Ce texte est écrit par un chrétien ce qui implique un certain engagement dans le choix de ses exemples ou dans ses prises de positions. Mais il est un temps où il nous faut savoir mettre de coté les opinions et accepter d’être enrichi par ceux avec lesquels nous pourrions avoir des divergences. Ce texte me semble aborder des notions si profondes qu’il aurait été vraiment dommage de ne pas le proposer. Et s’il ouvre à la discussion, et bien tant mieux… (Thierry Cabrita).
À la découverte du Beau
L’amour du beau, l’émotion esthétique appartiennent tellement à ce que l’homme a de plus cher, de plus intime, de plus précieux en lui… ; tant de rêves s’y rattachent, tant d’heures exquises ou exaltantes leur sont dues… ; les fibres les plus profondes de son être s’en trouvent à ce point irradiées, réconfortées, qu’il est juste, qu’il est normal d’éprouver à leur endroit ces mêmes sentiments de réserve, de douce crainte, de pudeur qui nous assaillent quand un parent, un ami très aimé viennent nous confier, par exemple, le secret d’un jeune amour, le secret d’une vocation naissante.
« Comparée à la musique, a dit Nietzsche, toute phrase a quelque chose d’indécent… ». Mais combien plus indécente alors l’ambition d’un exposé comme celui de ce soir… entretien odieusement dogmatique sur le Beau.
Ce texte est extrait de la conférence de présentation que faisait Jean Ousset de son ouvrage « A la découverte du Beau », avant et après sa sortie.
Car le Beau… ça se contemple, c’est fait pour être appréhendé d’un seul élan… ce n’est pas fait pour être phrasé.
D’où le paradoxe de ce que je me propose de dire ! N’est-ce pas illégitime en soi ?
Tant d’êtres, tant de choses ne s’épanouissent qu’à la condition d’être respectés à l’extrême, à condition de n’y point toucher, à condition de n’en point parler.
En conséquence, s’attacher à une analyse plus ou moins scolaire, sinon scolastique, de la Beauté n’est-ce pas en détruire l’harmonie, la déflorer en tant que Beauté même ?!
Sans aucun doute ! C’est le péril qu’elle court ! Et que je cours, avec elle, ce soir ! Comme si l’on proposait à un amoureux de disséquer sa bien-aimée, sous prétexte de la mieux connaître et, partant, de l’aimer davantage.
Contempler le Beau… en silence ! Dans le recueillement de ces amants mieux éduqués, mieux avertis, plus fervents… tels devraient être les seuls « entretiens esthétiques ».
Car, en effet, aujourd’hui, il est peu de sujets plus discordants que celui du Beau.
Si le monde a connu des périodes heureuses où l’unanimité d’un goût sûr se manifestait en styles admirables, le plus ignare de nos contemporains est bien obligé de reconnaître aujourd’hui les effets d’une anarchie a peu près complète au chapitre du Beau.
Personne au juste ne sait ce que c’est, ce que cela signifie… « Questions de goût personnel ». « Des goûts et des couleurs, il n’y a pas à discuter… ». Tels sont les avis les plus répandus.
Un minimum de règles
Qu’est-ce donc que le Beau ?
S’il est ce que chacun ose en dire, s’il n’est de beau qu’au gré de nos humeurs, loin de le définir cela le rend vain : tout comme serait vain le code de la route s’il était laissé à la libre fantaisie de chaque conducteur.
Une norme qui change ou peut changer d’un individu à l’autre n’est pas une norme. Elle n’est rien.
Comme le dit fort bien Diderot, dans son traité sur la peinture : « si le goût est une chose de caprice, il n’y a aucune règle du beau ».
Dire que le beau tient seulement à l’opinion que chacun s’en fait revient à dire que le Beau n’existe pas ou qu’il est simplement une expression verbale sans valeur objective.
En ce cas, il serait plus correct de se contenter de dire : « ceci me plaît… ceci ne me plaît pas… ». Il n’y aurait dès lors rien à ajouter.
Mais quel intérêt peut offrir pareil avis à celui qui pense autrement ? « Ceci vous plaît, ceci ne me plaît pas ». Il n’y a logiquement plus rien à dire. Dialogue terminé !
On le voit : ou il importe d’avoir le courage de dire, haut et clair, que l’esthétique est le domaine d’une pagaille, sympathique peut-être, mais systématique des appréciations humaines, ou il importe d’y rechercher, d’y découvrir, d’y professer un minimum de règles.
Règles proposées non par voie d’autorité… (Laquelle est beaucoup trop mal reçue aujourd’hui). Mais règles comme recueillies à la source et dans le jaillissement de nos réactions esthétiques.
Pour cela, il suffit, pensons-nous, d’observer dans quels cas… comment… les mots « ’beau » ou « beauté » montent aux lèvres. Quels synonymes sont employés, académiques ou non. Quels cris, quelles formules, quelles expressions s’entendent ou se voient quand le Beau est affirmé ou qu’il y a émotion esthétique.
Surabondance
Commençons par les synonymes : « magnifique », « formidable », « superbe », « sensationnel », « splendide », « splendeur », « resplendissant »… tous termes qui, nous semble-t-il, évoquent une idée de surabondance, une idée de plénitude. Quelle qu’en soit la nature ou la qualité.
