Du plus loin dont je me souvienne, je perçois encore la main ferme de cet homme que j’ai trop peu connu mais qui toujours me manque. Durant sa vie, il fut, parait-il, un être bouillonnant, parfois emporté mais toujours juste, bon, infiniment humain. Sa vie fut celle d’un « Saltimbanque », un vrai nomade… à peine arrivé que déjà sur le départ. Ici connu, là reconnu, toujours apprécié, partout aimé.
Ce fut un artiste passionnant, un passionné, un inventeur, un créatif. Ce « Rital », ce bel « Italiano » avait parcouru le monde et connu les terres lointaines, du Nord au Sud et d’Est en Ouest. Après l’Europe, ce fut le Moyen Orient, l’Afrique, les Amériques. Mais cela, c’était avant la guerre… enfin, la Seconde. Durant celle-ci et puis après, pour lui ce fut plus difficile. Mais pour bien d’autres aussi. Alors, lui qui avait eu tellement « d’amis », lui qui avait été tant apprécié, qui avait été reçu dans des palais, des palaces et qui avait diné à la table des grands, dû, pour finir sa vie, se contenter de vivre esseulé et malade dans les quelques mètres carrés d’un humble logis d’un vieil et pauvre quartier de Paris.
Issu de la bourgeoisie romaine, son avenir semblait assuré. Pourtant il n’hésita pas à tout lâcher pour partir vers l’inconnu et courir l’aventure d’une vie d’artiste. Certes il avait dû quitter femme et enfant mais ce fut pour vivre sa vie, suivre sa voie, répondre à sa vocation, à ses amours. Pour refaire sa vie il choisira la France. Après soixante-cinq années marquées par son absence, Yolanda, l’une de ses filles parle encore de lui comme d’un bon et vrai « papa ». Ferme, il est vrai, mais attentif, attentionné, plein d’égards et d’amour pour les siens.
Au temps où je n’étais qu’un petit enfant, j’eu la chance de le voir travailler et aussi de partager la fin de sa vie. Malgré une santé défaillante, il n’avait rien perdu de sa superbe. Il voulut me faire assister à ses dernières « apparitions », à l’un de ses derniers spectacles… c’était à Paris, en banlieue. Aussi, je me revois encore l’accompagnant ici ou là, au Théâtre de la Huchette ou à la salle des fêtes de Courbevoie. La maladie l’avait bien diminué. Ce n’était plus qu’un vieil artiste, un bon vieux « grand-père ». Mais c’était mon « Pépé ». Dans mes souvenirs d’enfant, il reste à l’origine de mes bonheurs de gosse et parfois, aussi, de mes regrets d’adulte.
Au crépuscule de sa vie il fut un être d’un autre âge, un bon vieux monsieur, pas ou mal rasé et ne se déplaçant plus qu’à pas lents en s’appuyant sur une forte canne. Pour le spectacle, il s’était paré de soie et d’or. Là, il n’était plus vêtu que très modestement avec des tenues quelque peu défraichies. Posé sur des cheveux coupés ras, il portait un petit béret de feutre noir, encore qu’un peu trop juste, mais il ne le quittait pas. Pour ses déplacements il chaussait des « charentaises », il trainait un peu le pied, non pas du fait de son âge avancé mais de la maladie qui le rongeait. Elle ne lui concédait que d’aller sans aisance. Ce devait être, après tout, un caprice accordé par la vie à son état et à son âge. Cela lui permettait, sans devoir trop attendre, d’être suivi par les petites jambes de l’enfant que j’étais alors.
Il pouvait parfois être grognon, pourtant il n’a laissé dans mon esprit de tout petit que le souvenir d’une tendresse, peut-être un peu rude, mais tellement apaisante. Lorsqu’ aujourd’hui j’y songe, j’imagine l’effort qu’il devait effectuer pour surmonter son état en me menant sur le chemin de l’école ; sans doute, était-ce la raison de ses haltes, ici pour un bonbon ou une pâtisserie achetée à grand frais au grès des promenades.
Je ressens encore au fond de moi tout l’amour qu’il voulait me donner, heureux d’avoir pu partager ces instants de bonheur trop rares. Ce grand-père, ce vieillard qui avait été en son temps un « Artiste », un « Magicien », un grand « Illusionniste », a dû avoir l’envie, le désir, de conter, de transmettre tout au bambin qui, sous son toit, vivait près de lui lors des tournées de ses parents. Peut-être a-t-il voulu plus simplement lui faire partager le monde qu’il avait tant parcouru et lui transmettre un peu de son Italie natale. Peut-être, a-t-il voulu lui dire sa vie… les difficultés du début, les premiers échecs avec au bout la réussite, puis son parcours, ses voyages et aussi la reconnaissance, les amitiés… Il a dû vouloir lui dire sa vie d’artiste pour lui transmettre le virus ! Peut-être n’a-t-il voulu lui raconter que cette vie-là, celle qu’il vivait à cet instant, déchéance et survie, de l’apogée à la retraite puis de la retraite à l’oubli, enfin, l’histoire dont je n’ai connu que la chute. « Des sentes aux enfers ».
Malheureusement, ce ne fut pas possible, sa mémoire vacillait, la mienne n’était que naissante. La magie avait cessé et tous deux nous étions hors d’âge, chacun à son bout du chemin. Et pourtant. le charme demeure encore entier aujourd’hui. La mémoire est restée fidèle avec, comme une résurgence du passé, les souvenirs qui remontent en ma mémoire. Et c’est souvent que je me revois dans la modeste demeure parisienne, j’y prends un repas, un goûter, il me laisse jouer avec « ses outils de travail ». Je glisse de ses genoux pour investir les vestiges de ce passé si proche qui avait produit tant d’illusions, donné tant de bonheur. Tables, malles, costumes sont alors le domaine de mes jeux, de mes rêves. J’ai trois ou quatre ans, je suis un Magicien ! Je joue avec des objets fantastiques mais devenus inutiles. Dans ces moments je me plongeais dans mes délires d’enfant…Instants dont je n’ai rien oublié. Fidélité d’une mémorisation qui permet de faire revivre les quelques spectacles auxquels j’ai pu assister. Cela m’a permis de graver l’image d’un grand-père que j’imitais alors et qui, après, m’a toujours manqué.
Lorsque j’y songe aujourd’hui, il subsiste dans l’esprit de l’adulte « enfantescent » que je suis devenu comme des « instants de magie » instants volés au temps. Ce sont des moments que je voudrais transmettre et faire partager grâce à ce site. Voilà près de soixante-dix années que tout est resté enfoui dans le tréfonds des mémoires qui s’amenuisent, parfois s’entrouvrent avec le temps qui passe puis disparaissent avec les gens. Il m’aura fallu ce temps pour pouvoir faire renaître cette tranche de vie, et ressusciter la carrière de « Ce » grand-père que fut le « Maître magicien CARTIS ». Il me faudra certainement encore beaucoup de ce temps afin de le faire revivre à la postérité.
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