PROPOS DE FOIRE
Le spectacle de la foire a toujours été très goûté du public et surtout du public normand. Aussi dans notre région les foires St-Michel au Havre et St-Romain à Rouen, ont de tous temps attiré de nombreux promeneurs.
Les forains sont d’ailleurs des gens très sympathiques, on aime les forains. Ils forment entre eux une sorte de petite république indépendante, se soutiennent, s’entraident autant qu’ils le peuvent et donnent à la foule le plus bel exemple de solidarité.
Cette semaine, j’ai fait l’ascension de la rue de la République pour aller, selon une habitude qui m’est chère, contempler le coup d’œil pittoresque de l’installation des loges foraines. Elles ont bien changé les baraques depuis une cinquantaine d’années !
Déjà, au milieu de ballots entrebâillés et de caisses défoncées, s’échappent des tentures de velours grenat frangées d’or, des meubles aux couleurs chatoyantes, des glaces magnifiques, ne se croirait-on pas assister à la construction de quelque palais féerique, et, pendant un mois, des flots d’électricité vont inonder la longue et terne suite des boulevards.
La grande ménagerie des Indes, que dirigeaient en 1859, les frères Pianet, serait bigrement démodée aujourd’hui, avec ses quelques mauvaises toiles, mal peintes, et ses lumignons rudimentaires. Le spectacle y était pourtant sensationnel :
« Les animaux les plus féroces, annonçaient les directeurs, exécutent les exercices les plus opposés à leur caractère naturel, comme l’animal le plus soumis peut le faire. »
« Tous les soirs à 7 heures, Grande représentation extraordinaire, où tous les animaux se livreront à des jeux étonnants ».
Cette époque était celle où l’homme canon faisait fureur à la loge Masson, il était accompagné de Mlle Appoline seule forte jongleuse et Vélocimane.
Il y avait aussi le théâtre Loramus et Ladoïska, probablement un aïeul du Gallici actuel, qui s’intitulait, Physicien des fêtes du gouvernement français.
La vieille coutume de la foire à la ferraille n’était pas encore disparue et les fripiers, ferrailleurs et autres marchands de bric-à-brac faisaient encore de très bonnes affaires, et ce n’est guère que 10 à 12 ans plus tard furent totalement remplacés par les bimbelotiers et marchands de porcelaine qui existent aujourd’hui.
Adrien Delille présentant l’illusion Dr. Lynn’s Thauma, ou Le Dernier Mystère du Docteur Lynn.
En 1879, la Foire St-Romain fut particulièrement brillante, elle coïncidait avec l’inauguration de la fontaine Ste-Marie. Le premier dimanche était une grande fête publique avec les discours d’usage et les illuminations à giorno. L’appareilleur de la ville, M. Godet avait installé des rampes de gaz qui eurent un énorme succès. Bidel, Gransart, Delille, Corvi, étaient déjà bien connus à Rouen et depuis, leur popularité a toujours été grandissante.
En 1889, le théâtre Cocherie était en plein triomphe, c’était le premier établissement réellement confortable, on y jouait de merveilleuses féeries avec tous les trucs possibles et imaginables. La poupée merveilleuse faisait la joie des enfants et bien des grandes personnes n’auraient pas donné leur place pour un jambon.
Il y avait aussi un petit jeu qui eut beaucoup de succès : le jeu du tonneau comique, on se rappelle que cette attraction consistait en un immense tonneau dans lequel prenaient place les personnes amateurs de sensation, le tonneau était mis en marche et les voyageurs exécutaient les cabrioles les plus fantaisistes à la grande joie des spectateurs.
C’était peut-être idiot, mais n’avons nous pas eu l’an dernier le cake-walk et le trottoir roulant ?
Donc, avant de me faire étourdir les oreilles par la cacophonie des orgues et des cuivres, je suis monté sur les boulevards, une animation fébrile y règne, des coups de marteau retentissent, on installe les petites boutiques on échafaude des étagères, où s’étaleront de délicieux nougats, de rutilantes porcelaines, et de jolis bijoux en or véritable.
Clément William Gransart.
Au coin de la rue Ste-Marie, une lourde roulotte que traînent quatre vigoureux percherons, gravit avec peine la pente aride de la fontaine.
