Opéra urbain conçu et réalisé par François Delarozière et la compagnie La Machine.
Un spectacle de rue gigantesque organisé dans le centre-ville par Toulouse-Métropole, est la suite d’un premier volet joué sur quatre jours en novembre 2018. Avec un important budget : 4,7 millions d’euros dont deux pour la création technique avec l’aide de la Métropole toulousaine et de quelques partenaires privés en lien direct avec la mairie. Il y a eu sur trois jours, environ un million de spectateurs dans un périmètre assez limité du centre-ville. Ce spectacle ambulant de grande envergure est, bien entendu, géré avec une logistique considérable : stationnement et circulation des vélos interdits en centre-ville, rues fermées aux voitures et camions, huit cents personnes chargées de la sécurité publique, camionnettes de pompiers pour les premiers secours et bénévoles armés d’une bannière, habilités à prendre soin des enfants perdus…
Ce spectacle a été inspiré à François Delarozière par, entre autres, La Demeure d’Astérion, une nouvelle de Jorge Luis Borges… Comme la réalisation d’une prophétie inscrite sur une pierre d’un antique capitole retrouvé lors de fouilles archéologiques dans le quartier Esquirol : « Astérion, le Minotaure renaîtra par les eaux du fleuve, à la faveur de la nouvelle lune bleue. Errant à la recherche du temple perdu au cœur du labyrinthe, seule Ariane métamorphosée, le guidera vers sa nouvelle demeure. » Sorti de son labyrinthe, Astérion le Minotaure, devenu protecteur de la ville, Ariane, fille de Minos et de Pasiphaé, une araignée géante chassée du jardin des Hespérides.
Et Lilith, une femme-scorpion aux huit grandes pattes noires, libérée par Hadès, errant à la recherche d’âmes damnées pour agrandir son peuple et son pouvoir. « Sur le toit du monde, je ferme les yeux, aveuglée par la lueur des astres, doucement, je réapprends à voir. J’entends les cris et les plaintes, j’entends la souffrance, les sons des pleurs se mélangent par milliers aux bruits de la ville. Derrière les murs épais, patientent les maudits. Ils sont ceux que je convoque ici. J’ouvre les yeux et je vois maintenant les signes prodigieux laissés aux abords du fleuve. Astérion a répondu à mon appel, il est là dans la nuit. »
Le lendemain matin, Lilith s’approche d’Astérion endormi, souffle sur lui des embruns maléfiques. Astérion sort de son rêve, fasciné par cette créature. « Il est maintenant de la couleur du venin qui coule en moi, dit-elle, il est mien désormais. Il ne me voit plus hideuse. » Lilith et Astérion s’éveillent, marchent côte à côte, se rencontrent et vivent leur amour factice. « Ma maison ne possède pas le faste des palais, dit-il. Amusons-nous à nous perdre dans les galeries du labyrinthe. »
Ensuite l’après-midi, alertée par les Dieux, Ariane s’éveille et marche vers le cœur de la cité : « Je suis éveillée. Lilith est là, elle se cache quelque part. Moi Ariane, demi-sœur du monstre, je le trouverai. Moi Ariane, demi-sœur du monstre, je le sauverai. Moi Ariane, demi-sœur du monstre, je la chasserai. » Et le soir, elle s’éveille, pressée de retrouver Astérion qu’elle sait en danger et essaye d’éloigner Lilith. Puis guidé par Apollon, Astérion retrouvera ses esprits. J’ai marché longtemps, et même parfois couru. Dans le dédale, je me suis égaré. Me voilà revenu. La lune est bleue maintenant. Ariane est là tout près de moi. »
Le matin du troisième jour, Lilith s’éveille et luttera contre Astérion qui essaye de la bloquer. Le soir, elle réunit et assemble les clés pour ouvrir un passage vers l’au-delà, et active la Porte donnant sur la voie des Enfers. Aidé par Poséidon, Astérion parvient à la faire reculer et à fermer le passage. Victorieux, Le Gardien du Temple s’endort. Ainsi est décrite cette formidable histoire, dans le document-presse à ne pas dévoiler avant, pour qu’on ait la surprise et il n’y aura pas de texte donné au public.
