Extrait de la revue L’Illusionniste, N° 8, d’août 1902
La célébrité n’est pas toujours une conséquence du talent. L’artiste que j’ai aujourd’hui le plaisir et le grand honneur de présenter aux lecteurs de l’Illusionniste, que je pense intéresser, en esquissant ici cette grande et unique figure du très regretté disparu, en est une preuve. En France, si la plupart des professionnels le connaissent, au moins de réputation, je crois qu’à l’étranger il est probablement tout à fait inconnu. Son nom est Moreau. Vous pouvez saluer, Messieurs, car il est, ou plutôt, hélas ! il fut votre maître à tous. Le plus habile, le plus renommé des « Rois » actuels, quelle que soit sa réputation, n’approche pas, même de loin, de la stupéfiante adresse que possédait Moreau. De tous ceux dont j’ai lu les exploits, ou aux performances desquels il m’a été donné d’assister, Moreau est le seul auquel l’épithète de « merveilleux » puisse être justement appliquée, et cela, à défaut d’une expression plus complète et plus glorieusement apologétique. J’en appelle à ceux qui, comme moi, l’ont connu d’assez près, et qui, non seulement affirmeront, mais exalteront encore mes appréciations, si exagérément élogieuses qu’elles puissent paraître.
Thurston, que je considère d’ailleurs comme un très habile manipulateur, se flatte et proclame assez qu’il a trompé un notable professionnel. Eh bien, j’estime que Moreau aurait trompé tous les Thurston du monde, y compris moi-même, avec cette circonstance aggravante, vue que je connaissais ses procédés et moyens d’exécution. J’ignore, naturellement, ce que nous réserve l’avenir. J’estime cependant que nous ne sommes pas près de revoir un Moreau. On peut dire de lui qu’il était réellement « fils de ses œuvres ». II s’était, par intuition, fait lui-même. Avec sa nature et son sens de l’observation, il s’était créé des moyens spéciaux et lorsqu’il employait des procédés existants, c’était avec une déconcertante maitrise. On peut dire de lui qu’il avait perfectionné la perfection.
Étourdissant dans tout ce qu’il faisait, Moreau avait une spécialité, « Le Tour de Cartes ». Il en était le Paganini et, dans ce genre, touchait simplement à la sublimité. Lorsqu’il opérait, l’œil était émerveillé et l’imagination mise en déroute. Tout cela, sans avoir dans le langage une recherche, à laquelle il ne prétendait d’ailleurs pas, mais avec une bonhomie, une simplicité d’allures et une sobriété de gestes tels, que l’œil le plus exercé constatait les effets sans pouvoir, même approximativement, en apercevoir ou en déterminer les causes. On peut dire, à propos de cartes : qui n’a pas vu Moreau, n’a rien vu et ne peut se faire une idée de cette féerique virtuosité. Mais le voir n’était pas chose facile. II exerçait modestement, discrètement, presque secrètement.
Pour la plupart des prestidigitateurs Moreau était un être légendaire. Tous en avaient entendu parler, et beaucoup ont cherché à le voir sans jamais y parvenir. Cela tient à ce qu’il ne faisait que la « postiche »; pas d’annonces, pas d’affiches ; le hasard seul pouvait vous le faire rencontrer dans l’exercice de ses étonnantes fonctions. Lorsqu’il daignait « travailler », Moreau commençait sérieusement sa journée vers onze heures du soir ou minuit. Il entrait, pour ne parler que de Paris, dans un des grands cafés du boulevard interdits à tout autre professionnel. Il y était non seulement toléré, mais officiellement admis. Là, il opérait à son aise à différentes tables, et le plus souvent, sur la demande même des clients. Mais il fut un temps où les « affaires » ne lui étaient pas si faciles. Il avait alors divers et ingénieux expédients pour se faire admettre. Je ne peux tout citer. Un numéro entier de ce journal n’y suffirait pas. Pour analyser Moreau il faudrait un volume. A titre de curiosité, je veux donner, au moins, un exemple. Après avoir trouvé un café à sa convenance, il jetait un coup d’oeil à l’intérieur. Moins il y avait de monde, plus cela lui convenait. II lui suffisait de voir une table suffisamment occupée par quelques clients dont il avait bien vite jaugé la valeur et la possibilité de rendement. Il entrait alors et s’asseyait « le plus loin possible » de son futur champ d’exploitation. II demandait alors un bock et un piquet, prétendant attendre un camarade.