Cette idée de plénitude nous parait incontestable chaque fois qu’à tort ou à raison on parle de Beau.
Idée de plénitude particulièrement remarquable dans les expressions si évocatrices du langage familier… : « une belle grimace », « une belle canaille », « un beau chahut », « il est bel et bien ruiné »…
Qu’entendons-nous dire, en effet, quand nous parlons d’une « belle grimace » sinon qu’elle est pleinement grimace, déformante à souhait. L’état de celui qu’on déclare « bel et bien ruiné » étant qu’il l’est totalement, désormais sans un sou. Pour ce qui est d’une « belle canaille », même idée de surabondance dans la canaillerie. Il s’agit sans nul doute d’un fieffé coquin. Quant à « beau massacre » et à « beau chahut », il est clair que par ces expressions on laisse entendre que le premier a laissé très peu de survivants, que la cacophonie était totale dans le second.
Ainsi…
… au terme de l’expérience la plus élémentaire, deux caractères nous paraissent indispensables à commenter.
Une notion universelle
Et le premier de ces caractères est que le beau n’est pas, ne saurait être, une notion réservée au seul domaine visuel : au seul domaine auditif-musical, au seul domaine des arts plastiques, et qu’il est spontanément évoqué en tout, à propos de tout. Notion universelle.
Mais, dira-t-on peut-être, n’est-ce pas là une argumentation trop hâtive ? Et pour oser vraiment conclure à l’universalité du Beau, est-il suffisant de recourir à des formules aussi improvisées qu’une « belle canaille », une « belle fille », une « belle grimace », un « bel acte de courage », un « beau tableau », une « belle récolte », une « belle mort », etc.
Y a-t-il dans ces cas si divers quelque chose qui mérite de nous arrêter ? Ou faut-il n’y voir qu’une simple liberté de langage ?
Objection très sérieuse et qu’il faudrait admettre si ces formules n’étaient seulement que les expressions imagées d’une verve populaire, peu soucieuse d’être entendue strictement.
Mais qui oserait soutenir que tel est le cas de ce passage de saint Augustin dans ses « Confessions » : « O Beauté, toujours ancienne, et toujours nouvelle, je t’ai connue trop tard ! Notre cœur a été fait pour Toi, Seigneur ! Et il demeure inquiet tant qu’il ne repose pas en Toi ! ».
Qui oserait encore soutenir que Max Jacob s’abandonnait à une verve fantaisiste quand il écrivait : « La pauvreté volontaire est une vertu esthétique. La sobriété est une vertu esthétique. Le respect est une vertu esthétique. La force, le renoncement, l’obéissance, l’ordre, l’humilité sont des vertus esthétiques ».
Et le savant Louis de Broglie, lui-même, n’avoue-t-il pas : « Il me semblait qu’une tendance esthétique me guidait… La beauté de l’œuvre d’art et la beauté des théories scientifiques sont (selon moi) de même nature ».
Et de Jacques Monod, le prix Nobel : « La connaissance elle-même n’est accessible que fondée sur une éthique comme sur une esthétique, valeurs qui ne peuvent s’épanouir qu’alliées les unes aux autres, nourries les unes par les autres ».
« Il n’y a pas… pouvait-on encore lire dans une grande revue scientifique des Etats-Unis… Il n’y a pas de différence fondamentale entre la créativité artistique et la créativité scientifique… ».
Citations beaucoup plus sérieuses on en conviendra, que celles, évoquées, il y a un instant, du « beau chahut », de « la belle grimace », etc. Mais qui n’en démontrent pas moins (selon le mot de Delacroix) que « le Beau est partout ». Et non confiné (comme on tend à le croire), dans les seuls domaines des arts appelés : « Beaux-arts ». Conception qui tend à faire de la beauté une chose exclusivement plastique. Une chose qui ne serait que pour les yeux (peinture, sculpture) ou pour les oreilles (musique).
Autrement dit, il faut combattre la conception exclusivement visuelle, ou auditive, de la beauté. Et cela, pour rendre à la beauté la plénitude de ses dimensions universelles.
Comme on l’a fort bien dit, la beauté n’est pas une exception, une réalité précieuse isolée de la vie. Le beau, c’est la vie même, à condition de la considérer avec un esprit un peu contemplatif.
N’est-elle pas dans le timbre de cette voix qui me parle ? N’est-elle pas dans l’esprit, la vivacité de ses réparties ? N’est-elle pas dans la gentillesse, le dévouement, la générosité, les dons de l’âme et du cœur, la grâce de qui me coudoie tous les jours ?
Ce qui manque au monde moderne, ce n’est pas la beauté, c’est l’esprit contemplatif. Nous ne savons plus voir. Nous ne savons plus écouter. Nous ne savons plus goûter. Nous ne savons plus comprendre. Jamais le sens esthétique des hommes n’a été aussi réduit à quelques routines, recettes, spécialités, formules techniques.
La vision familière de l’universalité nous est pratiquement inconnue.
Mais, avons-nous dit, au terme de nos toutes premières réflexions… (« belle canaille », « beau chahut », etc.) Deux caractères méritent d’être commentés.