Le vendredi soir, Lilith, gardienne des ténèbres, se réveille à la nuit tombante place Saint-Cernin sur le toit en tuiles romaines d’un beau bâtiment devant les milliers de spectateurs de tout âge. C’est selon la légende, la première femme d’Adam mais surtout une créature à visage humain, avec huit gigantesques pattes comme celles d’une araignée ou d’un scorpion, les sauterelles, criquets, cigales, papillons se contentant de six. Lilith inspira nombre de poètes : Hésiode, Ovide, mais aussi Dante… Et récemment Salvador Dali, Judy Chicago avec sa remarquable installation Dinner Party et Louise Bourgeois…
François Delarozière a été élève aux Beaux-Arts de Marseille. « À l’époque je travaillais surtout en vidéo et je suis allé jusqu’au diplôme final. J’y ai appris beaucoup de choses, entre autres, la meilleure façon d’entreprendre, d’être plus sûr de moi et de chercher vraiment ce qui me touchait. J’avais une professeur Soun Gui Kim, une artiste coréenne multimédia, écrivaine, vidéaste, et musicienne qui vit et travaille en France depuis 1971 ; elle m’a beaucoup aidé. Elle s’intéresse à la déconstruction de l’image, aux performances à grande échelle et à l’art vidéo comme outil. Des artistes comme Nam Jun Paik, Merce Cunnignham et John Cage m’ont aussi influencé. Je suis parti de Marseille à vingt-huit ans mais j’avais commencé vers dix-neuf ans à y construire des décors pour Le Royal de Luxe que j’ai quitté en 2004. J’ai fondé ma compagnie La Machine et nous avons beaucoup joué, entre autres à Liverpool. (…) La Ville, dit aussi François Delarozière, je la considère déjà comme la plus grande forme de théâtre. »
Cet artiste s’est fabriqué comme une sorte de mythologie personnelle où, Marseille oblige, sont convoquées nombre de légendes méditerranéennes… issues de temps et religions différentes. Lilith, dans Le Talmud, est un démon féminin très inquiétant ailé aux cheveux longs. Avec toujours en toile de fond, la lutte entre le Bien et le Mal. Une figure mythologique souvent décrite par de nombreux écrivains ou peintres. Récemment encore dans les mangas et dans L’Arabe du Futur 5 de Riad Sattouf. Et côté médias, en 1976, fut créé le magazine féministe juif new-yorkais Lilith Magazine. Il y a aussi deux autres créatures recrées par François Delarozière, plus connues et issues de l’antiquité, comme Ariane, le Minotaure (Minốtauros), « le taureau de Minos », déjà sur représenté sur les célèbres vases grecs. Et au XXe siècle en peinture (Pablo Picasso,) en sculpture (Auguste Rodin), dans les fictions littéraires comme La Demeure d’Astérion, une nouvelle de Jorge Luis Borges dont François Delarozière s’est inspiré, des films, B.D. jeux vidéo….
Ici, une grande sculpture à grosse tête de taureau et buste d’homme qui existait déjà dans le spectacle précédent créé en 2018. Un nom qui sonne juste à Toulouse : le quartier Matabiau (en occitan, matar buòu : tuer le bœuf). D’après une légende, on y aurait tué en 250 après J.-C., un taureau responsable de la mort de Saturnin, premier évêque de Toulouse. Cette suite du premier opéra urbain créé il y a six ans, montre cette séductrice en grande marionnette en bois et fer animée. Onze mètres de haut, quatorze de longueur et trente-huit tonnes ! Construite pour le festival de musique métal Hellfest à Clisson (Loire-Atlantique), elle a huit pattes. Sa bouche et ses paupières peuvent remuer. Elle marche, les seins nus tatoués et lancera un charme qui rend l’homme amoureux et le retient prisonnier de ses gestes. Une histoire d’amour de plus qui finit mal…
Ces grandes sculptures d’Ariane, Astérion et Lilith en imposent à la fois par leur beauté visuelle et leur intense poésie. Avec François Delarozière, il y a une équipe d’une quarantaine de personnes qui ont travaillé dans les ateliers de la compagnie à Nantes et à Toulouse, pour créer ce spectacle dont le compositeur Mino Malan qui a écrit la musique jouée et chantée par douze interprètes installés sur des nacelles, Polo Loridant pour les effets spéciaux, Gaëlle Choveau qui a créé les costumes avec Julie Coffinières et Bruno Teutsch, concepteur-lumière. À parcourir les ateliers, comment ne pas admirer la gestion artistique très rigoureuse de ce qui ressemble à une moyenne entreprise…
Impressionnante aussi, la machinerie ultrasophistiquée avec une direction au casque, des techniciens sur les plateformes ou voltigeant, accrochés à des filins depuis une grue. Pas un accroc, même quand Lilith passe dans les rues étroites, le deuxième jour pour aller rejoindre la place du Capitole noire de monde et à laquelle nous ne pourrons pas accéder… On entend mal le texte mais ce sont surtout les images qui comptent, d’une incomparable beauté… Et il faut beaucoup marcher et encore marcher dans une foule compacte. Le mieux étant toujours de rester en mouvement pour partir à la rencontre des personnages de cette histoire, conseille le document remis ! Pourquoi cet opéra urbain offre-t-il autant de magie ? Sans doute est-il un moment accessible à tous, comme le 14 juillet autrefois. Pendant trois jours, il y avait sur ces parcours à Toulouse, une sorte de communion sociale assez rare, comme seul en permet encore le théâtre de rue. Initié par Jean Digne avec l’opération Aix, ville ouverte aux saltimbanques et dont a fêté en juin dernier le cinquantenaire. Plus de jeunes ni vieux, ni riches ni pauvres comme dans les théâtres en salles surtout à Paris, ni adeptes de telle ou telle religion. Pas non plus d’entrée payante, les rues de la ville rose appartiennent à tous.