Alors, en manière d’attente et de désoeuvrement, il construisait avec les cartes quelque fantaisiste château, bientôt démoli, puis, l’attention étant déjà quelque peu éveillée, il s’amusait, ou semblait s’amuser à lancer en l’air des cartes qui, après une courbe aussi gracieuse que savante dans l’espace, lui revenait correctement en mains, exercice dans lequel il était incomparable. Bientôt, une de ces cartes prenant, comme par hasard, une fausse direction, allait tomber sur, ou à côté, de la table convoitée. Il se levait alors, et avec son allure bonasse de compagnon en promenade et son sourire d’une niaiserie voulue, il s’excusait de sa maladresse, ramassait la carte et la remettait dans le jeu. Puis, comme se disposant à rejoindre sa place, il jetait un coup d’œil sur la table, en disant : « Oh ! je vous demande pardon, en voilà encore une » (qu’il semblait sortir d’un verre). « Tiens ! encore une autre » (qu’il prenait sur un client). « Ah ! ça c’est curieux, je croyais en avoir envoyé qu’une; oh ! voyez donc monsieur, vous en avez plusieurs dans votre manche. » En disant cela, il montrait, sans ostentation, sa main droite absolument vide et indiquait en même temps la manche en question, sur laquelle tous les regards se portaient. Ce temps était plus que suffisant, pour lui permettre d’empalmer sept ou huit cartes, et, sous prétexte de retirer de la manche du client, les cartes qu’il prétendait y voir, avec un art infini, il introduisait sa main ainsi chargée et sortait, une à une, les cartes qu’il venait d’introduire, en ayant soin d’en laisser une, qu’il connaissait, et qui, quelques minutes après, lui servait dans un tour.
Bref, la « conversation » se trouvait ainsi engagée. Dès ce moment, il tenait son monde; on était sous le charme. Certaines fois, les clients en appelaient d’autres, les engageant à « venir voir ». On l’entourait, plus il allait, plus l’intérêt grandissait et arrivait au suprême degré lorsqu’il entamait ses fantastiques parties de piquet et d’écarté qui défient toute description. II me suffira de dire (et j’ai vu cela maintes fois) qu’avec le premier jeu venu, sans préparation, il rendait quatre points de cinq à l’écarté, et qu’au piquet, il vous faisait capot alors même que vous aviez trois as. Ce qui paraît impossible et ne peut être admis que par ceux qui ont été témoins de ces incroyables prouesses et qui connaissent le procédé qu’il employait pour obtenir ce singulier résultat.
Ce procédé lui était personnel. Créé par lui, il était la principale de ses forces. Jamais, dans aucun ouvrage français ou anglais, je n’en ai vu la description. Je crois, d’ailleurs, que ç’eût été inutile; j’en ai assez de fois tenté l’essai, pour supposer qu’en d’autres mains que celles de Moreau, il est impraticable. Bref, la petite séance se terminait par l’inévitable « quête », qui avait aussi son originalité. Moreau la faisait avec le petit plateau à sucre, en disant : « C’est trop petit pour mettre des sous » et c’était, en effet, toujours des pièces blanches qui tombaient.
Supposez maintenant que Moreau soit entré en demandant simplement la permission de faire quelques tours de cartes; il est certain que sa proposition eût été, la plupart du temps, fraichement accueillie. En s’y prenant comme je viens de l’exposer, il s’imposait. De plus, l’établissement et les clients lui étaient désormais acquis. C’est ainsi qu’il s’était formé une sérieuse clientèle. Mais pour cela, il fallait être Moreau ! Il avait parfois des chances spéciales, comme la fois, par exemple, qu’un riche financier parisien se trouvant dans les eaux de Nice, l’ayant fait venir à bord de son yacht, lui donna un billet de mille francs, pour sa petite séance. Quel est le plus fameux professeur qui puisse se flatter d’avoir jamais touché un pareil cachet ? Surtout avec un simple jeu de cartes pour tout matériel.
