6ème journée française d’histoire de la Magie
Pour la troisième fois consécutive, le JMMHD a lieu au Zèbre de Belleville avec cette fois ci un changement de taille puisque la journée se déroule en continue de 10h à 23h ; soit près de 10 heures en présence des grands maîtres de la misdirection et de leurs spécialistes. Une immersion totale, enfermés dans une salle regroupant des passionnés, pour la première journée ensoleillée depuis des mois ! Fait important, c’est la première année que les jeunes se sont déplacés en masse (une quinzaine tout de même) exhaussant les vœux de Jean Merlin.
Le programme, concocté par le collectif du Collectoire, est concentré sur un thème principal (la journée) et un talk show (le soir). Cette année place à la misdirection. Pour la première fois en France, le détournement d’attention sera décortiqué à travers l’étude des trois grandes figures de cet art, à savoir : Slydini, Goshman et Ascanio. Jean Merlin, Dominique Duvivier, Carlos Vaquera, Gaëtan Bloom et Laurent Beretta, évoqueront ces figures au travers de leur recherche, entre démonstrations et théories. Les interventions de l’historien Pierre Taillefer et du scientifique Pascal Morchain éclaireront la misdirection sous des travers encore jamais abordés au paravent. Nous aurons enfin l’unique chance de voir le champion du monde en titre analyser son numéro Baltass en live. Pour finir en beauté cette journée, particulièrement chargée avec ses douze intervenants, Jean Merlin mettra à l’honneur l’illustre James Hodges et ses multiples talents.
1- LA MISDIRECTION
Introduction par Claude De Piante et Vincent Delourmel
Au vu du nombre d’intervenants et des sujets abordés, le timing tentera d’être respecté et contrôlé par Yohann Gauthier (membre du Collectoire) qui fera teinter une cloche cinq minutes avant la fin de chaque intervention. Pour une meilleure visibilité, certains passages seront retransmis sur écran vidéo. Claude et Vincent annoncent aux participants que cette journée sera intégralement retranscrite dans un livre à paraître à la rentrée 2013, tiré à 200 exemplaires.
En guise d’apéritif et pour entrer dans le vif du sujet, il nous est projeté une vidéo du psychologue Richard Wiseman de sa série Quirkology / Curious Psychologie n°5, intitulé Le miroir. Une banane posée sur un livre disparaît mystérieusement alors que son reflet reste dans le miroir.
SLYDINI par Jean Merlin
« Comme cela a été dit par Jean Hugard, Dariel Fitzkee et d’autres, la magie sans diversion n’est plus de la magie. Quand un magicien professionnel présente un tour, il sait qu’il doit tromper même les gens les plus intelligents. J’ai découvert que la misdirection rendait cela possible. Après de nombreuses années de labeur, de conférences et d’enseignement, j’ai trouvé un système original de diversion, qui a fait ses preuves.
Certains magiciens pensent qu’un faux mouvement d’une main est suffisant pour cacher le principal secret de l’action avec l’autre main. Ils découvrent souvent qu’ils se trompent.
Quand j’ai commencé à enseigner, j’ai trouvé qu’il était difficile de faire comprendre quelque chose à mes élèves parce que je ne pouvais dissocier ma personne de mon esprit.
La misdirection n’est pas une entité séparée, une chose indépendante. On ne peut l’expliquer en quelques mots ni en de longues phrases. Elle est tissée dans chaque tour de magie.
Vous pouvez remplacer la misdirection par un arbre. Le tronc retient les rameaux qui étalent de nombreuses brindilles, lesquelles à leur tour possèdent une myriade de feuilles, de fleurs et de fruits. Cet arbre est fait de milliers de feuilles, de centaines de brindilles, et d’une vingtaine de rameaux.
Si vous ne convainquez pas votre public que vous croyez vous-même en ce que vous faites, personne ne vous croira. Tout cela influence les idées des spectateurs. Si votre attitude n’exprime pas la croyance, ils verront immédiatement sur votre visage que ce que vous dites ou faites n’est pas vrai. Si, au contraire, vous arrivez à les convaincre que vous y croyez, ils vous suivront dans votre foi. Le corps, les mains, les yeux et la voix doivent être utilisés avec beaucoup de précision si l’on veut obtenir l’effet désiré au moment psychologiquement convenable.
Slydini et Chrystal Dunninger en 1950.
Comme la magie ne peut pas être menée à bien sans misdirection, elle ne peut être faite sans coordination. Vous pouvez faire disparaître un objet en utilisant seulement la diversion. Vous pouvez arriver aux mêmes fins sans synchronisation. Mais c’est seulement lorsque vous combinez synchronisation et diversion que vous parvenez à une véritable illusion, à un véritable effet magique. »
Avant propos de Tony Slydini dans son livre The Magic of Slydini, édité par Lewis Ganson en 1960.
Théorie
Fidèle à son habitude, Merlin ne peut s’empêcher de faire une vanne sur les tickets de boissons qui lui reste de l’année dernière et qu’il vend au rabais. Aborder Slydini demande un minimum de technique et de théorie qui sont incompressibles. Slydini était un homme bizarre, le premier à nommer et à exploiter la misdirection. Merlin raconte sa première rencontre désastreuse avec le maître lors d’un congrès à Barcelone, puis l’histoire d’amitié qui a lié les deux hommes par la suite. Plusieurs photos défilent et l’on voit Slydini chez Merlin en compagnie de Christian Fechner et Ludo. C’est à cette occasion que Slydini montrera quelques nouvelles passes de sa fameuse routine de boulettes.
Pour Merlin, il n’y a pas de détournement d’attention sans timing ; et c’est le timing qui manque souvent à la plus part des magiciens.
La magie de Slydini est essentiellement une magie de table basée sur trois techniques principales qui sont sa base de travail, techniques qu’il utilise aussi bien avec des pièces qu’avec des cartes :
– le lapping (qu’il est le premier à utiliser)
– Le Revolve vanish
– l’Imp-pass (ou passe du diablotin)
Slydini procède par simulation du système émotif du spectateur. Pour ce faire, il emploie trois stimuli : visuel, auditif et moral.
Le stimulus visuel se fait par le mouvement, le regard, l’abondance ou le manque d’objet. Le stimulus auditif se fait par l’affabulation, l’interrogation, le flux des paroles et la surinformation.
La théorie des temps forts et des temps faibles donne l’occasion à Jean Merlin de faire remarquer que les passes secrètes peuvent être exécutées dans un mouvement vers le haut, contrairement à ce que l’on peut penser. La notion de Robert-Houdin sur le fait que le regard du spectateur se fixe sur l’objet que l’opérateur regarde, n’est plus d’actualité, mais lorsqu’il n’y a qu’un objet visible, le regard se fixe naturellement dessus. Quand deux objets se déplacent en même temps, l’œil ne peut en retenir qu’un : celui qui va le plus vite. Le grand mouvement cache le petit. Il est aussi important de travailler son discours, qui est un bon moyen pour noyer le spectateur dans un flot de paroles, l’amenant à perdre son sens critique.