Mais cette admirable Lilith qui avait déjà fait mais seuls les beaux jours du festival métal de Clisson a provoqué une grande colère chez les autorités catholiques ! Déjà en cause, l’affiche avec des images proches du tarot, comme le projet dans toute la ville, sentaient le souffre. « On ne joue pas impunément avec Satan », dit Monseigneur Guy de Kerimel, (soixante-et-onze ans) nommé évêque de Toulouse en 2022, dans un entretien paru dans France Catholique du 7 octobre dernier ! Et là, attention, on ne rigole plus : aux grands maux, les grands remèdes ! Il a « consacré » une semaine plus tard, en y disant une messe, une église, pour que la ville et le diocèse soient protégés des « menaces ténébreuses, de la désespérance et pour ancrer les chrétiens en Dieu ». Si nous avons bien compris, il a donc réparé cet effroyable péché artistique, digne non des enfers d’Hadès mais de l’enfer catholique tout court grâce à cette cérémonie d’exorcisme !
Signalons à ce dignitaire religieux, sans doute choqué par les seins nus de Lilith, que les mairies françaises ont chacune ou presque, un buste de Marianne plus ou moins dénudé, selon le sculpteur… Et que les auteurs de mystères religieux des XIVe et XVe siècles faisaient apparaître sur la scène, des diables comiques injuriant la Vierge Marie, les Saints et les Chrétiens… Nous attendons avec curiosité sa réponse et nous la ferons paraître aussitôt pour la grande joie de nos lecteurs.
Ce Monseigneur n’avait pas été aussi virulent quand, interrogé il y a deux ans, par une journaliste de France 3 Auvergne-Rhône-Alpes qui lui avait demandé pourquoi il n’y avait pas eu d’enquête interne sur Louis Ribes (1920-1994), un prêtre accusé de pédophilie, il avait répliqué : « Vous n’avez rien d’autre à faire, que de fouiller dans ces choses-là !» Il reconnaissait que l’église avait eu la volonté d’étouffer l’affaire mais voulait avoir le dernier mot : « À cette époque, le journal Libération faisait aussi la promotion de la pédophilie. » Bravo et sans commentaires…
Didier Bernis, président de la fédération protestante toulousaine, a estimé, lui aussi, que « ce spectacle prône tout ce qui est diabolique » et il « va trop loin dans la célébration de la mort et des ténèbres. (…) Il flirte avec des thématiques spirituelles obscures et inquiétantes et appelle les autorités publiques à faire preuve de discernement dans le choix des événements culturels, financés et soutenus par la collectivité. »
Chose sans doute plus grave pour ce patriarcat qui n’ose pas le dire : cette Lilith qui refuse de se soumettre à la domination du mâle, ne leur plait pas surtout quand des gens de théâtre de rue s’emparent du personnage et qu’elle est en plus un symbole très apprécié par les mouvements féministes radicaux ! La mairie de Clisson (Loire-Atlantique), elle, a acheté cette formidable sculpture deux millions d’euros. Qu’en pense l’évêque du diocèse ?
François Delarozière est resté calme devant tant de connerie ! « Si j’avais dessiné un gangster, j’aurais fait pareil, j’aurais utilisé toute l’iconographie pour faire comprendre qu’il s’agit d’un gangster. Je suis très étonné par la réaction suscitée par cet opéra urbain ! C’est un spectacle de rue, mon travail est populaire. Cette montée du puritanisme qui s’exerce actuellement, est effrayante. Est-ce parce que Lilith a envoyé paître Adam, qu’il y a ce genre de réaction ? Je ne comprends vraiment pas. D’autant plus que Pierre Cohen, maire en 2018, avait soutenu le projet, comme le maire actuel Jean-Luc Moudenc, même s’il a mis un peu de temps à se décider. »
Allez, François Delarozière avec votre compagnie La Machine, la prochaine fois, mettez en scène une grande Crèche avec la Vierge Marie, le petite Jésus, Saint Joseph et les Rois mages, histoire d’œuvrer dans le syncrétisme et de vous faire bien voir… Il a heureusement un autre projet. « L’avenir, dit-il, je ne m’en suis jamais vraiment soucié mais j’ai toujours des projets en cours. Je prépare la construction d’un varan rouge, un lézard de grande taille avec un drap de trente-cinq mètres de long. »
N’en déplaise à Monseigneur Guy de Kerimel, ce spectacle, même avec quelques défauts, entre autres : la difficulté à s’approcher pour bien voir, restera exemplaire dans l’histoire du théâtre, dit de rue. Et il se jouera sûrement ailleurs…
À voir :
- Le Gardien du Temple Opus 2 : La Porte des Ténèbres – Acte I
- Le Gardien du Temple Opus 2 : La Porte des Ténèbres – Acte II
- Le Gardien du Temple Opus 2 : La Porte des Ténèbres – Acte III
À lire :
Source : Théâtre du Blog. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : © Jordi Bover / Compagnie La machine. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.