Le premier était celui de cette universalité, dont nous parlions à l’instant.
Le second est celui de cette plénitude, de cette surabondance évoquée elle aussi à propos toujours de ces mêmes exemples : « belle grimace », « beau massacre »…
Notion de plénitude
Voire, idée de surabondante plénitude…, laquelle implique ipso facto, une détermination convenable de l’objet considéré.
Comment serait-il possible, en effet, de parler de plénitude si l’on ignore quel objet doit (ou ne doit pas) être déclaré pleinement, surabondamment réalisé ?
Pour juger de la beauté d’une chaise, encore faut-il savoir qu’elle est d’abord faite pour s’asseoir. Et c’est parce que nous concevons le beau comme étant surtout plaisir des yeux qu’il nous arrive de trouver belle une chaise sur laquelle il est impossible de rester assis. Mais alors, est-ce même une chaise ? Ce n’est pas réellement une chaise, mais une apparence de chaise, visuellement agréable.
D’où l’importance de la distinction entre joliesse et beauté.
La joliesse étant simple plaisir des sens (vue, ouïe, etc.) très conditionnée par nos habitudes, la psychologie de notre époque, nos modes, etc. La beauté étant, elle, la surabondante plénitude d’un être… Ce qui ne dépend plus ni des élans d’un siècle ni du flux ou reflux de nos humeurs.
Or, confondre joliesse et beauté est une des causes principales de nos contradictions esthétiques.
Pour merveilleux qu’il soit, nous avons le plus grand mal à déclarer « beau » l’objet qui ne nous procure pas d’agrément visuel, auditif. Tant il est vrai que le « joli » (l’agréable à voir, l’agréable à entendre) est pour beaucoup, le test privilégié, sinon exclusif de la beauté.
Certes, il peut arriver que beauté et joliesse coïncident, comme dans les bouquets de fleurs auxquels on ne demande que de charmer les yeux. Leur fin étant ce plaisir visuel, leur plénitude (donc leur beauté) s’y trouve par là-même. Mais semblable coïncidence est loin d’être la règle, de belles choses pouvant ne pas être jolies ; de jolies choses pouvant ne pas être belles.
Mirabeau avait de son propre aveu une belle « hure ». Il n’était pas joli.
Et combien d’œuvres magnifiques peuvent ne pas être agréables aux sens, agréables aux yeux, agréables à l’oreille. Si elles le sont, tant mieux. C’est là, pour elles, un élément supplémentaire de plénitude. Si elles ne le sont pas, tant pis. Leur beauté peut n’en pas être atteinte.
L’erreur consiste à nier le beau tant qu’il n’y a pas plaisir des sens. Car la beauté est par essence « joie de l’esprit », enseigne Henri Charlier. Joie que peut éveiller un plaisir sensible, mais seulement dans ce cas où le plaisir sensible contribue à la fin (donc plénitude, donc la beauté) de l’être envisagé. Cas des objets qui ont pour but d’être agréables à regarder. Sans plus.
Reste que la beauté ne peut être ramenée au seul agrément visuel, auditif, etc. Ce qui revient à dire qu’on ne doit pas confondre la beauté et l’apparence agréable aux yeux ou à l’oreille d’un être ou d’une chose.
N’est-il pas fréquent de voir ou d’entendre tels êtres, telles œuvres qui, au premier regard, à la première parole, à la première note, offrent un caractère d’incontestable séduction, mais qui, plus connus, plus attentivement observés, apparaissent insipides, superficiels, fastidieux, insupportables. Parce qu’on découvre alors que le joli minois est celui d’une péronnelle ; que le tableau est d’une virtuosité toute superficielle et d’inspiration nulle ; que la composition musicale ne supporte pas trois auditions, etc.
Que le beau puisse être en même temps joli (autant dire : agréable à voir, agréable à entendre) c’est ce que chacun souhaite confusément.
Il n’en reste pas moins que le beau peut n’être pas joli ; ou que ce n’est point parce que joli que le beau est beau. Car le joli (s’il n’est que joli) risque fort de n’être que la forme la plus superficielle de la beauté.
Voire ! Le joli risque de n’être point beau du tout. A moins que cette superficialité, comme dans un bouquet, ne corresponde à la nature de l’objet considéré.
Ce qui a pour fin d’être agréable à l’œil, est beau par le seul fait qu’il est joli. Puisque cette joliesse est le tout de ce qu’on lui demande. Le tout de ce que l’on attend de lui. En pareil cas, la seule joliesse réalise la plénitude de l’être, donc la beauté.
On ne demande pas à un bouquet de fleurs d’être philosophique, ni de préserver la pièce qu’il orne contre l’incendie. On lui demande d’être agréable à voir, de constituer une tâche de couleurs agréable et décorative sur une table, devant un mur, etc. Pour peu que son parfum soit doux, tout ce qu’on peut attendre d’un bouquet de fleurs est obtenu. Il est donc aussi beau qu’il est joli, agréable à voir et à sentir. Pour l’ordinaire, voilà le tout de l’être possible d’un bouquet.