La misdirection doit apporter une satisfaction inconsciente au spectateur. Par exemple, on peut favoriser les éléments symétriques car le monde est organisé avec des signes simples. Remettre en place un objet bancal peut être « un bon geste motivé » pour exécuter une action secrète tout en ayant contenté le spectateur. Ou comme le fait Slydini, d’égaliser une corde qui à ses deux bouts inégaux.
Démonstrations
Place à la pratique en décortiquant les techniques du maître de la misdirection au travers de ses routines revisitées. Merlin fait venir deux spectateurs et explique l’Imp-pass, la notion de « timing » pour monter un objet lors d’un temps fort et d’un temps faible et se reposer dans la « zone sombre ».
Le système de Slydini est une succession de temps forts basés sur une phrase affirmative sur l’objet et de temps faibles en regardant le spectateur ou en l’interrogeant. Merlin démontre parfaitement ce système en exécutant une routine avec une bourse, six pièces de monnaie et une bague. Il nous montre son système de lapping avec un aménagement spécial de sa table par la confection d’une petite étoffe. La technique de base est le Han Ping Chien (décrite dès 1917 par Ladson Butler), ou plusieurs pièces enfermées dans la main gauche passent invisiblement dans la main droite et inversement. Passe qui est couverte par toute une série de phrases affirmatives (ex : « trois pièces dans chaque main »). Une des subtilités de Slydini est de disputer sournoisement le spectateur et d’en profiter pour exécuter une passe secrète. La routine de pièce de Merlin se poursuit avec les pièces à travers la table, qui utilisent l’Imp-pass, et le one coin routine de Slydini revisité avec l’apparition d’une poivrière et d’une salière (clin d’œil à Goshman).
-Un extrait vidéo rare nous montre Tony Slydini exécuté les cartes hélicoptères
Trouver une nouvelle trame pour un tour de cartes est une tâche difficile, mais Slydini a accompli cet exploit avec ses cartes hélicoptères, un tour de cartes inhabituel qui a diverti et mystifié plusieurs milliers de gens et de confrères magiciens.
Slydini demande au spectateur de mélanger un paquet de cartes, puis coupe le paquet en deux parts approximativement égales. Les cartes d’un paquet sont étalées, au hasard, sur la table, pendant que l’autre paquet est mis en éventail par le magicien qui demande au spectateur de prendre une carte, de la regarder et de la montrer au public. La carte est remise dans l’éventail, mais dépassant un peu à gauche. Il est demandé au spectateur de regarder autant de cartes sur la table qu’il le désire.
Ensuite Slydini demande au spectateur où se trouve la carte sortie et, bien entendu, c’est celle dépassant de l’éventail qui est montrée. Il insiste alors sur le fait que c’est une « carte hélicoptère » qui a la possibilité de sortir de l’éventail sans qu’on la voit pour voler autour de la salle et venir se poser sur la table. Bien que Slydini n’ait fait aucun geste suspect depuis le début du tour, le spectateur retourne une des cartes qui se trouvent sur la table et s’aperçoit que c’est celle qu’il avait choisie au départ. Le tour est répété plusieurs fois et à chaque fois il se produit le même effet.
James Hodges notera la position assise de ¾ vers le spectateur, qui donne un côté plus sympathique et agréable du magicien et accentue le naturel du tour.
-Pour finir son intervention, Jean Merlin nous montre sa Personnal Routine of Boulettes basée sur la célèbre routine de Slydini intitulée Les balles de papier dans le chapeau qui valurent au maître le prix du « Sphinx », pour le meilleur tour de l’année 1946. Jusqu’à sa mort, il améliorera considérablement sa méthode et sa technique de présentation jusqu’à présenter le tour debout et sans chapeau. « Les boulettes » deviendront sa marque de fabrique, tout un symbole.
Dans l’effet original, le magicien montre un chapeau vide, puis fait d’une serviette de papier une balle. Il fait ensuite des gestes avec la balle dans sa main, en direction du chapeau, mais on voit clairement que la balle ne tombe pas dedans, bien qu’elle disparaisse de la main. Il répète le tour trois fois, et toutes les balles disparaissent, alors qu’on ne les voit pas tomber dans le chapeau. Finalement, Slydini renverse le chapeau et les quatre balles en sortent et roulent sur la table.
Jean Merlin joue la carte du comédien plus que de magicien, se rapprochant du « ballet » des pickpockets. Il nous montre l’importance du placement du spectateur et le conditionnement qu’il lui impose dès le début de la routine en appuyant sur son épaule et en lui « bloquant » les pieds derrière la chaise (annihilant l’impulsion pour se relever). Le conditionnement à l’épaule permet de placer secrètement les boulettes dessus (dans un temps fort vers le bas) qui restent visibles à l’ensemble du public, contrairement à la routine originale de Slydini qui utilise la pochette du costume.
BALTASS par Yann Frisch et Raphaël Navarro
Nous avons eu l’honneur de recevoir Yann Frisch, le champion du monde de magie en titre, dans une intervention unique qui a vu son travail décortiqué à la loupe pour l’unique et dernière fois (exception faite d’une intervention au CNAC de Châlons en Champagne dans le cadre de la formation continue en magie nouvelle). Accompagné de Raphaël Navarro, créateur du mouvement de la magie nouvelle, qui est la tête pensante du duo.
Les deux partenaires ont décidé de mettre l’accent sur des séquences précises qu’ils vont analyser devant nous, aussi bien techniquement que théoriquement. Ils nous montrerons en exclusivité les rushs d’autres techniques qui ne figurent pas dans le numéro, mais qui font partie de leur processus de recherche. Baltass, ou l’héritage de Slydini revisité, dynamité, anamorphosé à l’extrême.
Pour commencer, place au numéro Baltass par l’intermédiaire d’une vidéo privée tournée à la FISM de Blackpool en 2012. Outre le numéro, vu mainte fois sur Internet depuis, ce qui frappe c’est la réaction du public, composé exclusivement de magiciens. A chaque passe des cris frôlant l’hystérie se font entendre. Il faut dire que la prestation de Yann Frisch fera date dans le paysage magique, une prestation de très haute volée plongeant le spectateur dans un état proche de l’hypnose.
Conception et Explications
Baltass est construit par séquences qui peuvent s’emboîter de façon différente, tout en gardant un parcours dramatique bien défini se terminant par une chute. Une sorte de partition qui produit une mélodie dissonante basée sur une rythmique millimétrée. Le chef d’orchestre Yann Frisch joue la carte du décalage et de la surprise qui jaillit là ou on ne l’attend pas. Avant de rentrer dans le vif du sujet, Yann nous montre l’envers de sa table afin de comprendre le dispositif technique pour accomplir ses « miracles ».
