouer un air populaire au piano :
Mère de l’univers, nourrice intarissable !
Sein toujours en travail, ovaire inépuisable,
Toi qui, du temps rongeur et de l’Éternité,
Sembles tirer ta force et ta fécondité…
Toi dont nul n’a jamais dénoué la ceinture,
O Vierge, aïeule auguste, immortelle Nature,
Le poète, ton fils, te salue à genoux…
De son histoire, je ne peux en dire que ce qu’il en raconte lui-même.
Parcours
Pickman naquit de parents armuriers très jeunes, nullement névrotiques; il a deux sœurs religieuses, un frère militaire. Un de ses enfants a déjà l’hypnotisabilité très facile et lit la pensée de son père ; mais il le regrette, comprenant qu’il ne peut lui en venir que du mal.
D’une instruction très peu étendue, Pickman fuyait à dix ans l’école et son pays, faisant le gymnaste d’abord, puis, s’étant cassé un bras, le prestidigitateur; ce qui explique la grande agilité qu’il conserve dans ses jeux, malgré la commençante ataxic, agilité qu’il avait démontrée dès la première enfance, quand il faisait déjà disparaître, à l’étonnement et sous les yeux des siens, les objets de la maison. A vingt ans, il se mit au service de Donato comme jongleur; et pendant qu’il en répétait les pratiques hypnotiques bien connues, il s’aperçut, en lisant la pensée de sa somnambule, de cette nouvelle faculté que son maître ne possédait pas, il en profita bientôt en en donnant le spectacle. Mais après quelque temps, par l’abus des pratiques de clairvoyance, il devint fou furieux. Il tournait follement comme un somnambule; croyant se jeter dans un abîme, il se jeta par la fenêtre dans la rue. Il voyait partout et cherchait à surprendre cet assassin imaginaire qu’il avait l’habitude de voir dans les séances, et crut plusieurs fois le reconnaître dans les plus inoffensifs des promeneurs. Il resta ainsi malade deux ans, puis il guérit en s’abstenant des pratiques hypnotiques et se mariant; mais il resta sujet à une foule de névroses dont il ne voulut pas se soigner, un peu, disait-il, parce qu’elles lui procuraient du plaisir, et surtout, ajouterai-je, parce qu’il en tire profit. Il est donc dans un état névropathique hystérique, dans un équilibre instable du système nerveux central, qui pourrait ressembler à celui du somnambulisme.
Raison pour laquelle si, quand il opère dans l’état de veille, il n’offre pas tous les caractères de l’état hypnotique (et manque toujours de l’état cataleptique), il en a pourtant plusieurs. Sa lucidité est sûre, mais son merveilleux s’atténue pour quiconque pense qu’il roule toujours sur un cercle restreint de faits toujours égaux, tels que deviner le tracé de son suggestionneur, un groupe de nombres ou de lettres, un papier indiqué, la scène d’un assassinat, quelques rares fois (dans le laboratoire de Bern-heim) reproduire le dessin d’un parc tracé par un autre; et pour cela, très souvent, il recourt à des pressions et contacts souvent répétés avec la main de son cornac, ce qui peut l’aider dans la lecture, par la perception de ses mutations vasomotrices ; en toutes manières, il a besoin que celui-ci pense avec une grande intensité. Il arrive dans cette lecture mentale comme dans certains dialogues tenus par quelqu’un qui ne possède qu’à peine les principes d’une langue, et qui se contente de dire toujours les mêmes phrases : » bonjour, bonsoir, comment allez-vous ? » chez qui, par conséquent, l’effort a des confins peu étendus.
Il convient d’observer que, bien qu’il croie agir en état de veille, à mesure qu’il procède dans des lectures mentales, particulièrement lorsqu’elles se compliquent, il apparaît dyspnoïque (avec respiration plus courte et accélérée), avec le visage souffrant. Il procède par des mouvements précipités et par brusques détentes, comme il arrive justement chez les hypnotiques, et finalement, peu de temps après, il reste épuisé et ne réussit plus à rien.
Génialité maladive
Plus naturelle et juste est cette objection : pourquoi Pickman a-t-il, et non tous les autres, cette lucidité, cette lecture de la pensée, soit même à un très petit degré ?
Sans répéter que beaucoup l’ont sans s’en apercevoir, la réponse est dans l’examen clinique que nous avons tracé en quelques lignes. Pickman est lucide parce qu’il est un névropathe, un hystérique avec ataxie commençante. Elle est longue, la liste des phénomènes étranges, des facultés apparemment extraordinaires dont sont doués les névropathes et dont ils payent le dur tribut par la maladie.