Soit par contre, un champ de blé plein de bleuets, chardons, coquelicots et autres fleurs sauvages. « Que c’est beau » s’écrie le citadin. Erreur ! Un tel champ de blé peut offrir aux yeux un jeu de couleurs agréables. Un paysan, pourtant, ne dira jamais que c’est là un beau champ de blé, parce que le paysan sait que ces fleurs, si admirées des touristes en vacances, sont en réalité de mauvaises herbes, parasites menaçant la moisson.
Nul doute que si un champ de blé avait pour fin de « faire joli » dans le paysage, coquelicots, chardons et bleuets en seraient les accessoires obligés. Mais qui osera dire que ce soit là le but de celui qui laboure et qui sème ? Un « beau » champ de blé est donc un de ces champs où n’apparaît que le blond des épis ondulant comme une mer au souffle du vent. « C’est beaucoup moins joli », diront les midinettes ! Elles ont peut-être raison !
La beauté, elle, est plénitude… est surabondante plénitude d’une chose ou d’un être.
Or, dire que la beauté est plénitude, surabondante perfection d’une chose ou d’un être, c’est dire que le beau est dans tout ce qui réalise pleinement, surabondamment sa fin ; qui la réalise « en beauté », comme dit fort bien le bon peuple.
« Une chose, écrit La Rochefoucauld, ne saurait être belle et parfaite si elle n’est véritablement tout ce qu’elle doit être et si elle n’a pas tout ce qu’elle doit avoir ».
Soit, sous la signature de Le Corbusier, la célèbre définition de la maison : « machine à habiter ». Son insuffisance, pensons-nous, ne tient point tellement à l’emploi du mot « machine », par lequel tant de gens sont choqués. La vérité est que la maison (« machine » si l’on veut) est et doit être beaucoup plus qu’une construction « à habiter ». Si, pour faire plus « fonctionnel », on tient à l’emploi du mot « machine », il faudrait dire que la maison doit être une machine, pas seulement « à habiter », mais une machine à vivre… à vivre une vie humaine harmonieuse, tonique, familiale (enfants compris). Et non une machine à entasser les hommes, à parquer les enfants, à déboussoler les adolescents, à faire se multiplier les suicides, à faire s’organiser autour d’elle des « gangs » de blousons noirs. Machine à déséduquer, à démoraliser ceux qui y habitent.
Et qui pourra jamais dire si, pour Mimi Pinson, des fleurs aux fenêtres ne sont pas plus utiles qu’un escalier ? Car combien préféreraient une échelle dans un lieu de rêve à un ascenseur dans une caserne climatisée ?
Réflexions élémentaires qui, cependant, permettent de comprendre qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir de Beau en soi, de Beau « abstrait », au sens moderne.
Beauté des choses et des êtres
Autrement dit il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de beau séparé d’une chose dite belle.
Il n’y a de beauté qu’en des choses belles, des êtres beaux. Et ces choses belles, ces êtres beaux ne méritent leur épithète que s’ils sont, pleinement, surabondamment, ce qu’ils sont, ce qu’ils doivent être.
Autrement dit : c’est toujours quelque chose qui est beau. Beauté qui tient à la surabondante plénitude de la chose ou de l’être envisagés.
« Chose » qui peut être l’expression d’une idée, d’un sentiment, d’une peine, d’une joie. « Chose » qui peut être la reproduction d’un paysage, d’une scène historique, d’un visage aimé. « Chose » qui peut être le récit d’une aventure, la défense d’une cause, la mise-en-scène théâtrale, ou cinématographique d’une intrigue. « Chose » qui peut être une découverte scientifique, une maison de campagne ou un palais, un meuble ou un bijou etc.
La variété possible de ces « choses » est infinie. L’histoire montre leur constant renouvellement. Chaque génération en invente de nouvelles.
Comme l’a dit un spécialiste, François Chamoux, « l’art grec n’est nullement un art gratuit, divertissement de raffinés, visant à la simple délectation de l’esprit et des sens. L’œuvre d’art a une signification, elle répond à des besoins et à des intentions précises. La qualité esthétique lui est donnée par surcroît et nous commettons une grave erreur d’optique en croyant que l’artiste a visé d’abord à créer de la beauté. En fait, il a voulu fabriquer un objet qui soit propre à la fin à laquelle il est destiné : un temple est la maison du dieu avant d’être un monument d’architecture ; une statue est une offrande avant d’être une œuvre plastique ; une coupe est d’abord un vase à boire, auquel la matière et le décor ajoutent seulement du prix ».
Stendhal l’a fort bien dit : « Chez les Anciens le beau n’est que la saillie de l’utile ». L’art pour l’art est une théorie absolument étrangère à la conscience hellénique.
Sens de l’objet…
Sens de l’objet donc. Autrement dit : sens de la plénitude de l’être envisagé.
Qu’il s’agisse de la disposition d’un bouquet, de la culture d’un champ de blé, de la rédaction d’un poème, de la construction d’une maison, de la composition d’une fresque ou d’une symphonie, le beau y est toujours effet d’une ordonnance judicieuse. Or, toute ordonnance judicieuse est inconcevable sans rapport à une fin.
Les erreurs commises en cet endroit sont fréquentes, il est vrai. Elles tiennent, presque toujours, à une conception trop sommaire de la finalité.
Soit un soufflet à feu.