La première séquence qui va être passée au crible est celle qui voit se multiplier les balles rouges sur la table. Une des plus fortes du numéro, celle qui a le plus d’impact sur le public car ils ont vraiment l’impression d’halluciner. L’idée de Baltass est de jouer sur la tension des gestes, qui sont répétés plusieurs fois jusqu’à prendre le spectateur à contre-pied, à contre temps. La répétition crée un état d’ivresse, proche de l’hypnose, qui est ressenti par la plupart des gens.
Le positionnement en posture assise est analysé avec ses trois niveaux : sur le dossier, le dos droit, et sur la table. La position de base constitue la signature visuelle de Yann Frisch avec son avant bras droit posé sur la table et sa main gauche placée au menton. Le regard est périphérique et fixe l’horizon. Au niveau corporel, le personnage qu’interprète Yann peut se permettre beaucoup de choses. Il n’est pas restreint, ni prisonnier d’une posture précieuse aux gestes suspicieux. Ce code est défini dès l’apparition du personnage ce qui rend, paradoxalement, tous ses mouvements « bizarres » normaux.
Baltass procure une sensation de vitesse qui empêche le spectateur de reconstituer les techniques utilisées de l’artiste, volontairement noyées dans une surinformation gestuelle avec le minimum d’objets visibles !
La construction dramatique prend appui sur l’art du burlesque et de son mécanique du rire. En effet, on se surprend plusieurs fois à rire dans ce numéro, tellement certaines situations sont cocasses jusqu’à l’absurde, jusqu’à atteindre une sorte de surréalisme, de situation cauchemardesque avec son interprète dépassé par la situation, qui n’est qu’en réaction avec les objets. Lorsque le personnage se cogne la tête contre la table, il se produit une sorte de violence organique.
Le lapping dynamique
Raphaël et Yann parlent ensuite du concept de Lapping dynamique, esquissé avec le Fish act de Guilhem Julia et son apparition de poissons. Et là c’est la stupéfaction dans le public. Nous assistons à une redéfinition totale du lapping avec une gestuelle propre à la jonglerie qui s’appuie sur la perception cognitive. En clair, comment rendre un objet invisible qui se trouve physiquement devant les yeux du spectateur ? Avec cette méthode extraordinaire, mais oh combien difficile à réaliser, un objet peut « disparaître » l’espace d’un instant. Le principe de base n’est pas nouveau puisqu’il découle des recherches optiques du pré-cinéma (fin XIXème) et de la décomposition du mouvement avec la production de « jouets » comme la lanterne magique, le Phénakistiscope ou le Thaumatrope. Par contre son application dans le cadre de manipulations magiques est totalement neuve. Rien n’aurait été possible sans les recherches sur la perception de Raphaël Navarro et de sa compagnie 14:20, qui depuis une dizaine d’année redéfinissent une manière de « montrer » et « monter » des numéros où l’illusion reprend son pouvoir archaïque et enchanteur, où le réel est détourné dans son propre champ d’action. De ces recherches ultra-poussées découle la notion de « Cosmologie » qui se joue de la frontière entre le réel et le surréel. En partant du postulat que nous n’avons accès qu’à une partie de la réalité, tout devient techniquement possible.
Bien sûr, quelques magiciens ont tenté d’appliquer cette particularité mais sous forme embryonnaire comme Michael Ammar et son Topit.
Par exemple, pour faire fusionner deux balles en une, ou transposer une balle en bouche, il faut la combinaison de plusieurs facteurs : le travail des mains, le timing et la bonne distance entre l’objet et la table (la disparition est plus forte si les mains sont « décollées » du plan).
Les répétitions off
En bonus, nous avons eu le privilège de découvrir des rushs filmés au téléphone portable de certaines techniques. Comparable à des bouts d’essais, nous assistons à un passionnant travail de recherche ou la répétition laborieuse est gage de succès. Tous les paramètres sont travaillés pour obtenir la perfection et tromper la perception : placement du corps, vitesse, distance, plans. Le but est d’obtenir l’illusion en réduisant un maximum la vitesse d’exécution de la passe. Trouver le geste simple et juste dans le bon tempo.
Dans ces essais, nous découvrons médusés des passes incroyables comme si elles étaient le fruit des trucages cinématographiques issus des premiers films de Méliès, tant l’effet semble irréalisable manuellement sans l’intervention d’une « machine » !
– Faire disparaître et apparaître instantanément un objet dans les airs, comme cette disparition de balle, lancée derrière la table et l’apparition du gobelet au premier plan, dans un même mouvement de fondu enchaîné.
– Recracher une multitude de balle de sa bouche, utilisant la technique de l’anti-lapping.
– Produire des balles en rafale dans le gobelet.
Un des secrets pour réaliser ces passes réside dans la mémoire du corps à faire les choses à l’aveugle et d’appliquer, en partie, certains principes de « proprioception ». Il s’agit ici de retrouver une énergie du relâchement qui rendra la passe invisible aux yeux des spectateurs.
Nous avons assisté à un très grand moment de magie et à une leçon magistrale sur le geste juste. Le travail de recherches effectué par Yann et Raphaël illustre bien la phrase de Dai Vernon qui disait que l’on s’arrêtait toujours de penser trop tôt. Au travers des concepts forts, d’un travail fusionnel et complémentaire sans pareil, nos deux mages de la magie nouvelle nous ont ouvert des voies insoupçonnées et démontrés avec brio que l’art magique a un potentiel énorme qui ne demande qu’à être réveillé. Même expliqué, le travail sur Baltass ne perd rien de son pouvoir d’attraction, au contraire, il en devient encore plus saisissant. Ces deux la n’ont pas fini de nous étonner et de nous subjuguer !
ALBERT GOSHMAN par Dominique Duvivier
« Certains magiciens n’ont que des tours. Albert Goshman a une personnalité et, en outre, son timing, son sens du détournement d’attention, ses rapports avec le public sont parfaits. Il n’est pas possible d’assimiler un tour en le faisant une seule fois.
Il faut le répéter, encore et encore jusqu’à ce qu’il soit joué couramment. Il faut le travailler des milliers de fois avant d’arriver à le présenter sans réfléchir, jusqu’à ce qu’il devienne une seconde nature.
Albert a pratiqué les mêmes tours, inlassablement, jusqu’à leur complète assimilation. Il peut penser à tout autre chose pendant son spectacle, sans que personne ne s’en aperçoive. C’est seulement en suivant cet exemple que l’on peut espérer devenir un bon magicien.
Fred Kaps, magicien de très haute qualité, admirait beaucoup Goshman. Il pensait également que seule la persévérante application à toujours répéter les mêmes gestes pouvait engendrer la perfection.
