L’Homme à la poupée exerçait sur la place une sorte de domination. C’était un étrange type.
Agé de trente ans environ, très brun, de longs cheveux bien entretenus, une fine moustache fièrement retroussée, un teint pale, des yeux brillants d’un feu sombre enfoncés sous l’arcade sourcilière, toujours correctement vêtu de noir, du linge blanc, coiffé d’un chapeau haut de forme. On devinait à première-vue un déclassé qui conservait au milieu de ses malheureux confrères toutes les allures d’un homme du monde.
Il était toujours seul. il n’adressait la parole à personne, il n’allait jamais chez le marchand de
vin. Il arrivait sur la place, portant sous son bras une petite table en bois noir dont le pied, formant chevalet, se repliait sur lui-même et un sac en velours noir.
Il commençait par installer sa table, la couvrait d’un tapis brodé de franges d’or puis dénouait les cordons de son sac duquel il sortait une magnifique poupée grande comme un bébé de trois ans toute resplendissante de soie et de dentelles. Il la plaçait délicatement sur la table, la tête appuyée sur un coussin brodé puis, toujours sans mot dire, il allait quelques pas plus loin arpentant silencieusement la place.
Peu à peu les curieux se groupaient en cercle. Quand il jugeait la foule assez compacte, il faisait son entrée en écartant poliment les spectateurs. Il saluait à droite et à gauche, retroussait les manches de sa redingote et commençait une séance de ventriloquie. C’était vraiment merveilleux.
La recette était toujours fructueuse quoiqu’il ne demandât jamais rien. La séance terminée, il
ramassait ses sous aidé par d’obligeants gamins, saluait à nouveau, puis pliait son bagage et disparaissait. Cet homme énigme était l’objet de beaucoup de commentaires et les légendes les plus extraordinaires circulaient sur son compte. Pour les uns c’était un agent de la sûreté, pour les autres un noble ruiné. D’aucuns affirmaient qu’il était le fils d’un duc bien connu à Paris pour ses diamants et son art particulier pour se maquiller.
La poupée parlante de Valentin.
J’avais eu souvent l’occasion d’assister à ses séances et sa physionomie sympathique m’avait frappé. J’étais très intrigué d’avoir été plusieurs jours sans le rencontrer à sa place habituelle de laquelle il avait disparu tout à coup. Je n’y songeais plus lorsqu’un soir je le vis assis à la terrasse du café des Princes ganté de frais, élégamment vêtu, très entouré d’une infinité de cocottes qui se disputaient ses faveurs et paraissaient le coter très haut dans leur estime. Signe infaillible qu’il était riche et que quelques-unes avaient dû éprouver les effets de sa générosité. Je m’assis à une table voisine. J’aurais voulu engager une conversation avec lui mais il était toujours aussi silencieux que sur la place de la Bastille.
Pardon, lui dis-je tout il coup, je crois Monsieur avoir déjà eu le plaisir de vous rencontrer.
Cela se peut, me répondit-il sèchement. Place de la Bastille, ajoutais-je.
Vous avez raison Monsieur, me dit-il sans manifester la plus légère émotion. Je suis, ou plutôt j’étais l’homme à la poupée.
Je ne voulais pas vous rappeler un souvenir désagréable. Veuillez me pardonner.
Ce souvenir est loin de m’importuner. Il n’y a jamais de honte à demander sa vie au travail et
un métier si infime qu’il soit est toujours honorable lorsqu’il est exercé honnêtement. D’ailleurs, votre souvenir me flatte, il me prouve que vous m’avez remarqué. En effet, ma tenue, mon langage, mes manières formaient contraste au milieu des déguenillés qui m’environnaient et cela n’a pas du vous échapper.
Certes, non.
Avouez que vous voudriez bien connaitre mon histoire.
Je l’avoue.
Eh bien ! Elle est des plus ordinaires :
Je suis Américain, j’ai dévoré une grosse fortune et suis venu à Paris pour travailler en attendant la mort d’un oncle fort riche dont j’étais l’unique héritier. Il est mort il y a peu de temps. Au lendemain de mon héritage, j’ai abandonné la place publique pour reprendre mon rang dans le monde et me voilà.
Comment aviez-vous acquis ce remarquable talent de ventriloque ?
C’est un talent que je possède naturellement. Me trouvant sans ressources j’ai songé à l’exploiter. Le récit de ma première séance pourra peut être vous intéresser. Voulez-vous l’entendre ?
Assurément et avec grand plaisir.