Pense-t-on que la plénitude surabondante de sa finalité soit atteinte par le seul fait que sa forme, le matériau dont il se compose, en font un instrument commode, solide pour activer l’embrasement d’une chaudière ou d’une poêle ? Il n’atteindrait là que le degré le plus rudimentaire de sa finalité. Degré au-dessous duquel il ne serait plus soufflet à feu.
Mais qu’on s’interroge sur sa place éventuelle, on devinera la possibilité d’énormes différences.
Tel soufflet (convenable tant qu’il reste à la cave), deviendra repoussant si on le met au salon près de la cheminée. Pour qu’un soufflet ne paraisse pas affreux en ce lieu, il importe en effet que, tout en restant propre à son usage, il soit objet de ce salon. Autant dire qu’il ne dépare point la pièce, que le matériau dont il est fait, que sa forme, que ses proportions, que son éventuelle décoration, que sa couleur, etc. Loin de choquer en pareil endroit, s’harmonisent avec lui, correspondent au style… bref, soient un ornement.
C’est alors, et alors seulement, qu’on peut parler d’une surabondance de l’être, et donc, de la beauté de ce soufflet.
Soit encore l’exemple d’une cathédrale.
Se peut-il que sa surabondante plénitude, donc sa beauté, la réduise à n’être qu’un lieu commode de rassemblement ? Ne tient-il pas au contraire à la judicieuse ordonnance des éléments suivants.
Elle est, sans doute, un lieu de rassemblement. Elle est aussi l’endroit où sont consacrées et gardées les saintes espèces eucharistiques. Elle est donc lieu de sacrifice, de prière, de culte, de mystère. Elle est encore lieu de prédication, d’enseignement… (problème d’acoustique). Elle est un monument à la gloire de Dieu. Elle peut être la manifestation de la piété d’un peuple. L’harmonie, le symbolisme de ses lignes, de son plan, de ses proportions, peuvent être hautement évocateurs ; sa décoration éminemment instructive. La lumière qui y pénètre peut (ou non) aider à la prière, au recueillement. Vue de l’extérieur et de loin, elle peut apparaître comme le haut lieu de la ville, mère poule autour de laquelle s’abritent les maisons comme autant de poussins.
Comme l’a dit Emile Male : « tout ce qu’il était utile à l’homme de connaître, l’histoire du monde depuis sa création, les dogmes de la religion, les exemples des saints, la hiérarchie des vertus, la variété des sciences, des arts et des métiers, lui était enseigné par les vitraux de l’église ou par les statues du porche. La Cathédrale eut mérité d’être appelée de ce nom touchant (qui fut donné par les imprimeurs du XVème siècle à un de leurs premiers livres) : « la Bible des pauvres ». Les simples, les ignorants, tous ceux qu’on appelait « la sainte Plèbe de Dieu », apprenaient par les yeux presque tout ce qu’ils savaient de leur foi. Les grandes figures religieuses semblaient porter témoignage de la vérité de ce qu’enseignait l’Eglise. Ces innombrables statues (disposées selon un plan savant) étaient comme une image de l’ordre merveilleux que saint Thomas faisait régner dans le monde des idées ; grâce à l’art, les plus hautes conceptions de la théologie et de la science arrivaient confusément jusqu’aux intelligences les plus obscures ».
Oui ! Telle était (et, finalement telle demeure) la surabondante plénitude de tant de cathédrales. Surabondante plénitude qui fait leur beauté.
Beauté que l’esprit, que l’intelligence, que l’âme peut seulement percevoir, comprendre et contempler.
… ou beauté subjective ?
Il est vrai qu’une difficulté mérite d’être évoquée en cet endroit. Objection classique à l’égard d’exemples comparables à celui que nous venons de prendre : celui de la surabondante plénitude d’une cathédrale : « comment pensez-vous, nous dira-t-on, qu’un non-catholique puisse la saisir ? Attendu que, par son incrédulité, il n’en peut comprendre ou admettre les arguments ? Plénitude pour l’un donc, et non plénitude pour l’autre ! Nous sommes au regret : il est impossible d’échapper à ce caractère subjectif de la beauté que vous avez pourtant récusé en commençant ».
Raisonnement connu !
Et qui pourtant n’est pas sérieux.
Le fait qu’un aveugle ne puisse contempler la frise des Panathénées a-t-il jamais été un argument solide pour déclarer « subjective » la beauté de celle-ci ?
Le fait d’être incapable (par cécité, surdité, ignorance, pesanteur d’esprit, manque d’habitude, de culture ou de foi) …le fait d’être incapable de percevoir convenablement la plénitude d’un objet ne peut, sans abus, servir d’argument contre l’objectivité d’une quelconque réalité.
Sans quoi, autant dire qu’une démonstration mathématique cesse d’être vraie si l’ignorant qui l’écoute est incapable d’en suivre l’enchaînement.
Comme si la rotation de la terre n’avait commencé qu’à partir de sa découverte par Galilée ! Et fallait-il accuser ce dernier de « subjectivisme » sous prétexte qu’il fut seul à distinguer ce que d’autres avaient été, ou étaient encore, incapables de percevoir ?