Dans ma jeunesse, Albert est venu un jour dans un Congrès à Colen dans le Michigan. Un journaliste du New York Times qui n’avait jamais participé à un congrès magique couvrit l’événement. Il décrivit ce qu’il avait vu : des adultes qui s’amusaient avec des dés à coudre, des foulards et autres objets de ce genre. Pourtant une seule chose valait le déplacement à ses yeux : un boulanger magicien qui changeait une vulgaire pièce de cuivre en une pièce d’argent. Il s’étonna dans son article qu’un tel homme ne soit pas engagé par le gouvernement à Washington.
A partir de cette époque, Albert commença à se faire une solide réputation avec ses tours de pièces, de balles éponge et la qualité de sa magie. A partir de la description d’un tour dans l’art de la magie de Nelson Downs où une pièce voyage sous divers objets placés sur table *, il a su monter une superbe routine avec sur une table dégagée seulement deux objets : une salière et une poivrière qui sont devenus son logo. Je pense que tous les magiciens auraient intérêt à bien étudier Goshman dans son œuvre et à apprendre comment se crée un aussi grand moment de close-up. »
Goshman par Dai Vernon (mars 1985).
* Information de Jean Merlin : Entre Nelson Downs et Goshman, il y a le Docteur Jack auquel Goshman se référait toujours. C’est le Dr Jack qui a eu l’idée de faire revenir la pièce toujours sous le même objet : une salière
(car le nombre des objets créait, selon lui, la confusion. Et les gens attendaient le retour de la pièce, ce qui transformait le tour en challenge). Goshman a ensuite eu l’idée d’utiliser 2 salières…
Hommage
C’est pour rendre hommage à Albert Goshman, que Dominique Duvivier a décidé de réinterpréter à sa manière le fameux tour des salières. Duvivier rencontre Goshman en France en 1973, cet ancien boulanger ayant commencé la magie à 40 ans, est une des grandes figures du close-up avec Slydini, et un spécialiste de la misdirection. Il est devenu par la suite milliardaire en faisant une fente dans une balle qu’il vendait comme nez de clown. Les balles sont une autre marque de fabrique célèbre, avec leur commercialisation sous forme d’éponge de toutes les formes, de tous les calibres et de toutes les couleurs. Anecdote amusante, Goshman se tâchait souvent à cause de son embonpoint et s’habillait en blanc pour corser le tout ! Gaëtan Bloom et Jean Merlin embrayent avec leur propre expérience où ils certifient l’information avec l’histoire de l’hamburger et de la serviette mise à l’envers…
A propos de Slydini, Duvivier raconte une anecdote lors de leur rencontre en 1977. Après avoir travaillé le lapping façon « running gag » avec l’aide de Christian Fechner dès 1975, le maître voyant son travail lui dit : « Vous êtes conscient que vous avez ruiné ma vie ! Vous montrez comment fonctionne le lapping alors que moi, je l’ai caché toute ma vie. »
L’idée des salières de Goshman est de jouer sur un double duo : les deux salières et les deux spectatrices. Le postulat de départ étant : « il va se passer des choses dessous les salières et vous n’allez rien voir ». Duvivier propose aux spectateurs d’entrer dans l’univers de ce grand artiste en leur faisant (re)vivre son tour mythique en live. Pour se faire, Duvivier se substitue à Goshman, adoptant sa posture et sa gestuelle. Un gros travail a été réalisé en amont pour « copier » le maître et retranscrire au mieux le personnage grâce à la vidéo et à la « superposition » des deux silhouettes pour n’en faire plus qu’une. Au-delà de l’hommage, les gens vont apprendre à mieux connaître l’homme à travers une introduction où Duvivier brosse un portrait sensible de son maître. L’encrage se termine par une retransmission vidéo du numéro de Goshman datant du 2 février 1985. Le transfert s’effectue dans un fondu enchaîné de l’écran à la scène, dans un passé reconstitué pour l’occasion : « Nous sommes le 2 février 1985, nous allons être plus fort que la mort et revivre cet instant. Veuillez accueillir Albert Goshman… »
Le numéro d’Albert Goshman n’est pas facile à reproduire. D. Duvivier a fait un gros travail de reconstitution. Il s’agit du numéro de base des salières avec quelques variantes et une structure construite en crescendo. Duvivier part du principe qu’en magie, il faut des accessoires, ce qui l’amène à prendre des objets dans une mallette qu’il place sous la table entre ses jambes. Pour l’occasion, des salières sur mesure ont été réalisées et des principes secrets ont été utilisés ouvertement, notamment avec les pièces « collées » (comme pour le lapping running gag évoqué plus haut).
Au programme : Voyage de pièces sous un foulard. Chorégraphie en musique pour les pièces à travers la table. Apparition de la grosse pièce (la « botte de Nevers » de Goshman). A la fin les pièces et la bourse sont en or. Les balles éponges sous la soupière, inspirées de la routine de Roy Benson. Le tour de la pièce chinoise évadée du lacet sous le foulard. Mais dans cette version, les spectateurs ne lâchent à aucun moment les bouts du lacet. Les Pièces Jules César. La multiplication des pièces. Idée de la 3ème salière sonore.
Pour finir son intervention, D.Duvivier nous montre une application de son concept du « Running gag » avec un jeu de cartes dont il extrait les quatre as. C’est une succession cocasse de disparition du jeu, qu’il ramasse à chaque fois, en gardant que les as en main.
HISTORIQUE par Pierre Taillefer
C’est au tour de Pierre Taillefer de tenter de mettre en perspective une histoire de la misdirection en proposant un retour aux sources de ce phénomène par l’intermédiaire de gravure d’époque. Pour lui, la définition la plus simple de la misdirection serait : « une main qui attire l’attention tandis que l’autre est dans l’ombre ».
Place aux sources iconographiques pour illustrer le propos :
– Le corpus des Enfants de la lune, sont des images astrologiques allemandes du XVe-XVIe qui associent des métiers à une planète. Dans au moins deux représentations de ces gravures, on voit l’escamoteur qui lève un objet d’une main tandis qu’il glisse l’autre main discrètement dans sa gibecière…
– Une gravure sur bois des années 1530, qui a servi notamment à illustrer un livre imprimé de Pétrarque, montre un spectacle de close-up à table dans un intérieur. Le magicien porte sa main gauche au nez d’un spectateur tandis que sa main droite est plongée sous la table.
Pour l’approche plus psychologique de la misdirection, on trouve quelques sources littéraires :
– Une définition étymologique d’Isidore de Séville (vers 630) du « praestigium » : ce qui émousse l’acuité des yeux. L’idée que l’escamoteur rend notre vue moins tranchante, incapable de faire la part du vrai et du faux.
– Dans les textes antiques, l’escamoteur est régulièrement comparé au sophiste dont les discours fallacieux trompent, comme les tours de magie séduisants… Les auteurs grecs utilisent du vocabulaire et des tournures de phrases propres à la sophistique (pour tromper à leur tour le lecteur, transmettre avec leur moyen propre le trouble provoqué par l’escamoteur ?). La magie incarne par excellence le détournement d’attention, la perte des repères de la raison.
