Par la Compagnie Tro-héol. Mise en scène : Martial Anton et Daniel Calvo Funes.
Un spectacle qui a pour titre, le nom de l’outil des dissections et non le bistouri des opérations sur les vivants. Déjà tout un programme ! Et on va voir la mort flirter avec une jeune femme… On est en 2053 et règnent toujours les dictats de la « beauté ». Emma (une marionnette dirigée par Mélanie Depuiset) qui a vingt-sept ans, travaille au sous-sol d’une bibliothèque municipale. « On sait jamais, ma vue aurait pu leur provoquer un malaise ! Pfff ! Des journées entières à classer des bouquins qui n’intéressent plus personne… » Emma fait partie des invisibles d’une entreprise comme cet employé à la photocopie d’un grand théâtre national qu’une directrice des relations publiques avait épargné d’un licenciement visant aussi quatre secrétaires de son service, au motif qu’elle ne le rencontrait jamais. Moralité : les dites secrétaires ont exigé et obtenu de l’administrateur le départ de la personne en question.
Pour Emma, c’est différent et elle a même réussi à obtenir une promotion. Oui, mais voilà la beauté est un prérequis absolu dans la société contemporaine. Et comme elle ne correspond pas aux normes, elle devra recourir à la chirurgie esthétique. Munie de ses économies, elle rencontre un chirurgien qui va se révéler à la fois pervers et très attiré par le fric (Frédéric Rebière impeccable dans un costume des plus clownesques). Comme beaucoup de ses semblables, Emma est en proie à un mur et un plafond de verre imposés par une société patriarcale. Mais le Docteur Cibeurg sait y faire et enfonce le clou ! Il lui présente, avec un remarquable cynisme, une image corporelle d’elle peu séduisante, sans doute pour augmenter le travail à prévoir et donc ses honoraires : « Dans mon métier, mademoiselle, la sincérité est gage d’intégrité ! Mais en venant ici, vous faites le bon choix. Croyez-moi, vous faites le bon choix. De quel capital financier disposez-vous ? Emma – Euh, j’ai réussi à économiser environ… – Docteur Cibeurg : Non, non, non, Mademoiselle, je veux voir de mes yeux vu l’attestation bancaire du capital financier dont vous disposez à ce jour.» Emma acceptera ce marché faustien mais le rêve devient vite cauchemar. « Lèvres pulpeuses… (…) Yeux de biche… Petites pommettes mutines… Je pouvais enfin passer les concours et accéder aux postes qui m’étaient interdits ! Et c’est là que les emmerdes ont commencé…»
Les metteurs en scène vont emmener le public dans un univers où règne une violence absolue, même s’il y a un certain humour. « Mais disent-ils, nous avons voulu assumer aussi le caractère angoissant de l’expérience que vit la patiente, la manipulation technico-commerciale dont elle est la proie et qui la mène inéluctablement vers une issue poignante. Pour raconter les travers d’une tendance dangereuse et addictive qui pourrait nous éloigner de l’essentiel et de nous-mêmes, nous avons imaginé ce spectacle comme une dystopie, un hybride improbable entre le célèbre film Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol et certains épisodes de la glaçante série d’anticipation Black Mirror. »
Ici, Emma ne semble plus avoir la possession de son corps – une image emblématique de la médecine contemporaine à qui l’on reproche souvent une instrumentalisation de l’humain – et se retrouve complètement soumise à une série d’actes que le praticien veut effectuer. « Vous disposez d’un capital qui vous donne droit à la formule du Grand Protocole ! Bravo! Dans ce packaging, vous pouvez accéder à un facial redesining complet – la chanceuse ! – comprenant l’implantation oculaire, notre toute dernière nouveauté pour cette saison… Pour le nez, nous procéderons à une désintégration totale de l’os nasal. » (…) « Nous le remplacerons par une prothèse souple, le Plastinoze… Il permet de modeler son nez selon les tendances. (…) Une microstructure souple auto-gonflable pour une dynamique repulpée. (…) Pour les oreilles, organes des plus disgracieux et vulgaires, c’est une ablation totale avec mise en place de nano-implants auditifs ultra-soniques.» Et le gentil docteur va même jusqu’à lui proposer de la faire « bénéficier de nos toutes récentes offres sur la réplication génétique et l’embryo-synthèse… »
Bref, ce chirurgien fou a tout pouvoir sur sa volonté. Et comme Emma a signé, elle est enfermée dans un cercle effroyable. Au moment de l’opération, une nouvelle proposition survient : « Au lieu de vous anesthésier comme on le faisait au siècle dernier, je peux transférer toutes vos données émotionnelles, psychologiques, cognitives, ici. Ce qui vous permettra d’assister en direct-live à votre propre opération ! » Et il va lui couper un bras qu’il trouvait un peu boudiné. « C’est très amusant, vous avez vu, l’acuité de votre conscience, sans qu’aucune sensation liée à la douleur ne vienne l’altérer ! » Et il lui dit calmement qu’il lui en greffera « une nouvelle paire, gracile et longiligne comme des ailes de cygnes. Et sans tarification supplémentaire ! » Comme il lui a demandé de signer un grand protocole, cet éminent « spécialiste » évitera, en cas de problème opératoire, bien des ennuis juridiques.