Ajoutons qu’il augmente son propre hystérisme en entrant dans un état semi-hypnotique, car, avant la lecture avec le bandage des yeux et des oreilles, il se fait entrer dans cet état que les aliénistes appellent le monoïdéisme hypnotique, état d’isolement complet des sens et de la pensée, sous l’empire absolu d’une seule idée, et que, au moment de la lecture et aussitôt après, il ignore absolument ce qu’il a dit ou fait, précisément comme un hypnotisé quelconque, se réveillant après la lecture ou dès qu’il se sent manquer la lucidité. Il n’y a donc pas de doute qu’il passe en ce moment de la veille à un état demi-hypnotique, duquel, du reste, comme déjà nous l’avons remarqué, il n’est pas très éloigné même en état normal. J’ajoute ici qu’ayant demandé à sa femme pourquoi, pouvant elle-même et mieux que son mari, lire la pensée, elle ne le faisait pas, elle me répondit : « II y a assez d’un détraqué dans une famille sans en ajouter un autre. Si je répétais, moi aussi, ces manœuvres, la famille n’aurait plus personne pour la diriger. »
Rappelons ce que Pickman dit à Bonvecchiato : « Quand on me suggestionne, mon corps se dispose, sans que je sache pourquoi, dans la direction, etc. » Lorsque Pickman assujettit exclusivement son propre organisme aux excitations qui viennent de la personne du suggestionneur, il en est passivement dominé, jusqu’à finir par vibrer à l’unisson, c’est-à-dire en exécuter les plus légers mouvements, par le même mécanisme par lequel, si dans un milieu sont trente violons dont deux seulement sont accordés à l’unisson, mettant en vibration le premier, vibre également le second. On dit que ces phénomènes peuvent s’obtenir également à l’état normal; je répondrai qu’ils s’obtiennent seulement par exception et en proportions infiniment plus rares. Ainsi, dans la Société des recherches psychiques de Londres, on observa comment la divination d’une carte se peut avoir une fois sur 43 hommes normaux non hypnotisés et une fois chaque 5 1/4 de personnes hypnotisées. Ochorowitz obtint 13 succès sur 31 hystériques, pendant que chez les hommes ordinaires il en eut 1 sur 24.
En outre, si l’on peut hypnotiser des individus plus communs, on n’obtient d’individus parfaitement sains que des phénomènes de peu d’importance, et de toute manière l’hypnotisme agit sur ceux-ci de manière à changer pour peu de temps l’orientation des cellules corticales, comme le démontrent les phénomènes de la polarité hypnotique. On a donc alors un phénomène temporairement maladif, mais toujours maladif, qui explique la singularité des nouvelles facultés acquises.
– Texte extrait de la Nouvelle Revue de janvier 1895. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Décès de Pickman (Paul Mathiex, La Presse, 1925)
Celui qui fut le célèbre hypnotiseur Pickman, et qui avait gagné des millions, à peu près ruiné, presque aveugle, à demi-paralysé avait dû abriter sa détresse et ses infirmités dans un couvent de Rouen, accueillant aux vieillards sans fortune ; c’est là qu’il a rendu le dernier soupir, après une agonie qui fut douce, ses forces étant épuisées et son esprit enténébré par une longue maladie. Nous l’avions revu, il y a six mois dans un restaurant voisin de la gare Saint-Lazare ; il avait, eu la volonté et l’énergie de venir à Paris pour régler une question d’intérêt. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Que le temps était loin de sa vogue et de ses succès, quand il paraissait sur la scène, en public, une cravate de commandeur au cou, une plaque impressionnante au côté, sans compter une brochette de décorations ! Avec sa barbe blonde, sa chevelure clairsemée, son regard fixe et son doux sourire, il avait beaucoup plus l’apparence d’un professeur de physiologie, venant faire son cours devant un auditoire de jeunes médecins, que d’un amuseur de casino, lisant la pensée des spectateurs, magnétisant les sujets de bonne volonté, après avoir escamoté la muscade et manipulé les cartes.
Quand, il y a trente ans, il se produisit pour la première fois, à Paris, devant une assistance d’élite, il obtint un succès étourdissant. Les personnalités les plus marquantes de l’époque, dans le domaine des lettres, des sciences et de la médecine, se pressaient à cette séance, qui provoqua l’enthousiasme, l’étonnement, la stupeur même des spectateurs. Les comptes rendus de cette soirée sont intéressants à relire.- « Pickman, écrivait Jean Lorrain, est un véritable clavier de nerfs, vibrant et frissonnant » ; pour Mr Hugues Le Roux, aujourd’hui sénateur, « le cerveau de Pickman est un miroir qui réfléchit la pensée extérieure, comme ce coton à poudre qui s’allume au contact d’un rayon de soleil ». Guy de Maupassant, l’ayant vu à Cannes, où il donnait une représentation devant l’empereur du Brésil, en fut si vivement frappé qu’il adressa, sur l’heure, une lettre-chronique au Gaulois. L’écrivain fit plus : il voulut connaître Pickman, le questionna avec avidité, se montra impatient de pénétrer ces mystères encore inexpliqués, et qui passionnaient alors la curiosité du public : la transmission de la pensée, l’extériorisation de la sensibilité, questions troublantes que les travaux et expériences des Charcot, des Luys, des Rochas avaient mises à la mode. Le romancier devinait que la découverte de l’hynoptisme avait révélé un important secret de la nature : il s’effarait de cet inconnu, dont l’énigme n’était, pas déchiffrée. Il n’est pas interdit de supposer que la fréquentation de Pickman devait avoir sur Maupassant une influence singulière. Qui sait même s’il ne faut pas attribuer aux conversations qu’il eut avec cet homme curieux, cet être manifestement d’exception, l’idée première du Horla ?…
À lire :
– Le Magnétisme animal : études sur l’hypnose d’Alfred Binet et Charles Fere. Ouvrage publié en 1887 et réédité en 2006 aux Editions L’Harmattan.
– Cinéma et Hypnose de Mireille Berton.
– Hypnose et cinéma muet.
– Les révélations d’un magnétiseur.
– DONATO.
– JMMHD 7, le mentalisme.
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