Il y a deux niveaux de lecture :
– La misdirection comme une technique utilisée par les magiciens pour leurs tours (sources iconographiques)
– La misdirection comme l’essence même de la magie qui agit comme un grand détournement d’attention.
L’Escamoteur (1475-1505) de Jérôme Bosch nous montre à la fois la technique de magie avec l’objet caché dans la main gauche de l’artiste, et le spectacle dans son ensemble qui sert de détournement d’attention pour le/les pickpocket(s).
L’Enlèvement des Sabines (1461), est un manuscrit français enluminé, repéré par Frank Debouck, où l’artiste a représenté le spectacle d’un joueur de gobelets pour provoquer le détournement d’attention qui permet le rapt des femmes. Le spectacle de magie incarne le détournement d’attention par excellence.
Pour conclure cet exposé, Pierre Taillefer pose une question essentielle.
Il y a vraisemblablement un problème de terminologie car la misdirection veut littéralement dire « la mauvaise direction », un terme négatif et réducteur qui suggère que le magicien cherche davantage à détourner qu’à susciter l’attention (constat fait par Tommy Wonder, Darwin Ortiz ou encore Ascanio). Le plus intéressant n’est pas ce qu’on veut cacher, mais ce qu’on veut montrer et exprimer par la magie. Le magicien ne doit pas pousser les spectateurs dans la « mauvaise direction », mais leur montrer la « bonne direction », celle du mystère et de l’émerveillement !
« POINT DE VUE » par Gaëtan Bloom
Gaëtan Bloom nous propose de décortiquer son numéro du micro qu’il présente depuis les années 1980 et qu’il a rodé sur la scène du Crazy Horse à Paris. L’idée de départ : détourner les effets de corde en remplaçant celle-ci par un fil de micro. C’est dans ce numéro comique qu’il a mit le plus de misdirection, un terme qui selon lui n’existe pas. Il préfère parler de « direction d’attention », en contrôlant le regard des gens.
Place au show avec une succession de tours en « apéritif ». On commence avec le truc de la bouteille de coca et la subtilité de la cuillère placée dans son goulot. Vient ensuite la disparition d’un bouquet de fleurs artificielles à la suite d’un éternuement. La bouteille de coca est mise dans un sac en papier et disparaît écrasée. Un couteau est lancé en l’air et transperce accidentellement le bras du magicien. Gaëtan se propose alors de couper une corde jaune en deux, mais celle-ci disparaît après que le magicien ait pris une paire de ciseau.
Vient le « clou » du numéro avec ce fameux ciseau qui s’enclave au fil du micro. Pour le récupérer, le magicien doit couper le fil et se retrouve sans son. La paire de ciseau se retrouve alors prisonnière du pied de micro ! Le magicien réalise un nœud avec le fil. Fatigué par tant de rebondissement, il s’essuie le front avec une semelle (intérieure) de chaussure ! Etonné, il retire sa chaussure gauche pour y trouver le bout du micro à l’intérieur. Pour finir Gaëtan reconstitue le fil jaune du micro.
C’est un vrai plaisir de suivre les pérégrinations du comédien Bloom, de suivre son cheminement créatif dont il explique les mécanismes. Dans son numéro, la misdirection est souvent utilisée comme temps d’avance. En faisant deux actions en même temps, le grand mouvement cache le petit. Il crée tout d’abord une fausse misdirection avec la bouteille de coca, et une « parenthèse d’oublie » avant la disparition de celle-ci par le focus sur les fleurs artificielles. En faisant disparaître le bouquet, il induit dans l’esprit des spectateurs une fausse piste concernant la bouteille de coca. Il est important, selon lui, de marquer des temps d’arrêt pour que les gens enregistrent les effets.
L’utilisation de la paire de ciseau comme « gimmick » est diabolique, comme toutes les créations de Bloom qu’il utilise à fond les spécificités des objets pour les détourner. Pour la séquence de la chaussure, le pied du micro est dans la « zone d’ombre » alors que l’attention est focalisée sur le pied gauche du magicien. L’amplitude gestuelle est réduite au maximum pour concentrer le regard sur une action précise qui est renforcée par le positionnement « spécifique » du corps. Une idée utilisée par Tommy Wonder dans sa routine de gobelets (avec pompons) et par Norbert Ferré (dans son numéro avec la prédiction).
Bloom nous parle ensuite des « charges » pour la scène. Longtemps, les magiciens étaient « chargés » comme des mules et se tournaient à 90° pour effectuer des « prises », qui la plupart du temps étaient visibles par le mouvement du coude ! A l’image de Paul Fox, qui faisait apparaître des boules très lourdes sans le moindre geste suspect, il faut trouver un naturel dans les gestes et motiver toutes les actions. Goshman disait que l’on n’allait jamais dans sa poche pour rien. Les mouvements de tous les jours doivent nous servir à couvrir certaines actions secrètes.
La clé d’une magie impactante est de ne pas prendre beaucoup d’amplitude dans les gestes, mais de rester dans un cadre pour concentrer l’attention. Bloom donne l’exemple des manipulateurs taïwanais Mike Chao et du portugais David Sousa (The Red Envelope Act) qui utilisent une gestuelle très lente dans un espace retreint, contrairement aux autres manipulateurs exécutant des productions de cartes sur un rythme effréné accompagné d’une musique tonitruante.
Fin de l’intervention de Gaëtan Bloom qui, fidèle à lui-même, s’est donné sans compter. Passionné par l’histoire de la magie, il nous a communiqué son enthousiasme et son envie de voir perdurer une telle journée qui concentre l’essence même de notre art et développe la créativité, à l’image de l’ Essential Magic Conference (EMC) de Luis de Matos au Portugal réunissant depuis 2010 une trentaine de magiciens internationaux sur trois jours.
ARTURO DE ASCANIO par Carlos Vaquera
Arturo De Ascanio y Navas (1929-1997), expert en cartomagie et avocat à Madrid, a défini le concept d’ »Atmosphère magique » et créé des théories depuis les années 1950, bases de la psychologie de l’illusionnisme qui ont révolutionné le monde de la magie. Les enseignements de l’Escorial, la fameuse l »école de Madrid » d’Ascanio ont influencé des générations de magiciens du monde entier.
En 1948, il entre à la S.E.I. (Société Espagnole d’illusionnisme). Jusqu’en 1953, il apprend toutes les techniques classiques de la manipulation, qui est sa vocation. Il exécute les fioritures les plus difficiles, comme des boomerangs avec trois ou quatre cartes, des apparitions de douze boules, le rattrapage de quatre ou cinq paquets lancés en l’air, etc.
En 1953, il fait la connaissance de Fred Kaps. Il abandonne alors les fioritures et les jongleries de scène et se consacre exclusivement à la magie de près (close-up). Guidé par Jean Caries et Fred Kaps (ses deux grands maîtres), il comprend que la véritable magie réside dans la lenteur et le naturel des mouvements, sans que transparaisse la moindre habileté. Il étudie les techniques américaines et plus particulièrement la conception de la magie de Dai Vernon. Psychologue et observateur, il assimile rapidement et imprime son sceau personnel sur de nombreuses routines.