Dès lors il est facile de dénoncer l’erreur selon laquelle il ne saurait y avoir « objectivité » quand ce qui est perçu ne l’est point par tous, mais seulement par quelques-uns.
Puérilité manifeste… attendu qu’à ce jeu, il faudrait déclarer « subjectif » tout ce qui dépasse l’entendement (la perception) du plus grand nombre. Subjectives donc les plus savantes découvertes. Subjectives les sciences plus difficiles. Subjectives les nuances d’un texte finement écrit. Subjectives les prouesses techniques dont le secret échappe au vulgaire. Subjectif le trait d’esprit des chansonniers sous prétexte que bien peu en saisissent l’humour et ne rient qu’à voir rire les autres.
Objectif et subjectif
Exemples qui aident à comprendre que le problème de « l’objectif » et du « subjectif » n’est pas de savoir si tous, ou seulement quelques-uns, sont capables de distinguer cette plénitude qui fait la beauté d’un être ou d’une chose.
Le seul problème est de savoir si ce que le sujet prétend contempler dans l’objet considéré, s’y trouve ou ne s’y trouve pas.
Le comble ne serait-il pas que le jugement de l’ignorant, le jugement de qui ne sait rien de ce qu’il regarde, le jugement de qui ne s’en tient qu’à l’aspect le plus bassement matériel de « l’objet », passe pour plus « objectif » que le jugement de celui qui sait tout, sinon presque tout, de ce qu’il a devant lui.
Il est inadmissible que pour être dit plus « objectif », un jugement esthétique sur Nazareth, Jérusalem, Rome, Florence ou Tolède s’attache à oublier ce qu’un honnête homme ne peut manquer de savoir de l’Evangile, de la capitale des Césars et des Papes, de la gloire des Médicis, de Dante, de Fra Angelico, du Greco ou de la résistance des cadets de l’Alcazar. Tout cela étant déclaré « subjectif » pour cette seule raison que les sens (oeil, nez, oreille…) ne le perçoivent pas.
Pour être reconnu « objectif », faudrait-il qu’un jugement sur Notre-Dame de Paris, par exemple, se borne à n’y désigner qu’une superposition de pierres plus ou moins sculptées ? Car cela… même un crétin pathologique peut le percevoir.
Personnellement, donc, nous admettrons comme « objectif » tout ce qui se rattache à « l’objet » d’une façon notoire ou de telle façon qu’il soit impossible de considérer cet élément comme un apport pur et simple du « sujet ».
Que la plénitude de « l’objet » – cette plénitude qui fait sa beauté – puisse être parfois difficile à percevoir, cela ne diminue en rien son caractère objectif. Tout comme le caractère objectif d’une découverte scientifique ne saurait être contesté sous prétexte que ladite découverte fut particulièrement compliquée.
Rien d’étonnant donc à ce que des beautés, pourtant très « objectives » ne puissent être perçues que par certains sujets. Parce que ces sujets sont seuls capables de les bien saisir et comprendre.
Telles les beautés des découvertes scientifiques dont on comprend qu’elles soient inaccessibles à qui n’a jamais été capable d’être reçu au certificat d’études.
Tant il est vrai que le plus beau poème perd de son intérêt pour qui en ignore la langue.
Tant il est vrai que la beauté d’un jeu de couleurs peut échapper à un daltonien.
Tant il est vrai que les plus beaux sentiments risquent d’être sans écho chez un rustre.
Autrement dit : pour certaine que soit la beauté d’un être ou d’une chose, l’intelligence de cette beauté suppose une capacité suffisante d’observation, de vision. Le mot « vision » étant pris ici, non au sens strict de perception oculaire, mais au sens large de saisie du sensible autant que du spirituel, du moral, de l’intellectuel, etc.
Apprendre à voir
D’où le mot célèbre d’Ingres : « Il faut apprendre à voir ».
« La beauté d’un bouquet de fleurs ou d’un paysage, a fort bien dit Maritain, n’est pas la même que la beauté d’une démonstration mathématique, ou la beauté d’un acte de générosité, ou la beauté d’un être humain. Toutes sont beautés, mais des sortes de beauté typiquement ou foncièrement différentes les unes des autres… ».
Ce qui ne contredit pas cette maxime (déjà citée) de La Rochefoucauld : « Une chose, de quelque nature que ce soit, ne saurait être belle et parfaite si elle n’est véritablement tout ce qu’elle doit être et si elle n’a pas tout ce qu’elle doit avoir ».
Tout ce qu’elle doit être.
Tout ce qu’elle doit avoir.
Pas moins !
Ni plus !
Ce qui condamne, explicitement, la médiocrité, l’insuffisance, l’incomplet, le manque d’être.
Esthétiquement parlant, l’excès, le trop, l’enflure ne sont pas moins laideur. Autant dire ces innombrables façons pour un être de cesser d’être ce qu’il doit être par abus ou surabondance d’éléments n’apportant rien à sa vraie plénitude.
Le fait pour un veau d’avoir cinq pattes n’a jamais été considéré comme un succès. Et l’on devine l’empressement qu’aurait une jolie fille si on lui proposait, sous prétexte de surabondante plénitude, la greffe de deux ou trois nez supplémentaires sur le visage !