Un accident peut aussi arriver en chirurgie esthétique et sans espoir de retour en arrière… Emma n’en mène pas large et dit au chirurgien qu’elle ne pourra « même pas se déplacer avec ces seins ! Et le Nano-Machin-Digesto, je pensais qu’il serait à l’intérieur. C’est franchement pas pratique et puis c’est moche ! Et puis ces bras, on dirait une poupée sexuelle pour gorille ! J’suis trop moche ! Encore pire qu’avant ! » Et le génial docteur finit par avouer : « NOUS, sommes allés trop loin et une nouvelle opération engendrerait une nécrose généralisée de l’ensemble des tissus cellulaires. » Emma n’a plus qu’à pleurer et à supplier qu’on lui rende son corps…
La charge de ce texte, bien écrit par l’auteure qui est aussi marionnettiste, contre la chirurgie esthétique est impitoyable et traduite avec une grande maîtrise sur le plateau par Martial Anton et Daniel Calvo Funes et pour le jeu, par Mélanie Depuiset et Frédéric Rebière. Aucun temps mort et même si on est hors espace/temps (quoique 2053 ne soit pas si loin) et plongé dans un délire surréaliste. La situation reste en effet crédible, grâce, entre autres, à la merveilleuse distance et au pouvoir magique de la marionnette, grâce aussi aux interprètes qui réussissent à imposer cette histoire à la fois foldingue et pas si loin de la réalité. Petit bémol la petite scène/castelet d’un mètre soixante-dix, remarquablement construite par Martial Anton et Daniel Calvo Funes, fonctionne bien mais semblait un peu perdue sur cette grande scène. Il faudrait dans l’idéal une assez petite salle où le public puisse être le plus possible dans l’axe et très proche du castelet.
Le spectacle s’inscrit dans le droit fil d’une représentation critique de la médecine qui, depuis Molière et les bateleurs/charlatans des théâtres de foire, a souvent été une cible idéale pour les auteurs et les metteurs en scène. Mais aux Etats-Unis, des chirurgiens ont ajouté à ORLAN des prothèses faciales à sa demande, il y a une quinzaine d’années, pour certaines de ses performances. Bref, théâtre et médecine ont toujours fait bon et mauvais ménage à la fois. Depuis Aristote et sa catharsis ; plus près de nous, se sont imposés des personnages de docteurs comme Astrov dans Oncle Vania d’Anton Tchekhov ou le protagoniste de Professeur Bernhardi d’Arthur Schnitzler… Deux auteurs eux-mêmes médecins.
Mais dans ce catalogue, il y a aussi beaucoup de patients, qu’ils soient dramatiques ou comiques, atteints de de tuberculose, petite vérole, etc. dans le théâtre du XIXe siècle. Entre autres, dans Les Revenants d’Henrik Ibsen, ou dans Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlink avec son incurable héroïne. Puis il y eut Knock de Jules Romains, une charge aussi énorme que joyeuse… Et plus près de nous et plus dramatiquement, Copi mit en scène une diva incarnant le sida dans Une visite inopportune ou Tony Kushner, il y a vingt ans, représenta des malades du sida dans Angels in America. Six ans plus tard, dans Jules César, Romeo Castelluci, lui, utilise un peu facilement des images endoscopiques pour montrer l’intérieur du corps de son personnage. Et souvent sur un plateau, le personnage du médecin, mais plus rarement du chirurgien, devient un bourreau des corps et des âmes.
Scalpel avec son opération chirurgicale aux couleurs baroques est proche des spectacles merveilleusement imaginés et conduits il y a quarante-cinq ans au festival de Nancy par le jeune new-yorkais Robert Anton. Ce marionnettiste de génie qui se suicida pour cause de sida, avait inventé des personnages de toute beauté (voir Art Press n°3 de 1975) mesurant une dizaine de centimètres à peine qu’il opérait sur scène. Mais il refusait d’accueillir plus de quinze spectateurs pour qu’ils soient très proches de ses manipulations. Même nom que Martial Anton, mais aucune parenté sinon mais très forte, sur le plan artistique… En quarante minutes, les auteurs et les marionnettistes de Scalpel nous auront dit avec une grande précision et une belle poésie, beaucoup de choses sur la folie des hommes… et des femmes refusant de vieillir comme cette grande actrice de cinéma française dont la peau des joues a été si tirée qu’à soixante-dix ans, elle est incapable de sourire… Si un jour, quand la planète et la France iront mieux, ce spectacle né en Bretagne passe près de chez vous, surtout ne le ratez pas… Et il y a aura un deuxième volet qu’on a hâte de voir.
Compte-rendu de la présentation professionnelle. Source : Théâtre du Blog. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : ©Martial Anton / Compagnie Tro-héol. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.