Durant l’été 1956, il écrit son premier ouvrage magique (Navajas Y Daltonismo). A travers ce livre et divers articles parus dans de nombreuses revues, commence à poindre l’écrivain de talent qu’il allait devenir.
En 1958, il est nommé membre d’honneur de plusieurs sociétés magiques espagnoles et argentines. En 1959, il décroche à Séville le Grand Prix de Magie.
En 1965, Il invente la technique qui le rendit célèbre dans le monde entier, le « culebreo » (« couleuvre »). Fred Kaps baptisa la technique « Ascanio Spread » (« Étalement Ascanio »). C’est sous ce vocable qu’elle est passée dans l’arsenal magique mondial.
Arturo avait quatre fils spirituels qui sont : Roberto Giobbi, Pedro Lacerda, Aurelio Paviato et Carlos Vaquera. Il avait un frère spirituel qui est Bernard Bilis. Il disait aussi : « Tamariz m’appelle son maître, mais moi je l’appelle mon frère. »
« Le mystère est le père de la magie et la misdirection est sa mère. »
Pour Carlos Vaquera, la misdirection est une guidance, un transfert pour mettre dans la pénombre la méthode. Cette « direction d’attention » fait naître une forme de pensée qui possède trois voies et trois décors différents, bien que le focus soit centralisé sur un seul décor. On peut « diriger l’attention » avec un art annexe, comme le mime, pour créer quelque chose de différent…
Rappel des théories d’Ascanio
Ascanio avait dégagé deux principes : l’un actif (celui de l’attaque) et l’autre défensif (celui de la couverture).
– La loi d’intérêt
Le spectateur ne voit de tout ce qui l’entoure que ce qui, pour une raison quelconque, l’intéresse à ce moment là. Il y a toujours une loi d’intérêt. L’oeil est constamment en mouvement, et le cerveau traduit ce que l’oeil voit. Mais seulement s’il y a une raison pour que le cerveau s’y intéresse.
Lorsque deux corps se mettent en mouvement dans un champ visuel, l’oeil a toujours tendance à suivre le premier qui annonce le mouvement. Celui qui se déplace en second lieu reste dans la « zone floue » du regard. D’une façon générale, chaque fois qu’il faut faire un mouvement trompeur, on doit préalablement essayer d’amorcer un mouvement avec l’autre main.
Le regard doit se diriger vers le point où il est intéressant que le public regarde, c’est à dire vers un point « innocent », pour qu’il ne voie pas l’action secrète qui est réalisée à un autre endroit. Le boniment comme accompagnement du geste est idéal pour véhiculer la misdirection mentale.
L’intellect est structuré de telle façon que, lorsque le spectateur est en train de penser à quelque chose, il ne peut penser à une autre en même temps. Le cerveau ne peut pas se concentrer sur deux choses à la fois. Le magicien doit occuper l’esprit du spectateur avec des idées « inoffensives », et profiter de cet obscurcissement qui se produit dans sa tête pour exécuter les mouvements secrets à ce moment-là. Un exemple : profiter de la surprise qu’un effet produit pour faire quelque chose qui doit passer inaperçu.
La surprise est un obstacle à la réflexion du spectateur et l’empêche d’analyser ce qui se passe en même temps (ou presque en même temps).
Pour résumer, il y a trois grades : Deux mouvements se passent au même instant. On a l’illusion que l’on peut voir plusieurs actions mais c’est faux / Un mouvement va commencer avant un autre : c’est le mouvement prioritaire / La dissolution de l’attention.
– Les actions en transit (le Timing)
Il faut réaliser chaque mouvement au « bon » moment, avec la « bonne » intensité et en lui donnant la bonne importance. Pour faire un geste final, nous utilisons d’autres gestes qui sont des gestes transitoires pour y arriver. Les manipulations secrètes sont réalisées pendant les gestes de transit et non dans l’action finale. L’idée du Timing est de renforcer les actions finales et de réaliser les passes secrètes pendant les actions en transit.
Les trois étapes d’une action en transit : L’action finale se veut primordiale / L’action en transit qui reste dans la pénombre / L’extériorisation de l’action première.
Tours
Carlos Vaquera nous propose une application des théories du magicien espagnol par la démonstration de tours de close-up :
– Avec la routine où le spectateur coupe sur les as. Carlos parle de la parenthèse anticontraste qu’il faut éviter et insiste sur la répétition des opérations en induisant au spectateur des affirmations et des actions qu’il n’a pas faites, pour mieux le tromper dans son jugement final.
– La carte à l’étui applique les actions en transit
– Les cartes dans la poche appliquent le temps d’avance
– les pièces voyageuses (flying)
– Production d’as en main (Phénix)
Carlos Vaquera nous parle ensuite de l’élément tricheur, où comment cacher un empalmage en adoptant une pose naturelle. Il prend l’exemple de Juan Tamariz qui place ses mains sur ses hanches, ou de Gary Kurtz avec ses mains dans le dos.
Selon Carlos, un magicien n’est pas un comédien mais un interprète. Le comédien construit son personnage, travaille sa psychologie à l’image de Cardini. Tous les grands magiciens que l’on connaît travaillent sur leur personnalité (ce qui n’est pas péjoratif). L’important est de se trouver soi même et de ne pas imiter un autre. La copie est nécessaire à un stade mais s’avère très vite dangereuse. Il vaut mieux laisser ses DVD de côté et se replonger dans ses livres, qui font, bien mieux, travailler l’imagination.
L’APPROCHE SCIENTIFIQUE par Pascal Morchain
Chercheur en psychologie et maître de conférences à l’université de Rennes 2, Pascal Morchain nous propose de mettre en lumière les apports de la psychologie expérimentale, cognitive et sociale pour mieux comprendre certains mécanismes du détournement d’attention. C’est parti pour une conférence marathon avec l’aide d’une projection PowerPoint.
« Ne pas faire ce qu’on dit. Faire ce qu’on ne dit pas. Dire ce qu’on ne fait pas. » dixit Robert-Houdin.
A travers cette citation prophétique, d’où ressortent les mots « Faire » et « Dire », se dégage un cadre de référence propre à la magie.
Morchain nous montre une représentation du célèbre tableau de Jérôme Bosch intitulé L’escamoteur. Il en résulte deux niveaux de lecture :
– les spectateurs de l’escamoteur et les observateurs (extérieur) du tableau regardent vers le bonimenteur (dans le sens de la lecture, de gauche à droite)
– les regards individuels de sept spectateurs sont orientés vers l’escamoteur.
