Création d’Emmanuel Audibert, mise en scène de Sylviane Manuel avec la collaboration de François Monnié.
Spectacle joué dans le cadre de la 14ème édition du festival MAR.T.O (Marionnettes et théâtre d’objets pour adultes).
Loren ipsum, ces mots intrigants de Cicéron sont le début de ce faux texte, sans aucun sens véritable, inventé par les imprimeurs vers 1580 pour faciliter le calibrage. Une soixantaine de spectateurs et sur scène, un étonnant ensemble de fils, poulies, petits plateaux mobiles ou non, boîtes de carton dotés les uns comme les autres, de marionnettes à fils de quelques centimètres, dont un orchestre à cordes, deux interprètes ; l’un à un piano droit, l’autre à un piano à queue. Emmanuel Audibert est là, se baladant parmi ses créatures, vérifiant le bon fonctionnement de tous ces mécanismes de petits automates, en silence, sauf, quand il se lance dans quelques tirades poétiques.
Dans ce fabuleux bric-à-brac, les humains et l’espèce d’étonnant petit singe qui danse, sont à la fois réalistes quant à leurs mouvements et n’ont rien ou peu, d’une copie conforme. C’est à la fois, un travail extrêmement précis, d’une haute technologie, conçu et réglé en équipe, et avec une batterie d’ordinateurs (les voix de certains personnages sont bidouillées jusqu’à en devenir inquiétantes). Mais dans ce spectacle, les objets et marionnettes sont fabriqués avec des matériaux des plus banals comme de la mousse de polyester, du carton, de la peluche synthétique, bref, tout ce que l’on peut trouver dans les brocantes, voire dans les poubelles d’une grande ville. La marionnette rejoint ici l’œuvre d’art mise en scène avec intelligence et précision par Sylviane Manuel.
Comme me l’avait dit autrefois un très intelligent petit garçon de six ans devant un modèle réduit de gare avec ses trains et ses voyageurs : « Les petits bonhommes comme cela sont plus vrais que nous ». On repense aussi évidemment au merveilleux texte de Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage en 1962 : « Le modèle réduit possède un attribut supplémentaire : il est construit, man made, et, qui plus est, « fait à la main ». Il n’est donc pas une simple projection, un homologue passif de l’objet : il constitue une véritable expérience sur l’objet. Or, dans la mesure où le modèle est artificiel, il devient possible de comprendre comment il est fait, et cette appréhension du mode de fabrication apporte une dimension supplémentaire à son être ; de plus – nous l’avons vu à propos du bricolage, mais l’exemple des « manières » des peintres montre que c’est aussi vrai pour l’art -, le problème comporte toujours plusieurs solutions…. (…) La solution particulière offerte au regard du spectateur, transformé de ce fait – sans même qu’il le sache – en agent. (…) Autrement dit, la vertu intrinsèque du modèle réduit est qu’il compense la renonciation à des dimensions sensibles par l’acquisition de dimensions intelligibles ».
Oui, nous sommes bien des agents d’un théâtre en train de se faire, extrêmement sophistiqué et tout à fait artisanal, où la seule présence humaine est celle d’Emmanuel Audibert, mais où les humains, bien vivants devant nous, ont été conçus par une sorte de cet ingénieur – poète pendant plusieurs années. Comme l’était, avec la technologie en moins, celui que peu de gens ont pu connaître, le mythique marionnettiste américain Robert Anton, qui, en 1975, au Festival de Nancy, manipulait devant un public maximum de dix-huit personnes, des personnages effroyables qu’il décervelait dans des jardins aux plantes vénéneuses. S’il était encore parmi nous, nul doute qu’il aurait aimé ce spectacle qui, comme les siens, nous touche au plus profond de nous-même et nous invite à une réflexion sur l’être vivant. Sans doute, parce que tous ces personnages ont quelque chose de tout à fait dérisoires et de très vrais à la fois.
Source : Le Théâtre du Blog. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Emmanuel Audibert. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.