Malheureusement pour lui, Moreau appréciait fort les charmes du dolce farniente. S’il eut été plus actif et plus intéressé, il aurait pu gagner les appointements d’un ténor d’opéra. Il se contentait en moyenne de ceux d’un député; je parierais plutôt pour plus que pour moins. Lorsqu’il était à la tête de douze ou quinze louis, il se reposait jusqu’ a ce qu’il en eu vu la fin. Ce qui n’était jamais bien loin, car, sans être le moins du monde un « noceur », il aimait la vie large et confortable et dépensait sans compter. Je me souviens, qu’étant à Paris, il m’invitait parfois à dîner au restaurant et ne manquait jamais de me dire, en me présentant la carte : « Tiens, choisis, et demande tout ce qu’il y a de plus cher. ». Ce trait peint bien son genre d’économie. Disons cependant qu’il n’oubliait pas une vieille mère, qu’il avait là-bas, dans quelque trou de province. Il avait des originalités bien personnelles. Je l’ai vu une fois me montrer qu’il n’avait plus qu’un sou pour toute fortune. Séance tenante il donna ce sou à un pauvre pour éprouver la satisfaction d’être littéralement sans le sou.
Une heure après, grâce à quelque bonne « petite séance », il était à la tête d’un louis. Il allait alors dîner chez Bignon, donnait cent sous au garçon et sortait de là avec quatre-vingt ou cent francs dans sa poche. Une de ses grandes, et je dirais, malicieuses distractions, était, en province surtout, d’entrer dans un café où il y avait une séance de prestidigitation. Après la séance il causait avec le copain et lui demandait s’il connaissait Moreau. Invariablement l’autre répondait : « J’en ai beaucoup entendu parler, mais je ne l’ai jamais vu ; il paraît qu’il est épatant, je voudrais bien le voir. » Et Moreau jubilait, mais jamais ne se faisait connaître, à moins que l’artiste lui ai beaucoup plu, ce qui était excessivement rare. Cependant il faisait toujours plus ou moins marcher la tombola selon le degré de satisfaction qu’il avait éprouvé. Comme homme, un excellent cœur, le meilleur et plus brave garçon du monde. Toujours prêt à venir en aide aux camarades dans l’embarras qu’il rencontrait l’été en voyage. Sans instruction comme sans éducation, il n’avait, néanmoins, ni le langage ni les allures de la plupart de ceux qui exercent un métier plus ou moins analogue; rien en lui ne décelait le camelot ou le posticheur. Il était toujours convenable et discret. Il montrait, dans son travail, des finesses de diplomate et dans la vie privée des naïvetés d’enfant.
Il passait généralement une partie de l’hiver à Paris et l’autre à Nice. L’été, c’était aux villes d’eaux qu’il opérait, dans les salons d’hôtel ou restaurations. Il menait ainsi, à peu de chose près, la même vie que sa riche clientèle, car il avait le goût inné des distractions luxueuses, sachant se procurer tous les plaisirs et satisfaire tous ses caprices. L’ayant peut-être même trop su. Un jour, c’était en 1890, je reçus de Moreau une lettre datée de Lyon. Il était en détresse, malade et, grâce à son système économique, sans le sou. Je lui envoyais de suite une lettre chargée d’un premier secours et lui demandais une réponse avec détails afin de pouvoir agir suivant les besoins, car nous étions quelques-uns qui ne l’aurions certes pas abandonné. Cette réponse ne vint pas. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’appris que Moreau était mort de l’influenza, le lendemain même de la réception de ma lettre. Moi et quelques intimes, nous le regrettons encore, et ce n’est pas sans un reste de tristesse, qu’à son intention, j’ai tracé ces quelques lignes comme un nouvel, en même temps que dernier, hommage à ce brave coeur et à ce grand et incomparable artiste.
E. Raynaly
Note de Didier Morax :
Pierre Moreau est né à Gilly-sur-Loire en Saône et Loire. D’après l’état civil à Lyon N°508 du registre : Domicilié à Lyon 5ème. Célibataire, quarante et un ans. Profession artiste prestidigitateur. Décédé le 26 mai 1890.
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