Plusieurs psychologues ont fait des recherches en parallèle avec les pratiques des illusionnistes :
– Simons et Chabris en 1997 avec la cécité cognitive
– Macknik et Martinez-Conde en 2008 avec la Neuromagie
– Alfred Binet en 1894 avec son étude sur les prestidigitateurs Raynaly, Méliès et Arnould
– Joseph Jastrow en 1897 avec l’illusion (optique) de Jastrow
– Norman Triplett en 1898 avec la première publication de psychologie sociale
Le mécanisme cognitif de la misdirection (pointer dans la mauvaise direction) dépend d’une multitude de processus psychologiques : formation réticulée, vitesse de transmission neuronale, cécité attentionnelle, cécité au changement, oubli et reconstruction, perception de causalité, amorçage, attente.
Quelques généralités :
– Nos mécanismes s’adaptent à l’acquisition de la connaissance (cognition)
– Dans nos prises d’information, on perçoit avec l’ensemble de nos sens et non pas avec un seul.
– Les structures sociocognitives agissent comme des filtres. Il faut filtrer certaine information dans LA réalité pour reconstruire SA réalité.
– Il y a deux sortes de misdirection : ouverte et couverte.
– L’activité de sélection d’information dans un environnement renvoie à différents processus ouverts et couverts (voir William James et Hermann von Helmholtz)
– Le cerveau ne peut suivre qu’un événement à la fois
Pour conclure son intervention, qui pouvait durer largement 2 heures, Pascal Morchain nous projette la célèbre vidéo Gorilla de Simons & Chabris (1999).
Dans ce petit film, le but du jeu est de compter le nombre de passes que fait l’équipe en blanc avec un ballon. Concentré sur les passes, plus de 50% des gens ne voient pas le gorille passer un bref instant dans le champ. Ce phénomène s’appelle Inattentional blindness, que l’on pourrait traduire par aveuglement par défaut d’attention.
Cette expérience met en évidence le phénomène appelé cécité cognitive ou cécité aux changements. En effet, nous semblons incapables de détecter des changements, parfois massifs, dans notre champ visuel ; et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la mobilisation de l’attention n’est qu’un facteur, et n’est pas (totalement) obligatoire.
Quand nos yeux sont ouverts, toute l’image de la scène que nous regardons est projetée sur notre rétine et est par conséquent disponible pour notre cerveau.
Seulement si la scène est complexe (mouvement, nombre et taille des objets), notre cerveau n’est pas capable d’analyser toutes les informations présentes dans l’image.
Le procédé est évidemment très utilisé par les magiciens pour détourner l’attention des spectateurs.
Il repose sur trois points clefs :
– un objet en mouvement que les spectateurs doivent suivre des yeux (ici le ballon)
– l’objet doit être petit par rapport à la totalité de la scène (toujours le ballon)
– le cerveau des spectateurs doit être occupé par un exercice intellectuel (ici compter les passes)
MISDIRECTION SCENIQUE par Laurent Beretta
Laurent Beretta a bien retenu la phrase de Dai Vernon qui disait : « les magiciens s’arrêtent de penser trop tôt », il en a fait son adage pour ne pas oublier que la clarté et l’apparente simplicité d’un numéro se travaillent sans cesse.
Le spectateur a une perception globale des choses. S’il ne peut pas tout voir en même temps, il est sensible aux gestes suspects, aux petites actions non motivées qui peuvent anéantir l’effet magique. Comme le démontre Gary Kurtz dans son booklet Leading with your head (1992) et Darwin Ortiz dans Designing Miracles (2007), il faut une misdirection pour tout en travaillant les parenthèses d’oubli le plus souvent possible.
Laurent Beretta nous montre son application de la misdirection sur scène avec l’apparition d’une canne qu’il produit derrière sa jambe (et non dans le vide comme beaucoup on l’habitude de faire, ce qui est une hérésie selon lui). L’action secrète (petit mouvement) est « masquée » par la prise d’un foulard (grand mouvement) et le tout est chorégraphié pour englober la gestuelle dans une dynamique artistique.
Le plus de Laurent c’est l’apport de la danse dans ses numéros. Celui-ci a travaillé ses gestes pour qu’ils collent à son expression scénique, à son personnage. La danse est par essence la coordination des actions, ce qui est un fabuleux apport pour créer des diversions multiples et variées.
Les numéros de manipulation de cartes posent souvent le problème des « charges ». On voit trop souvent les magiciens se mettrent de côté pour réaliser des actions secrètes ! Comment coordonner ses mouvements pour que les « prises » soient invisibles ? Laurent a trouvé la solution dans l’ouvrage de Tamariz intitulé Les 5 points magiques, en plaçant ses hanches bien en face du public tout en coordonnant ses mouvements (la position Jazz, les pieds encrés dans le sol). Il nous montre sont application avec la production de deux éventails géants après le jet de cartes dans un guéridon.
La notion de Time misdirection est aussi très importante pour accentuer l’impact d’un effet. Il faut essayer de décaler dans le temps la « charge » et son apparition, appliquer le plus souvent la théorie des temps d’avance, comme par exemple l’apparition d’une colombe sur une canne.
Il y a différente façon d’utiliser la misdirection. L’une d’entre elle est d’y adjoindre un autre art comme la danse, le mime ou le jonglage. On peut par exemple placer un ruban de cartes sur son avant bras et jongler avec avant de produire un foulard, etc.
Quelques idées en vrac :
– On peut utiliser la kinesthésie pour placer sa main « chargée » dans le bon axe pour ne pas flasher l’intérieur.
– Le travail du faux dépôt doit se faire dans une gestuelle qui parle aux gens et non dans un mouvement antinaturel. Nous devons toujours motiver nos actions quand on change une pièce de main, par exemple.
– Toujours se poser la question de ce que perçoit le spectateur. Que va-t-il comprendre de mes gestes ? Suis-je naturel ?
2- JAMES HODGES
Comme le dit d’entrée Jean Merlin, il est difficile d’être à l’aise avec un ami pour lui dresser le portrait ! C’est que James Hodges est un sacré client, pas toujours commode et tendre avec ses semblables (il joue d’ailleurs de cette image pour son « entrée » en scène).
Comment parler d’un homme orchestre aux talents multiples ? En abordant l’exercice comme un cadavre exquis, comme un collage surréaliste (le surréalisme qu’il vénère). Il faut dire que le père Merlin a bien été aidé par son compère de toujours, puisque celui-ci est un grand adepte de la digression ! Pour être plus clair, nous structurerons, ci-dessous, les sujets abordés.
Avant de passer au talk show, James Hodges joue une petite comédie avec une chaise placée sur la scène, tout en ignorant Merlin. Ils se disputent et entament un duel à distance entre Beethoven et Mozart…
Un touche à tout
Ventriloque, marionnettiste, illusionniste, dessinateur, illustrateur, peintre, sculpteur, maquettiste, scénographe, metteur en scène, dompteur, conférencier, théoricien et conseillé artistique. Ses activités se chevauchent sans cesse dans un magma créatif perpétuel. James Hodges a travaillé dans presque tous les milieux artistiques comme les cinémas, les théâtres, les music-halls, les cirques. Il a réalisé des publicités pour la télévision, conçut et mit en scène les émissions de Gérard Majax (Abracadabra, Y’a un truc), règlé des numéros pour le Club Med, travaillé pour les parcs d’attractions, etc.
