Ce 1er novembre 2024, j’ai eu la chance d’assister à une soirée hors du temps à Paris. À l’occasion de ses nocturnes mensuelles, le musée de l’Armée a accueilli une performance exceptionnelle d’« illusionnisme fantastique » dans le salon d’honneur de l’hôtel national des Invalides. Celle-ci fut présentée par Antoine Leduc, Archiviste de l’Antre-Cave, assisté de Thibaut Rioult. Cet évènement clôturait la série de manifestations qui ont eu lieu dans le sillage de l’exposition Duels. L’art du combat qui a fermé ses portes cet été. Dans ce cadre, l’Antre-Cave avait consenti le prêt d’un des plus infâmes objets de sorcellerie : la Main de Gloire, sortie tout spécialement de ses réserves.
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Performance
La nuit est tombée sur Paris, dans le Salon d’honneur des Invalides, les grands lustres de cristal diffusent une lumière tamisée rappelant celle d’un éclairage à la bougie. Une cinquantaine de personnes prennent place, et nous sommes accueillis par une responsable du musée :
Chers amis, bienvenue au musée de l’Armée. Nous sommes très heureux de vous accueillir pour cette soirée exceptionnelle, placée sous le signe du mystère et de l’occulte. Lorsque nous avons monté l’exposition Duels il y a quelques mois au musée de l’Armée, l’Antre-Cave nous a fait le privilège de nous prêter l’étrange objet qui nous rassemble ce soir… De l’Antre-Cave nous ne savons que peu de choses, si ce n’est qu’elle constitue une très ancienne société discrète qui se consacre, depuis le XVIIe siècle, à la collecte et à l’étude des légendes, objets et phénomènes magiques en France. Ainsi, pour vous faire revivre l’incroyable histoire de cet objet maudit, j’ai le plaisir d’accueillir Antoine Leduc, historien et actuel Archiviste de l’Antre-Cave.
L’ambiance est posée, nous voilà embarqués pour une heure de performance. L’Archiviste entre en scène. Avec une prudence remarquable, il apporte un globe en verre couvert d’un voile noir. Nous devinons la Main de Gloire. Le récit commence, celui d’une enquête autour d’un mystérieux coffre et de son contenu. Celui-ci avait été trouvé par l’Archiviste, ou plutôt avait trouvé l’Archiviste… Nous remarquons en effet, comme première étrangeté, que le chercheur semble être le seul capable d’ouvrir le coffre ; comme il le souligne lui-même : « J’ai l’impression qu’on ne trouve pas ces objets, ce sont eux qui nous trouvent, qui nous choisissent. » Après ce court suspens, nous découvrons le contenu du coffre. Thibaut Rioult fait passer quelques objets dans le public afin que nous puissions les observer de près pendant qu’Antoine Leduc nous raconte leur histoire. Ainsi, nous avons pu suivre les hypothèses de recherches de l’Archiviste reconstruisant l’histoire de ce curieux ensemble d’antiquités nimbé de mystère.
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L’investigation des premiers objets mène d’abord à Eugène François Vidocq, bagnard devenu chef de la brigade de Sûreté de la préfecture de Paris. Cependant la présence d’un objet dans le coffre reste énigmatique, celle d’un objet resté caché depuis le début de la performance. L’Archiviste enlève le voile du globe en verre et nous découvrons l’effroyable Main de Gloire. Elle semble liée à une nouvelle de Gérard de Nerval, qui nous donne peut-être la clef de sa provenance. Pour nous restituer la nouvelle, l’Archiviste incarne alors un étrange escamoteur et sorcier opérant sur le Pont-Neuf. Ce moment singulier est suivi par une expérience étrange visant à révéler le pouvoir de la Main. Peu à peu, un fil conducteur reliant toutes ces histoires se fait jour. La performance s’achève sur une série de révélations qui nous font basculer de l’autre côté du miroir… Et si tous ces phénomènes curieux n’étaient que les reflets d’une malédiction encore vivace attachée à la Main de Gloire ?