Ma première rencontre est celle de M. William, le représentant de l’établissement Gransart-Courtois.
Quel homme aimable ! Nous sommes tout de suite une paire d’amis.
En voilà un qui respecte les vieilles traditions. Il est resté le banquiste de l’ancienne école, le vrai forain, amoureux de son métier d’imprésario nomade, qu’il fait d’ailleurs très consciencieusement.
Sa caravane n’est pas encore arrivée, mais il me montre l’emplacement que doit occuper son théâtre.
Voyez-vous, me dit-il, les vieilles traditions s’en vont, les parades et les grosses balourdises, amusement favori de la foule, n’existent pour ainsi dire presque plus.
Cependant le théâtre Gransart-Courtois tient toujours bon et n’abandonne pas l’agréable coutume du spectacle de famille. Il annonce cette année, une attraction abracadabrante, l’Hôtel merveilleux. Il parait que les plus malins y seront intrigués.
M. William, me prédit une foire St-Romain magnifique. En effet, j’aperçois tout à côté, le théâtre Grenier, puis voilà l’ossature imposante du music-hall Gallici-Rancy, où Bertin, l’incomparable imitateur fera courir tout Rouen.
D’un autre côté c’est l’éternel panorama des actualités où pour la modique somme de 0 fr. 10, on pourra voir fusiller Ferrer et assister à la grande semaine d’aviation.
Ce sont ensuite les cinémas qui sont toujours en très grand nombre, néanmoins je crois qu’il y en a moins que l’an dernier.
Toujours accompagné de mon aimable interlocuteur nous rencontrons M. Levergeois, encore un vieux traditionaliste, je m’informe de sa nombreuse famille ; elle augmente toujours, bientôt on pourra jouer au théâtre Levergeois, le Petit Poucet, en double expédition, en triple même. N’y a-t-il pas les fantoches ?
Il ne manque plus que le père Flavigny ! Je n’aperçois pas son théâtre, mais il doit être là quelque part.
Flavigny ne peut pas manquer la foire St-Romain, on crierait au scandale !
Quelle opérette, où quel drame à grand spectacle le légendaire auteur metteur en scène, compositeur, etc., nous a-t-il apporté cette année ?
A quelques pas une affiche posée contre une roulotte annonce la venue dans notre ville du géant Dilkens qui atteint la taille respectable de 2 m.35, a servi 7 ans et 3 mois au 48 dragons à Chicago on aurait pu le mettre dans les cuirassiers et pris part à la campagne hispano-américaine.
Mais me voici sur le Boulingrin, on y monte activement des manèges de toutes sortes. On y monte aussi la ménagerie de La Goulue. Combien drôle est la destinée, je me rappelle avoir vu l’ex-danseuse, au music-hall de la rue Jules-Lecesne au Havre, Le Moulin Bouge, c’était au temps de la direction des Marellys. La Goulue portait une robe bleue constellée de raquettes, c’était très original. Accompagnée de trois de ses consœurs, ses quadrilles eurent d’ailleurs un succès pyramidal. Et la voilà dompteuse à présent, ses débuts dans ce nouveau métier firent grand bruit dans le monde des music-halls et lorsqu’elle vint s’installer à la fête de Neuilly, tout Paris voulut voir la métamorphose de la danseuse chahuteuse je lui souhaite à Rouen un semblable succès.
Et pour terminer dignement cette revue des balladins, voilà que les affiches d’Ancilotti-Plège, m’apparaissent flamboyantes dans leur cadre vert. Les noms de Plège-Ancilotti, suffisent pour que l’on puisse compter sur un spectacle hors ligne. Les deux familles ont toujours été à la hauteur de la bonne renommée qu’elles se sont acquise, partout où elles ont passé.
Le représentant du théâtre Courtois avait raison, la Foire St-Romain s’annonce fort belle, je quitte les boulevards en emportant une bonne impression de ma promenade avant la lettre. J’entends déjà grincer les orgues, résonner les grosses caisses, éclater les cuivres bosselés, hurler les fauves, et tous ces mille bruits de la cohue foraine qui bientôt s’élèveront au dessus des clochers de la capitale normande dans une étourdissante rumeur.
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