Quand je quittai New-York après ma ruine totale, j’allais à Londres. Je descendis à Charing-
Cross où j’avais un enfant semblable à celui que vous m’avez vu place de la Bastille. Seulement au lieu d’être vêtu luxueusement, il était entortillé de linges et maquillé de façon qu’il paraissait gravement malade. En gravissant le grand escalier, je mis l’enfant sur une des marches et lui parlai avec une dureté extraordinaire. La foule s’amassa.
Monte l’escalier. Lui disais-je, je n’ai pas envie de te porter, fainéant.
Oh ! père, me répondait l’enfant d’un ton suppliant, porte-moi, je ne peux plus. Tu sais, monter l’escalier tout seul avec mes deux pieds coupés, par le…
Chanson répliquai-je, lève-toi, monte ou je tape.
Le pauvre enfant sanglotait. je lui appliquai sans pitié un soufflet sur la joue.
L’indignation de la foule était à son comble.
Cet enfant est-il à vous ? me dit un assistant.
Cela ne vous regarde pas, répondis-je, mêlez-vous
de vos affaires.
Je vais appeler la police.
Oh ! non monsieur, criait l’enfant éploré. Il me tuera comme il a tué ma mère et ma sœur.
Je mis la main dans ma poche.
Prenez garde, dit l’enfant avec un cri déchirant. Il a un couteau, il va vous frapper.
Certainement, dis-je en tirant un poignard.
Tout le monde s’enfuit excepté deux hommes courageux dont l’un me saisit par le poignet, mais le mouvement n’avait pas été assez rapide pour m’empêcher de plonger la lame toute entière dans les flancs de l’enfant.
Au meurtre, à l’assassin, hurlait celui-ci dans une angoisse inexprimable.
A ce moment l’escalier était envahi par une foule furieuse qui allait m’écharper lorsque j’enlevai tranquillement ma victime d’une main et que de l’autre je tendis mon chapeau à la galerie. L’enfant est en bois, dis-je, c’est ma première séance à Londres. La foule se mit à rire. Je fis une recette abondante et ma réputation était faite. Je garde ma poupée, peut-être me reverrez-vous un jour me dit-il mélancoliquement.
Je ne vous le souhaite pas, répondis-je.
La leçon du passé ne lui avait point profité. En peu de temps il mangea l’héritage de son oncle. Il quitta Paris et partit aux Indes Hollandaises où il se maria avec une petite actrice, une Parisienne. Un soir, en sortant du théâtre, sa femme mourut subitement : une petite fille lui restait. Atteint de la nostalgie du boulevard, il liquida sa situation et revint à Paris.
En route, il réfléchit que sa bourse était plus que Légère et que maintenant ils étaient deux.
Dans ses pérégrinations il avait vu de près les prestidigitateurs indiens, il avait saisi la clef des prétendus mystères des Fakirs. Il résolut de se servir de cette connaissance pour donner des soirées en Europe. Il initia sa petite fille à ses desseins. Tous deux débarquèrent à Marseille. Là, il résolut de donner une représentation mais avant il voulut offrir à la presse et à quelques privilégiés une répétition générale. Il obtint un succès formidable.
Parmi ses tours se trouvait le panier indien. Après la répétition il donna encore quelques indications à sa fille.
Surtout ma chérie n’oublie pas, lui dit-il, que je suis censé te tuer quand tu es dans le panier. Donc avant de faire jouer la trappe, crie très fort pour augmenter l’illusion. Crie, pleure, appelle.
Le lendemain, la représentation publique eut lieu. La salle était comble, tous les tours de l’homme à la poupée furent applaudis avec enthousiasme. Vint ensuite le tour du panier indien. Sa jeune fille s’avança puis, après une scène mimée, qui produisit un effet immense. Elle entra dans le panier immédiatement. Le prestidigitateur traversa le panier de sa longue épée. On entendit un grand cri. Il montra sa lame rouge de sang au public en délire. L’orchestre exécuta un trémolo. Quand il fut sur d’avoir suffisamment frappé l’imagination de tous les spectateurs, il revint au panier et l’ouvrit. Mais soudain il chancela et tomba sur la scène en criant :
Mon enfant, mon enfant ! Au fond du panier gisait la jeune fille sanglante, immobile, la poitrine traversée par un coup d’épée. La trappe mal assujettie n’avait pas joué à temps.
La malheureuse enfant était morte. On accourut et on releva l’homme à la poupée. Il ouvrit les yeux en fredonnant la chanson de Papillon : Si je meurs, que l’on m’enterre …
Il était fou.
A lire :
– Valentin par G. Arnould.
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