Preuve que la surabondante plénitude qui fait la beauté d’une chose ne saurait être dans une multiplication d’éléments superflus ou secondaires qui (loin de contribuer à l’harmonie de l’ensemble), détruisent cette harmonie par surenchère, obstruction, distraction de l’esprit. Ce qui condamne l’emphase, la grandiloquence, le pédantisme, le « pompier ». En clair : ces mille façons de nuire à l’intégrité, à la plénitude d’un être par désir de le faire passer pour plus qu’il n’est ; autant dire pour ce qu’il n’est pas. Destruction comme une autre.
D’où ces réflexions, très importantes, à méditer !
De Baudelaire : « l’absence nette du juste et du vrai dans l’art équivaut à l’absence d’art ».
De Delacroix : « ce qui fait l’infériorité de la littérature moderne c’est la prétention de tout rendre. L’ensemble disparaît, noyé dans les détails et l’ennui en est la conséquence ».
Encore de Delacroix : « Lu un fragment de Barbès devant ses juges. On voit dans les discours de ces gens-là tout le faux et l’ampoulé qui est dans leur pauvre tête. C’est bien toujours la race écrivassière, l’affreuse peste moderne, qui sacrifie tranquillement un peuple à des idées du cerveau malade (…). Dans le discours de Blanqui, quelques jours auparavant, les images prétendues poétiques au moderne se mêlent à l’argumentation. Il parle d’une crevasse qu’il fallait que la Révolution franchît, pour passer des anciennes idées aux nouvelles : l’élan trop faible n’a pas permis de franchir cette fatale crevasse où l’avenir est près de se noyer, mais qui n’embourbe pas le moins du monde la rhétorique de Blanqui. Tout dans ce style, est ardu, crevassé, boursouflé. Les grandes et simples vérités n’ont pas besoin pour s’énoncer et frapper les esprits, d’emprunter le style d’Hugo, qui n’a jamais approché de cent lieues de la vérité et de la simplicité ».
Notion de genre
Nous sommes ainsi amenés à cette notion de « genre », qui fut une des notions fondamentales de notre tradition artistique.
Qu’est-ce à dire, sinon l’intelligence même de ce qu’est, de ce que doit être, dans sa plénitude, la chose envisagée ?
Certes, dans le passé, le dogmatisme des écoles a pu réglementer à l’excès la détermination de ces catégories ou « genres ». Ce furent, ce sont, ce seront toujours là choses humaines. Que l’on peut déplorer ! Mais sans arriver à cet excès, plus déplorable encore, qui consiste à nier jusqu’à la légitimité du principe des « genres ».
Aussi bien le sens commun ne s’y trompe pas. « Un chef d’œuvre du genre », continue à dire le bon peuple, indiquant par là que cette notion est trop juste pour la laisser disparaître.
Sans notion de « genre », en effet, toute intelligence du beau est impossible, le « genre » étant ce qui évoque le plus aisément les rapports de hiérarchie et d’harmonie indispensable.
Notion de « genre » selon laquelle les êtres et les choses peuvent être beaux, mais à condition d’être considérés, appréciés à leur place, dans leur genre. Ce qui correspond à la façon de considérer ces êtres ou ces choses sous l’angle de leur plus sûre et plus harmonieuse plénitude.
« L’essentiel est de comprendre, comme dit Maritain, qu’il n’y a pas une manière, mais mille et dix mille manières dont la notion d’intégrité ou de perfection, ou d’achèvement peut se réaliser… Le moindre croquis de Vinci, de Rodin, est, en ce sens, plus achevé que le plus accompli Bouguereau… ».
Le comble n’est-il pas que certains s’inquiètent à cette idée d’un beau dans les plus humbles choses, d’un beau non exceptionnel, d’un beau non difficile à saisir ?
A les croire, c’est corrompre la notion de beauté, sous prétexte de « genre », que de la prétendre ainsi possible en tout.
Ce qui est crainte vaine.
Il suffit de comprendre que pour légitimes ou tolérables qu’ils puissent être, tous les « genres » ne se valent pas. S’il en est de nobles, il en est de très humbles et même de vulgaires. Certains ne sont admissibles qu’avec réserves et précautions. Ce serait donc manquer du sens de l’harmonie, et par là même du sens du beau, que de les croire équivalents.
Prétendre fixer l’ordre croissant ou décroissant des divers « genres » existants ou possibles, serait folie.
On admettra seulement que la tragédie ou le concerto sont des « genres » plus élevés que le numéro de clown ou la chanson à boire. Ce qui ne veut pas dire que la représentation d’un clown de génie (Grock par exemple) ne puisse être plus beau qu’un long concert de « grande musique » fastidieuse.
On ne peut comparer que des comparables. Et si l’on veut établir des parallèles, il faut opposer un bon faiseur d’opéras à un bon chansonnier, non un bon chansonnier à un mauvais faiseur d’opéras. Car, à présenter ainsi le problème, c’est le résoudre en le posant.
Ce que l’on peut dire, c’est que le sublime est près d’être atteint quand tout… la noblesse du genre, la délicatesse des sentiments, la force contenue des passions, la perfection de la forme, la virtuosité de l’artiste, la rigueur éventuelle technique, etc. Quand tout cela se trouve simultanément porté au plus haut degré de réalisation.