Le plus remarquable, c’est que contrairement aux apparences, la performance n’est pas terminée. Alors que nos cerveaux bouillonnent et que nous sommes encore dans cette zone brumeuse qui caractérise le fantastique, l’Archiviste nous invite à nous approcher de la table d’exposition. Nous profitons de l’occasion pour observer les objets exceptionnellement présentés sans vitrine. Tout est réel. Nous avons pu poser nos questions auxquelles Antoine Leduc, rejoint par son complice Thibaut Rioult, a pris le temps de répondre. Certains en ont profité pour examiner de petites lames de scies, d’autres ont photographié la Main de Gloire. La malédiction de la Main de Gloire est-elle encore active aujourd’hui ? On ne peut s’empêcher d’y penser. Quelques spectateurs ont tenté de trouver des réponses à cette question laissée en suspens par l’Archiviste avec, pour seul prix de leur curiosité, un grand cri d’effroi, résonnant dans le salon d’honneur.
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Analyse
Avant de commencer l’analyse de ce spectacle d’illusionnisme fantastique, il convient de le resituer brièvement dans l’histoire de cette forme artistique. En 1999, Christian Chelman introduit dans son ouvrage Légendes urbaines le concept d’illusionnisme fantastique, défini comme un courant de l’illusionnisme visant à convaincre – ou du moins, à faire douter – les spectateurs de l’existence réelle de la magie. Cet effet global – défini par Thibaut Rioult comme le « méta-effet » – est obtenu par la combinaison minutieuse d’un objet, d’une histoire et d’un tour. Quelques années plus tard, Chelman fonde le Surnateum, un musée consacré à l’illusionnisme fantastique qui abrite sa collection d’objets magiques. En 2016, un nouveau cap est franchi lorsque le Surnateum prête une quinzaine d’objets au musée du Quai Branly pour l’exposition Persona, étrangement humain, suivie par de nombreuses autres expositions.
En avril 2023, le milieu universitaire a fait la part belle à l’illusionnisme fantastique lors du symposium Objets Chargés, mettre en scène l’âme des choses, organisé par l’Université d’Anvers à la House of Mysteries de Gand. Ce fut l’occasion de découvrir les performances de Christian Chelman et d’Antoine Leduc lors des Mystery nights. Pour clore le colloque, Antoine Leduc a présenté sur scène La Fontaine du Diable (archives de l’Antre-Cave, inv. 1760.812-195), un spectacle à mi-chemin entre conférence et performance. En 2024, l’Antre-Cave emboîte le pas au Surnatéum en prêtant sa Main de Gloire au musée de l’Armée pour l’exposition Duels. L’art du combat. Enfin, le 1er novembre 2024, l’ensemble des objets accompagnant la Main de Gloire (archives de l’Antre-Cave, inv. 2007.7884-817) a été présenté de manière exceptionnelle lors d’une performance à l’Hôtel National des Invalides.
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Cet événement, d’une grande intensité, s’est révélé une véritable révolution artistique. Loin du simple spectacle de magie, cette performance est un rendez-vous avec l’Histoire. Ce soir-là, nous n’étions pas seulement spectateurs. Ce soir-là, nous étions les témoins directs de l’histoire de la Main de Gloire. Cela a été rendu possible grâce à la combinaison de récits historiques, d’objets anciens et de phénomènes vécus en direct, nous plongeant ainsi dans un autre monde. Immersion totale. Objet de musée intrinsèquement magique, la Main de Gloire suscite à la fois l’effroi et la curiosité par sa simple présence. Elle peut être qualifiée d’« objet chargé » ou d’« hantiquité » (authentique antiquité hantée). En ce qui concerne l’histoire, Antoine Leduc nous a livré sa « narration d’objet », durant laquelle un récit se tisse autour du dévoilement d’objets authentiques. L’Archiviste, choisissant ses mots avec soin, nous a raconté son histoire non pas comme un conte, mais comme une enquête historique, en nous partageant les indices et éléments découverts au cours de ses recherches. Ainsi, les objets présentés ne servaient pas simplement à illustrer le récit, ils en constituaient la source même. Quant aux effets, ils étaient parfaitement intégrés à l’histoire. Il ne s’agissait pas ici de démonstrations de tours, mais de phénomènes étranges attribuables à la Main de Gloire.