Le dessin et les arts graphiques
James Hodges commence à dessiner lorsqu’il est placé chez les frères. Il prend comme modèle les BD américaines de l’époque qui sont censurées. Sa mère lui conseille de travailler l’anatomie et lui confie un catalogue de lingerie comme modèle ! Un jour, un des frères tombe sur un dessin d’une femme nue esquissée par le jeune James et c’est le sermon. C’est le début d’une vocation. James essayera toujours de dessiner de façon différente en proposant un travail de recherche sur l’originalité.
Il s’intéresse très tôt aux arts graphiques et à la peinture. Ses maîtres se nomment Cocteau, Renoir (dont il partage la passion pour les nus et la chair), et Picasso. Picasso qu’il va rencontrer dans son atelier à une époque où celui-ci est considéré comme un fou. Il tombe alors sur une série de toiles qu’il a vu se modifier à 10 jours d’intervalle et comprend alors son processus de création et sa recherche de l’abstraction. A l’image de sa série de copies d’après le tableau des Ménines (1656) de Vélasquez, numérotées de 1 à 46. James Hodges parle ensuite de l’art africain qui a eu une très grande influence sur le peintre espagnol, qui lui a ouvert des possibilités nouvelles. Le lien est fait avec la magie qui gagnerait à découvrir d’autres formes artistiques pour développer sa force expressive.
James devient vite illustrateur de presse et pour des catalogues de magie comme ceux de Dominique Webb, Mayette (Magicorama, Le magicien) ou Georges Proust. C’est par leurs intermédiaires qu’il rentrera à l’AFAP (carte n°1000). Il réalise toute une série d’affiches pour des magiciens comme Slydini, Randi, Ali Bongo, Albert Goshman, etc.
Il illustre plus de 300 jeux de cartes par l’intermédiaire de la société France-Cartes, sur des thèmes variés comme les parfums, la boulangerie, Madame Soleil, les 7 familles, le nu, etc. Conséquence et reconnaissance du milieu, il entre au Musée de la carte à jouer d’ Issy-les-Moulineaux.
Il dessine une cinquantaine de boîtes de jeux pour Miro meccano et Capiepa ayant, entre autre, pour thème la bataille navale et la magie. Il crée une dizaine de livres Pop-up (à système animé) dont un pour Gaëtan Bloom.
Ce qui le passionne le plus c’est de « croquer » sur le vif ! « Le dessin est intéressant quand ça bouge, cela ne dure que très peu de temps, alors il faut être le plus corporel possible dans le rendu » dit-il. Tout y passe : catcheurs, machinistes, comédiens, danseurs. Les arts du spectacle le passionnent et c’est naturellement qu’il vient à collaborer avec des metteurs en scène qui lui demandent des projets de décor, de scénographie et de costume. James réalise alors des milliers de dessins et de croquis préparatoires.
En 1976, il crée avec Jean Merlin la mythique revue Mad Magic dont il est l’unique illustrateur jusqu’en 1985. C’est avec Georges Proust qu’il va réaliser ses chef-d’oeuvres avec l’édition de la série sur Les Grandes Illusions. Si les tomes I et II étaient des « reproductions » d’illusions connues, le tome III était une carte blanche à la créativité de James, qui invente pour le coup des illusions originales s’inspirant des univers de Topor, Picasso ou Dali et emmène la magie vers l’art graphique en créant un univers unique. James regrette que cette voie imaginaire, qu’il a initié, n’ait pas été suivie par les magiciens, qui sont restés dans un monde trop stéréotypé.
La danse
Un des grands regrets de James Hodges est de ne pas avoir été danseur, lui l’admirateur de Fred Astair, lui qui avait prit des cours de mime et de claquettes très tôt, s’offrant même un petit rôle de figurant au cinéma en s’improvisant danseur ; il le sera par substitution en collaborant avec quelques chorégraphes dont Lazzini de l’opéra de Marseille. Il devient pour un temps co-directeur de ballet et accouche de deux spectacles : E=mc2 et Ecce Homo, réalisant croquis préparatoires, décors, costumes et mise en scène ; dont une belle apparition d’un corps de ballet entre des lamelles de Mylar.
Jean Merlin en profite pour projeter des extraits de quelques ballets dont l’adaptation du Boléro de Ravel en lumière noire et des corps-marionnettes.
Marionnettes et ventriloquie
James a pris très tôt des cours de ventriloquie au cirque et a présenté des numéros avec une petite marionnette appelée Zumba.
Jean Merlin projette une série de vidéos consacrées au théâtre noir et à la marionnette avec des numéros qu’affectionne particulièrement James Hodges. On reconnait Philippe Genty (Puppet Show), Jiri Srnec et le Théâtre de Prague, Mexikanischer Hühner, Edmundo Pérez (La danza de las lettras), Ines Pasic (La Santa Rodilla) et Le cirque invisible de Thierrée/Chaplin.
Magie et mise en scène
De par son passé de magicien, James Hodges a mit en scène de nombreux spectacles d’illusions depuis 1995 : au Casino de Deauville, au Puy du Fou, au Futuroscope de Poitiers, et à la Maison de la Magie Robert-Houdin de Blois.
En parallèle, il prodigue ses conseils aux jeunes magiciens et recherche des effets magiques nouveaux pour différents illusionnistes. Des effets qu’il faut un maximum actualiser et adapter à l’air du temps. Il prend l’exemple du tour des Gobelets qui, selon lui, ne peut plus être présenté dans sa forme « moyenâgeuse » ; du matériel pour magicien qui ne parle pas au public. Au contraire, nous pouvons adapter le tour avec des objets du quotidien comme des gobelets de chez McDo, avec une paille pour remplacer la baguette magique et des serviettes roulées en boule pour constituer des balles.
Hodges en action
Pour terminer en beauté ce talk show, James se prête à un de ses exercices favoris en dessin, à savoir : l’improvisation. La règle du jeu est simple : sur un paper board, un spectateur dessine rapidement, les yeux fermés, quelques traits dans un geste ample. Le dessinateur « complète » alors ces traits pour former un dessin cohérent et figuratif. L’expérience est réalisée trois fois de suite avec le même succès et trois dessins différents, chapeau l’artiste !
A visiter :
– Le magnifique site de James Hodges. Une vraie caverne d’Ali baba où l’on retrouve la majorité de ses créations classées par thématique !
A lire :
– Le JMMHD 1
– Le JMMHD 2.
– Le JMMHD 3.
– Le JMMHD 4.
– Le JMMHD 5
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