Mais, enfin, il n’est pas de beauté que sublime, de poésie qu’à la cime des plus nobles « genres ».
Comme l’a fort bien dit Baudelaire : « Tout n’est pas dans Racine. Les « poetas minores » ont du bon, du solide, du délicieux. Pour aimée que soit la beauté générale (exprimée par les poètes et les artistes classiques) on n’en a pas moins tort de négliger la beauté particulière, la beauté de circonstance et le trait de mœurs ».
Si les vieilles choses sont souvent des témoins privilégiés, c’est qu’elles sont des témoins sélectionnés. Non que les choses belles aient été seules à nous être transmises. Le détail est connu des merveilles qui furent victimes du vandalisme de chaque génération.
Reste qu’il est invraisemblable que tout ait été beau dans le passé. Des choses affreuses s’y trouvaient mais la plupart ont disparu, leur laideur, aggravée par la vétusté, n’ayant guère incité nos ancêtres à les conserver.
Il est donc sans raison que « moderne » soit synonyme de laid. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être centenaire pour jouir du recul propice aux jugements esthétiques sereins. En peinture, le « naturalisme » de la fin du XIXème siècle nous apparaît toujours aussi affreux, malgré l’ancienneté qui l’honore un peu plus chaque année.
Qu’il y ait des « grands ensembles » affreux, voire inhumains par leur monotonie, leur uniformité dépersonnalisante, cela est assez connu et proclamé. Mais enfin, il en est d’autres… qui valent bien ce que la poésie d’un Poulbot n’arrivait pas à cacher de la rue Lepic, à Montmartre. « Grands ensembles », assez humainement conçus pour être préférés à telles rues, romantiquement déclarées pittoresques, d’îlots insalubres.
Soit le cas des chansons, dont nous sommes submergés.
A quel genre se rattachent-elles ? Sinon, à quel « genre » serait-il souhaitable de les pouvoir rattacher ?
A ce qu’on peut appeler la petite chanson d’amour. La chanson pour amoureux.
Tel est le genre.
Ce « genre » serait-il, par lui-même, illégitime ?
Certainement pas !
Sans doute sommes-nous loin des sommets de la poésie sacrée, mais enfin, on ne saurait pas plus interdire aux amoureux de chanter que d’exister. On doit même avouer qu’il serait inquiétant de les voir reprendre pour chants tels passages d’Homère ou de Pindare.
Donc, aucune objection fondamentale sur le « genre ». Acceptons même de ne pas être surpris si chants d’oiseaux, printemps et fleurs servent plus que de raison à l’agrément du style. C’est le « genre » qui veut cela. Il n’y a pas à s’insurger. Il faut seulement, pour qu’il y ait beauté à ce degré, que la chose ne se prenne pas trop au sérieux, qu’elle soit sans prétention, fraîche, souple et légère comme le « genre » lui-même. Qu’il y faille quelques élans, quelques audaces, quelques caresses, quelques baisers donnés ou volés, c’est encore la norme ! Mais le tout suffisamment clair et discret. Il ne saurait être question de pruderie, mais pas d’immoralité non plus. Encore moins de « porno ».
Le trésor de tant de vieilles chansons peut servir ici de modèle. Si quelques traits gaillards s’y découvrent, l’atmosphère y reste claire, l’air léger ! L’impureté, même quand elle menace, n’attaque pas l’essentiel. La tête et le cœur y demeurent en place. Rien n’y est abandonné à l’exaspération des sens. Voilà, peut-on dire, le modèle du « genre ».
Or, est-ce bien cela que nous trouvons dans trop de chansons qui se chantent autour de nous ?
Je ne le pense pas.
Certes, il est des exceptions ! Il en est même de très belles ! Sans remonter aux premiers succès de Charles Trenet, qui en conçut d’excellentes, c’est volontiers que nous confesserons notre admiration pour plusieurs chansons de Brassens, entre autres : « Les sabots d’Hélène »… « Je me suis fait tout petit devant une poupée ». D’Anne Sylvestre, entre autres : « Mère veux-tu ? »… « Falurons luretet ».
Vrais chefs d’œuvres qui, à notre goût, sont aussi beaux, si ce n’est plus, que telles vieilles chansons fidèlement transmises par l’admiration ininterrompue de quinze ou vingt générations.
Et combien de réussites savoureuses du côté des « Frères Jacques » !!
Hélas ! L’ensemble des chansons en vogue est loin d’offrir les mêmes caractères, tant leur propos est, pour l’ordinaire, bassement sensuel, sentencieux, prédicant, à prétention de « témoignage » !!!
De telles chansons ne peuvent prétendre à la plénitude de leur être, chansons de jeunes, chansons d’amour.
Elles devraient être simples, légères, entraînantes ou nostalgiques, sans grande prétention. Avec un peu d’attendrissement mais aussi le sourire du cœur et de l’esprit.
Si la beauté est plénitude de l’être, la hiérarchie du beau ne peut pas ne pas correspondre à la hiérarchie même des êtres.
Or, dans l’ordre des êtres, il est un sommet : les êtres personnels. Dieu lui-même étant personnel ; étant quelqu’un. Et les anges ! Et les hommes ! …
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