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Pour la première fois dans l’histoire de l’illusionnisme fantastique, la performance a eu lieu dans un musée, le lieu pour lequel il a été conçu et théorisé. Ce cadre révolutionnaire apporte une solution innovante à un paradoxe majeur propre à l’illusionnisme fantastique. En effet, il est paradoxal de présenter comme spectacle une forme de performance qui cherche à redéfinir le réel en suggérant l’existence de la magie. Un « méta-effet » ne peut être produit si le spectateur est conscient d’assister à un spectacle de magie. Il se préparerait à être trompé et, de ce fait, tendrait à considérer les récits comme fictifs et les effets comme des illusions. Antoine Leduc et Thibaut Rioult ont apporté une solution viable à ce problème : le spectateur se rend simplement à une nocturne de musée, pour assister à une conférence sur un objet hanté, et pas à un spectacle de magie.
Dans un tel cadre, lorsque le spectateur remarque en direct que la présence de la Main de Gloire suffit à provoquer des phénomènes incompréhensibles, il ne perçoit pas un tour de magie, mais un phénomène étrange qui n’est pas censé se dérouler au cours d’une conférence. Il s’agit bien ici d’« un détournement du réel dans le réel », contrairement à ce que l’on peut voir en illusionnisme de scène qui n’est, par définition, pas un détournement du réel, mais plutôt le détournement d’un espace fictionnel bien délimité dans l’esprit du spectateur. Dans le cas de cette performance autour de la Main de Gloire, c’est bien le réel du spectateur qui est modifié, à son insu, au moyen de techniques théâtrales, illusionnistes et littéraires. Ainsi, en associant illusionnisme, magie et histoire, la performance L’enquête sur la Main de Gloire a ouvert de nouvelles perspectives théoriques et pratiques, non seulement pour l’illusionnisme et les arts du spectacle, mais aussi pour la médiation culturelle, et plus particulièrement la médiation culturelle dans les musées.
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En savoir plus
- Chelman, Christian, Légendes urbaines (Cergy-Pontoise: Joker Deluxe, 1999)
- Chelman, Christian, Capricornian Tales: The Magic of Christian Chelman (Tahoma, CA: L & L Publishing, 1993)
- Grimaud, Emmanuel, and Anne-Christine Taylor-Descola, eds., Persona, étrangement humain [Catalogue de l’exposition présentée au musée du Quai Branly, du 26 janvier au 13 novembre 2016] (Arles – Paris: Actes sud – Musée du Quai Branly, 2015)
- Leduc Antoine, « Main de gloire », dans Prévôt (Dominique), Reuzé (Hélène) dir., Duels : l’art du combat, Dans Fine Éditions d’art, Paris 2024, pp. 76-77.
- Rioult Thibaut, « Et si la magie existait ? L’illusionnisme fantastique comme dispositif intermédial (objet chargé — récit fantastique — effet magique) », Intermédialités / Intermediality, 2023, no 42, p. 1-37. [https://doi.org/10.7202/1109848AR]
- Rioult Thibaut, « “Objets chargés”, or how to perform a magical exhibition? », Ye Olde Magic Mag, Sept 2023, vol. 9, no 4, p. 194‑197.
- Rioult Thibaut, « Objets chargés – Mettre en scène l’âme des choses », Artefake, avril 2023. [https://artefake.fr/objets-charges-mettre-en-scene-lame-des-choses/]
- Saccomano Philippe, « À propos de l’Illusionnisme Fantastique : Rencontre avec Antoine Leduc et Thibaut Rioult », Revue de la prestidigitation, décembre 2024, no 664, p. 35‑38.
- Zénoni Théo, « D’objets chargés à objets hantés : l’illusionnisme fantastique entre en scène », Magicus Magazine, mai-juin 2023, no 241, p. 12‑14.
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